Avant-propos.
Lorsque je me proposai d’écrire sur un art, objet constant de mes études et de mes réflexions, j’étois loin de prévoir le succès et l’effet de mes lettres sur la danse ; quand elles parûrent en 1760, Elles fûrent accueillies avec intérêt par les gens de lettres et par les personnes de goût ; mais en même temps avec un sentiment de dépit et d’humeur de la part de celles pour qui elles étoient principalement composées. Elles soulevèrent presque tous les danseurs des spectacles de l’Europe, et notamment ceux de l’opéra de Paris, spectacle qui étoit, qui est, et qui sera long-temps le premier et le plus magnifigue des temples de Therpsicore, mais celui dont les prêtres ont le plus de prétention et d’irritabilité. On cria à l’anathême, on me traita d’innovateur, et l’on me regarda comme un homme d’autant plus dangereux, que j’attaquois des principes consacrés par leur ancienneté.
Lorsqu’on a vieilli dans un art dont on a dès l’enfance adopté et pratiqué les rubriques, on se détermine difficilement à retourner à l’ecole : la paresse et l’amour-propre se trouvent également blessés ; il en coûte autant pour oublier ce qu’on a sû, que pour apprendre ce qu’on ne sait pas encore. L’amertume et le dégoût dans ce qui tient aux révolutions, de quelque genre qu’elles soient, sont pour les personnes d’un âge fait : Ce n’est jamais que les générations suivantes qui jouissent de ce qu’elles peuvent avoir d’utile ou d’agréable.
Briser des masques hideux, bruler des perruques ridicules, supprimer les paniers incommodes, bannir les hanches plus incommodes encore, substituer le goût à la routine, indiquer un costume plus noble, plus vrai et plus pittoresque ; exiger de l’action▶ et du mouvement dans les scènes, de l’ame et de l’expression dans la danse ; marquer l’intervalle immense qui sépare le mécanisme du métier, du génie qui le place à côté des arts imitateurs ; c’étoit m’exposer à la mauvaise humeur de tous ceux qui respectoient et vénéroient les anciens usages quelque barbares et ridicules qu’ils pûssent être. Aussi lorsque d’un côté je recueillois les éloges et les suffrages des artistes de tout genre, j’étois de l’autre en butte à l’envie et à la satyre de ceux pour qui j’écrivois.
Cependant, comme dans tous les arts les observations et les principes puisés dans la nature finissent toujours par l’emporter, en criant que j’avois tort, en combattant mes idées, on les adoptoit par dégrès, on se rapprochoit de moi pas à pas, on faisoit insensiblement des réformes ; et je me vis bientôt secondé par des artistes dont le goût et l’imagination étant au dessus de leur art, se trouvèrent bien supérieurs au sentiment de l’envie et de la jalousie.
M. Bocquet qui avoit saisi et adopté mes vües, M. Dauberval, mon élève qui lutta constamment contre les préjugés, l’habitude et le mauvais goût, M. Vestris lui-même qui fut frappé à son tour des vérités que j’avois enseignées, lorsqu’il les vit en pratique à Stuttgard, tous ces artistes devenus depuis si célèbres, cedèrent à l’évidence, et se rangèrent alors sous mes drapeaux. L’opéra prit bientôt une nouvelle forme quant au costume à la pompe et à la variété des ballets ; et la danse de ce spectacle, qui, quoique susceptible encore de perfection, est devenue néanmoins la plus brillante de l’Europe, sortit enfin à cette époque de sa longue enfance ; elle apprit à parler le langage des passions qu’elle n’avoit pas encore balbutié.
Si l’on réfléchit sur ce qu’étoit l’opéra en 1760, et sur ce qu’il est aujourd’hui, il sera difficile de ne pas reconnoitre l’effet qu’on produit mes lettres. Aussi ont-elles été traduites en Italien, en Allemand et en Anglois. La gloire de mon art, mon âge, et d’assez nombreux et brillans succès, me permettent de dire que j’ai fait dans la danse une révolution aussi frappante et aussi durable que celle que Gluck a operée depuis dans la musique. Les succès même qu’obtiennent aujourd’hui mes imitateurs sont le plus grand éloge des principes que j’ai posés dans mon ouvrage.
Mes lettres n’étoient pourtant que le frontispice du monument que je me proposois d’élever à la danse en ◀action▶, et que les Grecs avoient nommée pantomime.
En la renfermant dans l’acception seule du mot, la danse n’est que l’art de former avec grâce, précision et facilité des pas sur des temps et des mesures donnés par la musique, comme la musique elle-même n’est que l’art de combiner des sons et des modulations propres à flatter agréablement l’oreille. Mais le musicien doué de génie ne se renferme pas dans ce cercle borné et l’espace qu’il parcourt au delà est immensément plus étendu que le cercle lui-même. Il étudie le caractère et l’accent des passions et les fait passer dans ses compositions. De son coté, le maître de ballets s’élançant au de là des bornes du matériel de son art, cherche dans ces mêmes passions, les mouvemens et les gestes qui les caractérisent, et liant de la même chaîne les pas, les gestes et l’expression de la figure aux sentimens qu’il veut exprimer, il trouve dans la réunion de tous ces moyens, celui d’opérer les effets les plus étonnans. On sait jusqu’où les Pantomimes anciens poussèrent l’art d’émouvoir par le geste.
Je me permettrai même à cet égard une réflexion qui trouve ici tout naturellement sa place, puisqu’elle naît du sujet que je traite ; je la soumets et l’abandonne au jugement des personnes instruites, et qui se sont fait une habitude d’analyser nos sentimens.
A la représentation d’une pièce écrite, la sensibilité de chaque spectateur en reçoit une force et une intensité proportionnée à sa plus ou moins grande disposition à être émû ; de sorte que depuis le spectateur le moins sensible jusqu’à celui que l’est le plus, il se trouve une foule de nuances dont chacune est propre à chacun des spectateurs, il doit arriver de là une chose qui me paroit toute naturelle : c’est que l’expression du dialogue de l’auteur doit se trouver au dessus ou au dessous de la mesure de sensibilité du plus grand nombre des spectateurs. L’homme froid, et peu susceptible d’émotion, doit, presque toujours trouver l’expression de l’auteur exagerée et même gigantesque, tandis que le spectateur facile à être émû et même a être exalté, doit trouver le plus souvent l’expression foible et languissante : d’où je conclus que les expressions du poète se trouvent rarement à l’unisson de la sensibilité du spectateur ; à moins que l’on ne suppose que le charme de la diction ne mette tous les spectateurs au même unisson ; effet que j’ai de la peine à me persuader.
La pantomime, suivant moi, n’a point cet inconvénient. Elle ne fait qu’indiquer par des pas, des gestes, des mouvemens, et par l’expression de la physionomie la situation et les sentimens de chaque personnage ; et elle laisse à chaque spectateur le soin de lui prêter un dialogue qui est d’autant plus juste qu’il est toujours en mesure avec l’émotion que l’on a reçue.
Cette réflexion m’a porté à examiner avec une scrupuleuse attention ce qui se passe à la représentation d’un ballet pantomime et à celle d’une pièce parlée (en les supposant chacun dans leur genre d’un mérite égal). Il m’a toujours paru que dans la pantomime l’effet est plus général et plus uniforme, et, si jose le dire, plus en harmonie avec l’ensemble des sensations que le spectacle produit.
Je ne pense pas que cette idée soit pûrement métaphysique. Elle m’a toujours semblé offrir une vérité matérielle dont il est aisé de se rendre compte. Il y a sans doute une foule de choses que la pantomime ne peut qu’indiquer, mais dans les passions il est un dégré d’expression que les paroles ne peuvent atteindre, ou plutôt, pour le quel il n’est plus de paroles. C’est alors que la danse en ◀action▶ triomphe. Un pas, un geste, un mouvement et une attitude disent ce que rien ne peut exprimer : plus les sentimens que l’on a à peindre sont violens, moins il se trouve de mots pour les rendre. Les exclamations qui sont comme le dernier terme où le langage des passions puisse monter deviennent insuffisantes et alors elles sont remplacées par le geste.
D’après ces réflexions on saisira les rapports sous les quels j’envisageai la danse, dès l’instant que je m’en occupai, et combien mes premières idées sur cet art étoient déjà loin de celles qu’on en avoit alors ; mais semblable à l’homme qui gravit le sommet des montagnes, et qui voit l’horison s’étendre et se développer devant lui ; à mesure que j’avançois dans la carrière que je venois de m’ouvrir, je la vis s’agrandir, pour ainsi dire, à chaque pas : je sentis que la danse en ◀action▶ pouvoit s’associer tous les arts imitateurs et le devenir elle-même.
Dèslors, avant de choisir des airs pour y adapter des pas ; avant d’étudier des pas pour en former ce que l’on appelloit dans ce temps là un ballet, je cherchai, soit dans la fable, soit dans l’histoire, soit enfin dans mon imagination, des sujets, qui, non seulement présentâssent l’occasion d’y placer à propos des danses et des fêtes etc. mais qui offrissent encore dans leur développement une ◀action▶ et un intérêt gradués, mon poème une fois conçu, j’etudiai tous les gestes, tous les mouvemens et toutes les expressions qui pouvoient rendre les passions et les sentimens que mon sujet faisoit naître. Ce n’étoit qu’aprés ce travail que j’appelois la musique à mon secours. En mettant sous les yeux du musicien les différens détails du tableau que je venois d’esquisser, je lui demandois alors une musique adoptée à chaque situation et à chaque sentiment. Au lieu d’écrire des pas sur des airs notés, comme on fait des couplets sur des airs connus, je composois, si je puis m’exprimer ainsi, le dialogue de mon ballet, et je faisois faire la musique pour chaque phrase et chaque idée.
Ce fut ainsi que je dictai à Gluck l’air caractéristique du ballet des sauvages dans Iphigénie en Tauride : les pas, les gestes, les attitudes, les expressions des différens personnages que je lui dessinai, donnèrent à ce célèbre compositeur le caractère de la composition de ce beau morceau de musique.
Mes idées ne s’arreterent pas là. La pantomime étant plus encore le spectacle des yeux que celui des oreilles, je conçus qu’elle devoit s’associer avec les arts qui flattent le plus la vüe. La peinture, l’architecture, la perspective et l’optique devinrent l’objet de mes études. Je ne composai plus un ballet que les règles de ces différens arts n’y fûssent scrupuleusement observées, chaque fois que l’occasion se présentoit de les employer. On sent bien que j’ai dû faire beaucoup de réflexions sur chacun d’eux séparément, et sur les rapports généraux qui les lient les uns aux autres. Je couchois sur le papier les idées qui naissoient de mes études ; elles fûrent l’objet d’une correspondance dans la quelle je passai en revüe les différens arts qui ont des rapports avec la danse en ◀action▶.
Cette correspondance me donna lieu de parler des acteurs qui avoient enrichi de leurs talens les différens théatres de l’Europe. Mais tous ces matériaux confiés à l’amitié eûssent été vraisemblablement perdus pour le public et pour les arts, sans une circonstance aussi honorable qu’imprevue qui me permet aujourd’hui de les réunir et de les rendre publics.
Semblable à ces navigateurs intrépides qui affrontent les orages et les tempêtes pour découvrir des terres inconnues d’où ils rapportent des objets précieux propres à enrichir les sciences et les arts, le commerce et l’industrie, mais que des obstacles invincibles arrêtent au milieu de leurs courses ; j’avoue que comme ceux j’ai été forcé de suspendre la mienne. Mes élans et mes efforts ont été superflus ; je n’ai pû franchir la barrière élevée par l’impossibilité, et sur la quelle il étoit écrit : tu n’iras pas plus loin.
Je parlerai de ces obstacles, et je prouverai qu’ils ne peuvent être vaincus. Ils sont à l’art des ballets en ◀action ce que les colonnes d’Hercule étoient autrefois aux navigateurs.