(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — III, comment je créai la danse serpentine » pp. 22-
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(1908) Quinze ans de ma vie « Quinze ans de ma vie — III, comment je créai la danse serpentine » pp. 22-

III
comment je créai la danse serpentine

En 1890 j’étais en tournée, à Londres, avec ma mère. Un impresario m’engagea pour aller créer aux Etats-Unis le principal rôle d’une nouvelle pièce, intitulée Quack, docteur-médecin. Dans cette pièce je devais donner la réplique à deux acteurs américains : MM. Will Rising et Louis de Lange, assassiné mystérieusement depuis.

J’achetai les costumes dont j’avais besoin et les pris avec moi. Dès notre arrivée à New-York les répétitions commencèrent. L’auteur, pendant notre travail, eut l’idée d’ajouter à sa pièce une scène où le docteur Quack hypnotisait une jeune veuve. L’hypnotisme était à ce moment très en vogue à New-York. Pour que la scène donnât tout son effet, il lui fallait une musique très douce et un éclairage vague. Nous demandâmes à l’électricien du théâtre de mettre des lampes vertes à la rampe, et au chef d’orchestre de jouer un air en sourdine. La grande question fut ensuite de savoir quelle robe je mettrais. Je ne pouvais pas en acheter une nouvelle. J’avais dépensé tout l’argent qu’on m’avait avancé pour mes costumes, et, ne sachant comment m’en tirer, je me mis à passer en revue ma garde-robe, dans l’espoir d’y trouver quelque chose de mettable.

Rien, je ne trouvais rien.

Tout à coup j’aperçus, au fond d’une de mes malles, un petit coffret, un minuscule coffret, que j’ouvris. J’en tirai une étoffe de soie légère comme une toile d’araignée. C’était une jupe très ample et très large du bas.

Je laissai couler la robe dans mes doigts et, devant ce petit tas d’étoffe, tout menu, je demeurai songeuse un long moment. Le passé, un passé tout proche et déjà très lointain, s’évoquait devant mes yeux.

C’était à Londres, quelques mois auparavant.

Une amie m’avait demandé de venir dîner avec quelques officiers que l’on fêtait, avant leur départ pour les Indes où ils allaient rejoindre leur régiment. Tout le monde était en grande toilette. Les officiers en beaux uniformes. élégants, les femmes en grand décolleté, et belles comme elles savent l’être en Angleterre.

A table, je fus placée entre deux des plus jeunes officiers. Ils avaient de très longs cous et portaient des cols excessivement hauts. D’abord je me sentis fort intimidée en présence de quelque chose d’aussi imposant que mes voisins. Ils avaient l’air poseurs et peu communicatifs. Bientôt je découvris qu’ils étaient encore beaucoup plus timides que moi, et que jamais nous ne ferions plus ample connaissance si l’un de nous ne se décidait à vaincre sa timidité et, du même coup, celle des deux autres.

Mais mes jeunes officiers n’étaient timides qu’en présence des femmes. Lorsque je leur dis mon espérance de ne pas les voir prendre part à une guerre et que je souhaitais qu’ils ne tuassent point, l’un d’eux me répondit très simplement :

— Je pense que je peux servir de cible, tout comme un autre, et les gens qui tireront sur moi, penseront bien que c’est la guerre.

— N’est-ce pas vous, surtout, vous, les plus civilisés, qui penserez cela ?

— Croyez-vous que j’aurai le temps de penser ? demanda-t-il.

Et disant cela il souriait.

Ils étaient essentiellement et purement Anglais, rien ne pouvait les bouleverser, les émouvoir, ou les faire changer d’un iota. A notre table ils paraissaient timides ; ils n’en étaient pas moins de cette sorte d’hommes qui vont au-devant de la mort comme on va au-devant d’un ami qu’on rencontre dans la rue.

A cette époque, je ne connaissais pas les Anglais, comme j’ai appris à les connaître par la suite.

Je quittai la table en oubliant de demander leurs noms à mes voisins, et lorsque j’y pensai, il était trop tard.

Je me rappelai pourtant que l’un d’eux s’était inquiété, dans le courant de la conversation, de l’hôtel où j’étais descendue. J’avais totalement oublié l’incident, lorsque, quelque temps plus tard, je reçus un petit coffret venant des Indes.

Il contenait une jupe de soie blanche très légère, d’une forme particulière, et quelques pièces de soie arachnéennes. La caisse n’avait pas plus de cinquante centimètres de long et n’était guère plus haute qu’une boîte à cigares. Elle ne contenait rien de plus, pas une ligne, pas une carte. Quelle drôle de chose ! De qui cela pouvait-il venir ?

Je ne connaissais personne aux Indes. Mais tout à coup je me souvins du dîner et des jeunes officiers. J’admirai beaucoup mon joli cadeau, mais j’étais loin de me douter qu’il contenait la petite semeuse d’où allait sortir pour moi une lampe d’Aladin.

C’était ce même coffret que je venais de retrouver dans ma malle…

Rêveuse, je me baissai, je ramassai l’étoffe souple et soyeuse et je passai la jupe hindoue, la jupe que m’avaient envoyée mes deux officiers, ces deux jeunes hommes qui ont dû depuis « servir de cible » là-bas, dans quelque jungle hostile, car jamais plus je n’entendis parler d’eux.

Ma robe — qui allait devenir la robe du triomphe — était trop longue d’un demi-mètre au moins. Je relevai alors la ceinture et me confectionnai ainsi une sorte de robe Empire en épinglant la jupe à un corsage décolleté. La robe devenait très originale, un peu ridicule même, et c’était tout à fait ce qui convenait pour cette scène d’hypnotisme que nous ne prenions pas au sérieux.

Pour essayer le succès de la pièce, nous la jouâmes d’abord dans les provinces avant de venir la présenter au public de New-York. Je fis donc mes débuts de « danseuse » au théâtre d’une petite ville, que New-York ignorait totalement. Personne du reste, je crois, en dehors des habitants, ne s’occupait de ce qui se passait dans ladite petite ville. A la fin de la pièce, le soir de la première, nous jouâmes notre scène d’hypnotisme. Le décor, représentant un jardin, était baigné de lumière vert pâle. Le docteur Quack faisait une entrée mystérieuse, puis m’évoquait. L’orchestre joua pianissimo un air fort langoureux, et j’apparus en essayant de me faire assez légère pour donner l’impression imaginaire d’un esprit voltigeant qui obéissait aux ordres du docteur.

Il leva les bras. Je levai les miens. Suggestionnée, en transe, — du moins en apparence, — mon regard rivé au sien, je suivais tous ses mouvements. Ma robe était si longue, que je marchais constamment dessus, et machinalement je la retenais des deux mains et levais les bras en l’air, tandis que je continuais à voltiger tout autour de la scène comme un esprit ailé.

Un cri soudain jaillit de la salle :

— Un papillon ! un papillon !

Je me mis à tourner sur moi-même en courant d’un bout de la scène à l’autre, et il y eut un second cri :

— Une orchidée !

A ma profonde stupéfaction, des applaudissements nourris éclatèrent.

Le docteur glissait autour de la scène, de plus en plus vite, et de plus en plus vite je le suivais. Enfin, transfigurée, en extase, je me laissai tomber à ses pieds tout enveloppée dans le nuage soyeux de la légère étoffe.

Le public bissa la scène, puis la bissa encore… et tant et si bien que nous dûmes la répéter plus de vingt fois.

Nous continuâmes à voyager pendant six semaines environ, puis ce fut notre début dans un des faubourgs de New-York, où M. Oscar Hommerstein, devenu depuis le célèbre impresario, possédait un théâtre.

La pièce n’eut — doit-on le dire ? — aucun succès, et notre scène d’hypnotisme elle-même fut impuissante à la sauver des attaques de la critique. Aucun théâtre de New-York ne voulut lui accorder l’hospitalité et notre troupe se dispersa.

Au lendemain de cette première au théâtre de M. Hommerstein, le journal de la petite localité où nous avions donné triomphalement Quack, docteur médecin, et que les directeurs de New-York ignoraient si complètement, fit un article follement élogieux de ce qu’il appelait « mon jeu » dans la scène de l’hypnotisme. Mais la pièce ayant fait four, personne ne songea qu’il serait possible d’en détacher une scène, et je continuai à rester sans engagement.

D’ailleurs, même à New-York, et en dépit de l’insuccès de l’ouvrage, j’obtenais, personnellement une bonne presse. Les journaux s’accordaient pour proclamer que j’avais une corde extraordinaire à mon arc… si je savais m’en servir !… J’avais rapporté ma robe à la maison pour raccommoder un petit accroc. Après la lecture de ces lignes réconfortantes, je sautai à bas du lit, et vêtue de ma seule chemise de nuit, je passai le vêtement, et me regardai dans une grande glace pour me rendre compte de ce que j’avais fait le soir précédent.

Le miroir se trouvait juste en face des fenêtres. Les grands rideaux jaunes étaient tirés, et à travers leur étoffe le soleil répandait dans la chambre une lueur ambrée qui m’enveloppait toute, et éclairait ma robe par transparence. Des reflets d’or se jouaient dans les plis de la soie chatoyante, et dans cette lumière mon corps se dessinait vaguement en ligne d’ombre. Ce fut, pour moi, une minute d’intense émotion. Inconsciemment je sentais que j’étais en présence d’une grande découverte, d’une découverte dont je n’eus que plus tard la certitude et qui devait m’ouvrir la voie que j’ai suivie depuis.

Doucement — presque religieusement — j’agitai la soie, et je vis que j’obtenais tout un monde d’ondulations que l’on ne connaissait pas encore.

J’allais créer une danse ! Comment n’y avais-je encore jamais pensé ?

Deux de mes amies, Mme Hoffman et sa fille, Mme Hossack, venaient de temps en temps voir où j’en étais de mes découvertes. Lorsque je trouvais un geste ou une attitude qui avaient l’air de quelque chose, elle disaient : « Gardez cela, répétez-le », et finalement je pus me rendre compte que chaque mouvement du corps provoque un résultat de plis d’étoffe, de chatoiement des draperies mathématiquement et systématiquement prévus.

La longueur et l’ampleur de ma jupe de soie m’obligeaient à plusieurs répétitions du même mouvement pour donner à ce mouvement son dessin spécial et définitif. J’obtenais un effet de spirale en tenant les bras en l’air tandis que je tournais sur moi-même, à droite puis à gauche, et recommençais ce geste jusqu’à ce que le dessin de la spirale se fût établi. La tête, les mains, les pieds suivaient les évolutions du corps et de la robe. Mais il est bien difficile de décrire cette partie de ma danse. On la voit et on la sent : elle est trop compliquée pour que des mots parviennent à la réaliser.

Une autre danseuse obtiendra des effets plus délicats, avec des mouvements plus gracieux, mais ce ne seront pas les mêmes. Pour qu’ils soient identiques, il faudrait l’esprit qui les a créés. Une chose originale, fût-elle, jusqu’à un certain point, moins bonne qu’une imitation, vaut quand même mieux qu’elle.

J’étudiai chacun de mes mouvements et finis par en compter douze. Je les classai en danse n° 1, n° 2, etc., etc. La première devait être éclairée d’une lumière bleue, la seconde d’une lumière rouge, la troisième d’une lumière jaune. Pour éclairer mes danses je voulais un projecteur avec un verre de couleur devant la lentille, mais je désirais danser la dernière danse dans l’obscurité avec un seul rayon de lumière jaune traversant le fond de la scène.

Lorsque j’eus fini l’étude de mes danses, je me mis en quête d’un impresario. Je les connaissais tous. Au cours de ma carrière d’actrice ou de chanteuse, je les avais eus tous plus ou moins pour directeurs.

Je n’étais pourtant guère préparée à la réception qu’ils me firent.

Le premier me rit au nez en me disant :

— Vous ! Une danseuse ! C’est trop fort ! Lorsque j’aurai besoin de vous pour un rôle, je viendrai vous chercher avec plaisir. Mais comme danseuse, merci ! Lorsque j’engage une danseuse, il faut que ce soit une étoile. Les seules que je connaisse sont Sylvia Grey et Letty Lind, de Londres. Et vous ne pouvez pas rivaliser avec elles. Croyez-moi. Bonsoir !

Il avait perdu tout respect pour moi, en tant qu’actrice, et il se moquait de la danseuse !

Mme Hoffman était venue avec moi, elle m’attendait au foyer du théâtre, où je la rejoignis. Elle remarqua tout de suite combien j’étais pâle et agitée. Lorsque nous sortîmes du théâtre il faisait nuit. Nous marchâmes en silence dans les rues pleines d’ombre. Nous ne parlâmes ni l’une ni l’autre. Mais quelques mois plus tard mon amie me dit que ce soir-là je ne cessai de faire entendre une sorte de gémissement pareil à celui d’un animal blessé. Et cette plainte avait glacé les questions sur ses lèvres. Elle avait vu que j’étais remuée jusqu’au fond de mon être.

Le lendemain je dus recommencer mes courses, car le besoin me talonnait.

Mme Hoffman m’offrit de venir demeurer auprès d’elle et de sa fille, ce que j’acceptai avec reconnaissance, sans savoir le moins du monde quand et comment il me serait possible de m’acquitter envers elle.

Bientôt après, je dus me rendre à l’évidence : puisque j’étais connue comme actrice, rien ne pouvait me nuire davantage que d’essayer de devenir danseuse.

Un directeur alla jusqu’à me dire que deux ans d’absence de New-York m’avaient fait complètement oublier du public, et qu’en essayant de me rappeler à son souvenir, j’aurais l’air de lui raconter une vieille histoire. Comme j’avais alors à peine dépassé ma vingtième année, je fus irritée au dernier point de cette allégation et je pensai : « Faudra-t-il donc que je conquière péniblement la renommée et que je vieillisse de vingt ans pour démontrer que j’étais jeune aujourd’hui. »

N’y tenant plus, je dis ma pensée au directeur.

— Du diable, répondit-il, ce n’est pas l’âge qui compte, c’est le temps pendant lequel le public vous a connue, et vous avez été trop connue comme actrice pour nous revenir comme danseuse !

Partout on me faisait la même réponse et je finis par me désespérer. J’avais conscience d’avoir trouvé une chose nouvelle et unique, mais j’étais loin d’imaginer, même en rêve, que je détenais la révélation d’un principe devant révolutionner l’esthétique.

Je suis stupéfaite quand je vois les proportions qu’ont prises les formes et les couleurs. La préparation scientifique des couleurs chimiquement composées, inconnues jusqu’ici, me remplit d’admiration, et je reste devant elles comme le mineur qui a découvert un gisement d’or et qui s’oublie lui-même dans la contemplation du monde qui est devant lui.

Mais je reviens à mes tribulations.

Un directeur, qui, autrefois, avait fait de son mieux pour m’employer comme chanteuse légère, et qui avait nettement refusé d’entendre parler de moi comme danseuse, consentit négligemment, grâce à l’intervention d’un ami commun, à me laisser essayer ma danse devant lui.

Je pris ma robe, qui faisait un bien mince paquet, et je partis pour le théâtre.

La fille de Mme Hoffman m’accompagnait. Nous primes par l’entrée des artistes. Un seul bec de gaz éclairait la scène complètement vide. Dans la salle également sombre, le directeur, installé dans un fauteuil d’orchestre, nous regardait avec un air d’ennui, — presque de mépris. Pas de loge pour mon changement, pas de piano pour m’accompagner… Mais l’occasion restait précieuse quand même. Je n’hésitai donc pas à revêtir mon costume, en scène et par-dessus ma robe de ville. Puis je fredonnai un air et me mis à danser très doucement dans la pénombre. Le directeur se rapprocha, se rapprocha encore, puis finit par monter sur le plateau.

Ses yeux s’animaient étrangement.

Je continuai à danser, m’effaçant dans l’ombre au fond de la scène, puis revenant sous le bec de gaz et tournoyant avec frénésie.

Enfin, je soulevai une partie de ma robe au-dessus de mes épaules, je me fis une sorte de nuage qui m’enveloppait toute et je me laissai tomber, — masse palpitante de soie légère, — aux pieds du directeur. Puis je me relevai et attendis, dans la plus grande anxiété, ce qu’il allait dire.

Il ne parlait toujours pas. Des visions de succès devaient traverser son cerveau.

Enfin, il sortit de son silence et baptisa ma danse « La Serpentine ».

— C’est le nom qui lui va, dit-il, et j’ai justement la musique qu’il vous faut pour cette danse. Venez dans mon cabinet, je vais vous la jouer.

Là, pour la première fois, j’entendis cet air qui devait devenir si populaire : Loin du bal.

Une troupe nouvelle répétait l’Oncle Célestin dans le théâtre. Cette troupe devait d’abord faire une tournée de quelques semaines en province avant de revenir à New-York. Mon nouveau directeur m’offrit, pour cette tournée, un engagement de cinquante dollars par semaine. J’acceptai, mais sous la condition d’avoir la vedette, afin de regagner de la sorte le prestige que j’avais perdu.

Peu de jours après je rejoignis la troupe et fis mes débuts loin de New-York. Pendant six semaines, je m’offris aux regards des provinciaux, escomptant fébrilement l’heure où je paraîtrais, enfin, sur cette scène de la grande ville.

Au cours de cette tournée, et malgré les conditions que j’avais faites, je n’étais pas en vedette. L’affiche ne m’annonçait même pas comme un « clou » et pourtant ma danse, qui se passait pendant un entr’acte et sans lumière de couleur, fut un succès dès le premier pas.

Un mois et demi plus tard, à Brooklyn, le succès fut triomphal. La semaine suivante je fis mon début à New-York, au Casino, qui était un des plus jolis théâtres de la ville.

Là je pus, pour la première fois, réaliser mes danses telles que je les avais conçues : nuit dans la salle et lumières de couleur sur la scène avec première apparition baignée dans une lumière bleue. La salle était bondée et le public fut absolument enthousiaste. Je dansai mon premier, mon second, mon troisième pas. Lorsque j’eus fini, la salle entière était debout.

Parmi les spectateurs se trouvait l’un de mes plus vieux amis, Marshal P. Wilder, le petit humoriste américain. Il me reconnut et cria mon nom de façon que tout le monde pût l’entendre, car on avait négligé de le mettre sur le programme ! Lorsque le public apprit que la nouvelle danseuse était son ancienne favorite de comédie, la petite actrice de jadis, il lui fit une ovation comme jamais être humain, je crois, n’en a entendu.

On criait : « Bravo, bravo, bravo, le papillon ! Bravo l’orchidée, le nuage, le papillon ! Bravo, bravo ! » Et l’enthousiasme dépassa toutes les limites. Les applaudissements tintaient dans mes oreilles comme des cloches. J’étais ivre de reconnaissance joyeuse.

Le lendemain, je fus réveillée dès l’aurore pour lire les journaux. Et chaque journal de New-York consacrait, soit une colonne, soit môme une page à la « merveilleuse création de Loïc Fuller ». De nombreuses illustrations de mes danses accompagnaient les articles.

Je cachai ma tête dans mon oreiller et versai toutes les larmes qui, depuis si longtemps, avaient rempli mon pauvre cœur découragé.

Pendant combien de mois avais-je attendu ce jour fortuné !… Dans un de ces articles, un critique disait : « Loïe Fuller renaît de ses cendres. » Dès le lendemain la ville entière était inondée d’affiches sur lesquelles une lithographie, reproduite d’après une de mes photographies, me représentait grandeur nature avec ces lettres hautes d’un pied : « La Serpentine. La Serpentine. Théâtre du Casino. Théâtre du Casino. » Mais tout à coup une chose me frappa au point de faire cesser les battements de mon cœur. Nulle part mon nom n’était mentionné.

J’allai au théâtre et rappelai au directeur que j’avais accepté le cachet trop modeste qu’il m’offrait, à la condition que j’aurais la vedette. J’eus de la peine à comprendre ce qu’il disait, lorsqu’il m’affirma sèchement qu’il ne pouvait faire plus pour moi.

Je lui demandai alors s’il croyait que j’allais continuer à danser dans de telles conditions.

— Rien ne peut vous y forcer, me répondit-il, du reste, j’ai pris mes précautions au cas où vous ne désireriez pas continuer. »

Je quittai le théâtre toute désespérée sans savoir que faire. Ma tête tournait. Je revins à la maison et consultai mes amies.

Elles me conseillèrent d’aller voir un autre directeur et si j’obtenais un engagement, de quitter tout simplement le Casino.

J’allai au théâtre de Madison Square, mais en route je m’étais remise à pleurer et j’étais tout en larmes lorsque j’y arrivai. Je demandai à voir le directeur et lui racontai mon histoire.

Il m’offrit cent cinquante dollars par semaine. Je devais débuter tout de suite et signer le contrat dès le lendemain.

En rentrant, je demandai s’il n’était rien venu pour moi du Casino.

Rien !

Le soir, mes amies allèrent au théâtre où elles purent contempler une affiche annonçant, pour le soir suivant, les débuts dans « la Serpentine » de miss Minnie Renwood. Lorsqu’elles m’annoncèrent cette nouvelle, je compris que mes six semaines de voyage avaient été mises à profit par mon directeur et une des choristes pour préparer cette jolie chose, et je compris également pourquoi mon nom ne figurait pas sur les premières affiches.

On me volait ma danse.

Je me sentis perdue, morte, plus morte, me semble-t-il, que je ne serai au moment où mon heure dernière sonnera. Ma vie dépendait de ce succès et maintenant ce seraient d’autres qui en recueilleraient le bénéfice. Comment dire mon désespoir ? J’étais incapable d’une parole, d’un geste. J’étais muette, paralysée. Et, de toute la force de ma volonté j’essayai de trouver quelque chose qui me tirât de là.

Le lendemain, lorsque j’allai signer mon nouveau contrat, le directeur me reçut assez froidement. Il ne voulait plus signer que si je lui donnais le droit de résilier à son gré. Il trouvait que mon imitation au Casino, annoncée pour le jour même, diminuait, et de beaucoup, l’intérêt que pouvait présenter ce qu’il appelait maintenant ironiquement « ma découverte ».

Je fus donc obligée d’accepter les conditions imposées, mais j’éprouvais, à la fois, de la colère et de la douleur, en voyant avec quelle impudence on me volait mon invention.

Navrée, à bout de courage, je fis mes débuts au Madison Square Theater et, à ma stupéfaction, à ma joie immense, je vis que, dès le lendemain, le théâtre refusait du monde.

Il en fut de même tout le temps que dura mon engagement.

Quant au Casino, après trois semaines d’exhibition de mon imitatrice, il fut contraint de fermer ses portes pour répéter un nouvel opéra…