X
m. et mme
camille flammarion
Nous avons en Amérique une grande actrice▶ du nom de Madjeska. C’est une des femmes les plus intéressantes que je connaisse. Elle est Polonaise, exilée de son pays et mariée au comte Bozenta. Malgré qu’elle soit titrée et fort aristocrate, elle est imbue des idées de liberté que l’on attribue généralement aux nihilistes. C’est même pour cela que ses propriétés et celles de son mari ont été confisquées, et que tous deux furent envoyés en exil. Cela dut se passer vers 1880 ou même plus tôt.
Alors, ils se tournèrent vers la libre Amérique, s’y établirent et la comtesse se décida à paraître sur un théâtre.
A son grand étonnement, à la stupéfaction de tout le monde, on découvrit qu’elle avait le feu sacré, et elle devint une grande ◀actrice.
En Amérique nous l’aimons comme si elle était une enfant du pays.
Peu après mon début aux Folies-Bergère, une dame demanda à me voir. C’était la comtesse Wolska, Polonaise également et grande amie de Madjeska. Elle aussi était en exil avec son père, qui avait osé écrire un livre libertaire intitulé : « Le Juif polonais. »
C’est grâce à la comtesse Wolska, que je fis connaissance de M. et Mme Flammarion. Je n’oublierai jamais l’impression que me produisit Camille Flammarion lorsque la comtesse m’emmena chez lui, rue Cassini. Il portait un vesion de flanelle blanche bordé d’un galon rouge. Il avait une véritable forêt de cheveux qui formaient un bonnet sur sa tête. C’était au point que je ne pus retenir une exclamation. Mme Flammarion me dit alors qu’elle devait fréquemment couper des mèches, car la chevelure de son mari poussait avec une telle vigueur, qu’il en était obsédé. Puis elle me montra un coussin sur un canapé, et me dit :
— Voilà où je range ses cheveux après les avoir coupés.
Pour se faire une idée de la coiffure de Camille Flammarion, on n’a qu’à multiplier les cheveux de Paderewski par douze.
Lors de mes représentations de Salomé au théâtre de l’Athénée, M. et Mme Flammarion vinrent un soir dans ma loge après le spectacle, en même temps qu’Alexandre Dumas fils. Comme il y avait beaucoup d’autres personnes, je ne remarquai pas tout d’abord, que les deux hommes ne se parlaient pas. Enfin je m’en rendis compte, et je demandai toute surprise :
— Est-il possible que deux des personnages les plus célèbres de Paris ne se connaissent pas ?
— Ce n’est pas tellement extraordinaire, répondit Dumas, car, voyez-vous, Flammarion vit dans l’espace et moi je suis tout simplement un habitant de la terre.
— Oui, dit Flammarion, mais une petite étoile venue de l’Ouest nous a réunis.
Dumas se mit à rire en disant :
— C’est la pure vérité.
Je me mêlai à la conversation, et déclarai que la petite nébuleuse américaine était très fière d’avoir l’honneur et la joie de servir de trait d’union entre deux si claires étoiles de France.
Peu de gens savent que Flammarion ne se contente pas seulement d’être un astronome éminent. Il compte à son actif des découvertes du plus haut intérêt et dont la plupart n’ont rien de commun avec l’astronomie.
L’une d’entre elles devait particulièrement m’intéresser.
Il voulut savoir si la couleur a une influence quelconque sur l’organisme — et on comprend combien de telles études peuvent me passionner, moi qui suis une fanatique de la couleur. — Il commença ses études en observant des plantes. Il prit une demi-douzaine de géraniums, tous de même grandeur, et les mit chacun dans une petite serre aux vitres de couleurs différentes. L’une des serres était vitrée de blanc et un dernier géranium, enfin, poussait en plein air.
Le résultat fut étonnant, et je pus le constater de visu.
L’une des plantes, très frêle, avait poussé toute en hauteur, une autre était restée toute petite, mais trapue, une encore n’avait pas de feuilles, la quatrième n’avait qu’un petit tronc, des feuilles et pas de branches. Chaque plante était différente, d’après la couleur qui l’avait abritée, et même celle qui avait poussé sous le verre blanc n’était pas normale. Pas une n’était verte, ce qui prouve que non seulement la couleur, mais le verre aussi exerce une action sur les plantes. La seule jolie plante était celle qui avait poussé en pleine terre et en plein air : elle était normale.
Puis, pour continuer des essais sur le corps humain, il avait fait mettre des carreaux de différentes couleurs aux fenêtres de son observatoire. Chaque personne, qui s’intéressait suffisamment à ses expériences pour ne pas craindre l’ennui de rester assise dans la lumière de telle ou telle couleur pendant une heure ou deux, pouvait sentir les influences variées que les colorations produisent sur l’organisme. C’est ainsi, par exemple, que le jaune provoque l’énervement et le mauve, le sommeil. Toutes, en revanche, s’unissent pour fatiguer les yeux et le cerveau.
Je lui demandai s’il croyait que les couleurs dont nous nous entourons ont une action sur notre caractère, et il me dit :
— Il est indiscutable, n’est-ce pas, que chacun se plaît mieux dans telle couleur que dans telle autre, et c’est si probant que tout le monde vous dira : « J’aime cette couleur-ci et je n’aime pas “celle-là.” Ne dit-on pas aussi que telle ou telle couleur “va bien” ou “va mal” à telle ou telle personne ? Cela paraît prouver que la couleur doit tout de même exercer une influence quelconque, morale ou physique, ou, peut-être, les deux à la fois.
Ce n’est qu’en pénétrant dans l’intimité de Flammarion qu’on peut comprendre quel grand penseur il est.
Dans toute son œuvre, il est secondé par sa femme. Elle aussi est un grand penseur et une femme d’une remarquable activité. Elle est l’un des membres fondateurs de la Ligue pour le désarmement, et s’occupe aussi d’autres œuvres, ce qui ne l’empêche pas d’être une femme des plus simples et une maîtresse de maison des plus accomplies.
Je crois qu’il serait intéressant de dire quelques mots de la “maison des champs” des Flammarion. Ils habitent un château à Juvisy à l’endroit même où Louis XIII conçut d’abord le projet de bâtir une demeure royale. Les terrassements étaient finis, le parc dessiné quand se produisit un léger affaissement du sol. Louis XIII renonça à son projet et jeta son dévolu sur Versailles. Mais depuis il n’y a plus eu aucun affaissement du sol, et le merveilleux site de Juvisy mérite une visite de tous ceux qui aiment la belle nature. Le panorama que l’on découvre de là est un des plus beaux de France.
Le château, qui date d’avant les projets de Louis XIII, existe encore, et c’est là que Napoléon fit une halte en se rendant à Fontainebleau. Il tint même conseil à l’ombre d’un arbre séculaire qui domine toujours de sa taille superbe la colline dressée en face du château. Sous l’arbre on montre la table et le banc de pierre que l’on avait installés pour que l’Empereur pût tenir conseil avec ses fidèles, en évitant, grâce à la découverte qu’on avait de ce lieu, l’approche de tout indiscret. Derrière le château se trouve la fameuse allée, la grande avenue solitaire, complètement couverte par les rameaux de deux rangées d’arbres. La légende veut que Napoléon y ait passé d’agréables heures en aimable compagnie.
Le château devint un jour la propriété d’un astronome amateur. Il le fit surmonter d’un observatoire, et, à sa mort, légua cette merveilleuse propriété à un homme qu’il n’avait jamais vu : cet homme était Camille Flammarion.
Je me souviens d’avoir été une fois au vernissage avec Camille Flammarion. Je voulus lui faire honneur en mettant ma plus belle robe, et j’achetai pour l’occasion un costume qui, je le crois, devait être très joli. Pour aller avec la robe, je choisis un chapeau derrière lequel pendaient de longs rubans.
M. Flammarion, lui, était en veston de velours brun et en chapeau mou.
Tout le monde, dans ce public spécial et artiste, le connaissait. On chuchota que la Loïe Fuller était avec lui, et bientôt nous eûmes autour de nous, plus de gens qu’il n’y en avait devant aucun tableau. Je m’imaginai que nous avions l’air très chic, mais on me dit plus tard que l’on nous suivit, d’abord parce que c’était nous, et aussi parce que jamais femme n’eut plus drôle de façon que moi ce jour-là, et que le costume de M. Flammarion n’était pas non plus très banal.
Notre succès fut tel qu’un amateur avait même coupé les rubans de mon chapeau, probablement pour les garder en souvenir d’un spectacle qu’il jugeait mémorable…
Dans une autre circonstance, je donnai un spectacle non moins mémorable, mais à un nombre de personnes plus restreint.
Un soir je rentrai chez moi à 8 heures et trouvai ma maison pleine de monde. J’avais oublié que je donnais un diner d’environ quarante couverts. Le chef m’avait dit, le matin même, de vouloir bien m’occuper de louer des chaises et des tables, et qu’il se chargeait du dîner sans que j’aie à m’en soucier davantage. Mais comme je n’avais vraiment pas de temps libre, je lui demandai de vouloir bien s’occuper des accessoires du dîner en même temps que du menu, ce qu’il fit heureusement. Les chaises, les tables et la vaisselle arrivèrent. Il n’avait pas fait de prix pour la location, et croyait que je serais là pour recevoir les objets et acquitter de suite ma facture. Je n’étais pas rentrée, ils attendirent jusqu’à sept heures, et le chef se décida à payer en mon lieu et place. On lui demanda 300 francs. Le prix lui parut exorbitant, et il n’osa pas régler la facture sans mon approbation. Il était tout de même si perplexe, si effrayé de voir manquer mon dîner, faute de chaises, qu’il se décida à compter la somme, mais s’aperçut alors qu’il n’avait plus assez d’argent, et les hommes de l’agence de location s’en retournèrent avec leurs meubles.
Le chef était au désespoir. Il ne savait plus que faire, lorsqu’il lui vint tout à coup une superbe inspiration. Il alla conter l’aventure à tous mes voisins, qui s’empressèrent de lui prêter chaises, tables, plats et verres de tous styles et de toutes sortes. Je fis mon entrée au moment où mes voisins apportaient les tables, chaises, etc., tandis que les invités arrivaient déjà. Tout le monde se mit à l’œuvre pour dresser le couvert, et je crois bien que je n’ai jamais assisté à plus joyeux repas.
Quelques tables étaient hautes, d’autres basses, les chaises poussaient à son comble l’aspect disparate et le couvert manquait terriblement de couteaux et de verres. Le chef fit des prodiges, pour nous faire oublier que le festin n’était pas absolument correct. Le plus drôle toutefois, c’est que ce même soir j’avais rencontré quelques amies et que j’avais été à deux doigts de ne pas rentrer dîner du tout.
Ce dîner, auquel assistaient, notamment, Rodin et Fritz Thaulow était donné en l’honneur de M. et de Mme Camille Flammarion !…