(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre XI » pp. 148-166
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(1860) Mémoires de Rigolboche « Mémoires de Rigolboche — Chapitre XI » pp. 148-166

Chapitre XI

Sommaire. — Papa Mané et le public des Délassements. — L’entente cordiale qui existe entre les actrices et les spectateurs. — Les conversations des loges à la scène. — Les correspondances épistolaires. — L’invitation à souper. — Une circulaire. — La réponse épistolaire d une dame. — Deux lignes spirituelles d’un vaudevilliste non joué. — Le facteur des Délass’. — Profession qui rapporte. — bon moyen d’éviter d’inutiles lectures. — La loge du concierge servant de salon de réception. — Achille, le machiniste en chef. — Les gandins installés dans la loge. — Le prince russe, buveur de petits verres de kirsch et trinquant avec les machinistes. — Pourquoi il n’y vient plus. — La sortie du théâtre. — Mon intention d’en faire une comédie. — Ce qui m’en a empêché. — Encore M. Jules Janin. — Scènes dialoguées. — Le moyen de s’en aller seule quand on est attendue de deux côtés à la fois.

I

Historiographe intègre, ma conscience me fait un devoir d’aborder sans faiblir le sujet périlleux des relations entre actrices et spectateurs.

En vain je voudrais le dissimuler, ces relations existent.

Papa Mané, qui a beaucoup travaillé sur les Délassements, le brave homme ! a déjà parlé de l’entente cordiale qui règne entre le public et le théâtre.

« Des loges à la scène, dit-il, on a toujours quelque chose à se dire, tantôt de la voix, plus souvent du geste. »

Hélas ! ceci n’est que trop vrai.

II

Les gandins entament fréquemment des conversations avec les actrices.

Ils les félicitent sur leur toilette, leur diction, et les invitent à souper.

L’invitation à souper est le premier moyen des gandins.

Au commencement de la soirée elles refusent toujours.

A minuit on commande les huîtres.

III

Mais le système de communication le plus certain et par conséquent le plus souvent employé, c’est le système des correspondances.

Il n’est pas un théâtre où l’on reçoive autant de lettres.

Soixante à quatre-vingts par soirée au minimum.

Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elles se ressemblent toutes.

Qui en lit une lit les autres.

On dirait une circulaire.

IV

Avant-scène, n° 6.

« Mademoiselle,

« Un jeune homme qui roule sur le papier joseph voudrait vous entretenir en particulier.

« Voulez-vous accepter à souper avec lui sans façon.

« On cause mieux à table.

« Réponse, s. v. p.

« E… l’ancien amant de L… »

« P. S. — En tout bien tout honneur. »

V

En tout bien tout honneur est la phrase consacrée.

Elle se retrouve dans toutes les lettres.

Jamais elle n’a fait défaut.

C’est la seule marque de respect qu’on donne à la correspondante.

Inutile de dire qu’elle n’en sait aucun gré.

La réponse est toujours verbale.

Une seule fois J… a répondu épistolairement.

« Monsieur,

« Vous voulez me faire souper et m’entretenir.

« Cela n’est pas possible en ce moment : je suis l’une et l’autre.

« J… »

VI

Cependant dernièrement une de ces dames a reçu deux lignes vraiment, spirituelles.

Le cas est tellement rare, que personne n’en revenait.

Informations prises, on découvrit qu’elles émanaient d’un vaudevilliste d’esprit, mais non joué.

Aussi sont-elles restées sans réponse.

Voici ce qu’elles disaient :

« Quand on vous voit, ou vous aime :

« Quand on vous aime, où vous voit-on ? »

VII

Le porteur de ces lettres est un jeune titi en blouse blanche, qui se tient continuellement dans la loge du concierge.

Son métier de Mercure galant lui rapporte beaucoup.

C’est une place très-recherchée.

En deux ans l’on s’y amasse généralement un honnête pécule.

Le prédécesseur de celui qui exerce actuellement s’est retiré dans son pays et a acheté des terres.

VIII

A force de monter des lettres, le facteur des Délass…, comme l’appelle Mélanie, connaît tous ses clients sur le bout du doigt.

Il en est arrivé à éviter aux dames la lecture des lettres inutiles.

Le moyen qu’il emploie prouve énormément en faveur de son observation :

« Mademoiselle, voici une lettre, dit-il ; je n’ai reçu que vingt sous pour la course.

« A vingt sous pour la course, on ne lit pas la lettre.

« A un louis, on la lit encore moins. »

On répond : Oui, les yeux fermés.

IX

Lorsqu’on éprouve le besoin de se parler plus librement, la loge du concierge sert de salon de réception.

Cette loge est une curieuse étude.

Elle est tenue par le machiniste en chef, Achille, un garçon d’une intelligence rare.

Dans le jour on y donne à déjeuner et à dîner ; le soir on y vend des rafraîchissements.

Les gandins riches et pauvres, pour avoir le plaisir de regarder les daines passer ou pour les voir de prés, viennent chaque soir y consommer des liqueurs.

Rien de plus bizarre que l’aspect de ces gens, élégamment vêtus, ornés de gants irréprochables, installés pour toute une soirée dans cette loge enfumée et malsaine.

Achille fait fortune.

X

Il y a quelque temps, certain prince russe.  — un pour de bon, — venait sans façon y boire des petits verres de kirsch, qu’il payait cinq francs le verre.

Il trinquait avec les machinistes, qui ont fini par le tutoyer.

Cl… est cause qu’il ne vient plus.

Les machinistes le regrettent.

XI

La sortie du théâtre est l’instant le plus réellement curieux.

C’est le point culminant de la soirée, c’est là que se dénouent toutes les intrigues du jour.

De plus en plus poussée par mes instincts littéraires, j’ai sténographié une de ces scènes de mœurs.

Je la livre au lecteur.

J’avais d’abord l’intention d’en faire une comédie, mais la perspective d’être critiquée par M. Jules Janin m’a arrêtée.

Il aurait dit du mal de moi certainement, et ma mère ne se serait plus contenue.

Je me suis privée du plaisir de devenir auteur dramatique à cause de lui.

Ce qui me console, c’est que je ne suis pas la première qu’il a empêché d’arriver.

La sortie du theâtre.

La rue Basse, — devant l’entrée des artistes stationnent une vingtaine de voitures de toutes les classes, depuis le coupé de maître jusqu’au modeste sapin.
Trente gandins se promènent sur le trottoir eu fumant leur cigare dans la fievre de l’impatience.

Un gandin brun. Tu es sûr qu’elle viendra ?

Son ami. Parfaitement ! car elle a fait répondre que oui ; après cela, tu sais, je ne réponds de rien ; ces dames sont si changeantes !

Le gandin brun. Elle n’est pas encore sortie ?

L’ami. Pas encore. La pièce n’était pas finie que j’étais par ici ; — le temps que j’ai mis à tourner le boulevard et la rue ne lui suffit pas à se déshabiller.

Le gandin. Elle est gentille..

L’ami. Très-gentille ! on dit qu’elle est amusante en société.

Le gandin. Me conseilles-tu de la garder ?

L’ami. Ça dépend. Ton père double-t-il enfin ta pension ?

Le gandin. Oui.

L’ami. Garde-la alors…

Le gandin. On dit qu’elle s’appelle ?…

L’ami lui dit le nom à l’oreille.

Soyons discrets !

Le gandin. Elle n’est pas mal dans son costume du Radis-Noir ?

L’ami. Il lui va bien.

Le gandin. Est-ce que les jambes sont à elle ?

L’ami. Probablement ? On dit qu’elle est sage…

Le gandin. C’est égal, elle tarde bien. — Je m’ennuie ici, à voir sortir tous ces figurants et ces acteurs.

L’ami. Ils ne font pas attention à toi ; ils sont habitues à cela, va !

Autre groupe.

Autre gandin. Je te dis que tu as tort de l’attendre ici ; elle sortira par devant.

Deuxième gandin. Elle m’a fait dire de l’attendre ici, j’attends ici.

Premier gandin. Est-ce que tu en es amoureux ?

Deuxième gandin. Moi ! allons donc ! Est-ce qu’on aime des actrices ?…

Premier gandin. Pourquoi les fréquentes-tu alors ?

Deuxième gandin. Tout le monde le fait à la Bourse. — J’ai peur d’être ridicule.

Premier gandin. Ah ! — voilà des dames qui sortent.

Effectivement, quatre dames effectuent leur sortie ; elles sont sur-le-champ entourées ; trois d’entre elles prennent des bras qui leur sont offerts, montent en voiture ou partent à pied, la quatrième s’en va seule.

Deuxième gandin. Ce n’est pas encore elle. — Quelle est donc celle qui s’en va là ?

Premier gandin. C’est la duègne.

Deuxième gandin. Pouah !

Premier gandin. C’est égal, nous posons. — J’ai dans l’idée qu’elle sortira par devant…

Deuxième gandin. Que tu es ennuyeux, toi, avec tes idées ; puisqu’elle a dit que non, — encore une fois ; — rallumons un cigare.

Premier gandin. C’est que je suis si fatigué, voilà trois nuits que je passe… Je dors debout.

Deuxième gandin. Poule mouillée, va ; — moi, je suis resté dix-huit jours sans dormir, on ne s’en apercevait pas seulement ; le dix-neuvième, j’étais tout à fait abruti, je n’aurais pas trouvé un mot…

Premier gandin. Et maintenant ?

Deuxième gandin. J’en trouve.

Sur le devant.

Autre gandin. Voilà qu’on va fermer les portes. — Est-elle longue à se déshabiller ! — Tout le monde est déjà parti ! — Dieu ! que c’est ennuyeux d’avoir des actrices pour maîtresses. — Les sergents de ville me regardent en riant, je suis sûr que j’ai l’air d’un gandin qui attend sa bonne amie… (Il s’éloigne un peu.) Il est une heure, le temps de nous en retourner, de souper ; je ne serai pas couché avant quatre heures, et il faut que je sois à la Bourse à dix heures… Que c’est ennuyeux ! cristi !

Transportons le lecteur dans la loge de l’actrice si impatiemment attendue.

L’actrice , à un jeune homme qui l’aide à se rhabiller. Crois-tu qu’elle est drôle celle-là : on m’attend de chaque côté du théâtre, par devant et par derrière : comment faire pour m’en aller avec toi ?

Le jeune homme , qui n’est autre qu’un acteur de la maison.  — C’est difficile, à moins de s’envoler par la fenêtre.. Je veux cependant t’accompagner.

L’actrice. Et moi aussi, — c’est épineux…

Le jeune homme. Ce que c’est que d’avoir deux amants à la fois !

L’actrice. Oui, c’est là le côté désagréable.

Le jeune homme. Si j’étais jaloux cependant !

L’actrice. Ne dis donc pas de bêtises !

Le jeune homme. Il est une heure et demie, faut trouver un moyen de s’en aller, nous ne pouvons rester ici toute la nuit, — si en baissant ton voile et en marchant très-vite, tu tâchais de l’éviter…

L’actrice. Ce n’est pas possible, il me reconnaîtrait à ma robe, c’est lui qui me l’a achetée.

Le jeune homme. Et par devant ?

L’actrice. A mon chapeau, il me vient de lui.

Le jeune homme. Comment faire ?

L’actrice. En voilà une situation de vaudeville ! Si Chose était là, il en ferait une pièce.

Le jeune homme. As-tu une idée ?

L’actrice. Oui, il m’en pousse une !…

Elle se déshabille vivement et endosse un costume de titi avec lequel elle vient de jouer

Le jeune homme. Parfait ! charmant ! en homme ils ne te reconnaîtront pas. Veux-tu mon cache-nez ?

l’artiste. Oui, donne… Là… s’ils me reconnaissent, il faudra qu’ils aient de bons lorgnons. Descends devant ; cherche une voiture et attends-moi au coin du faubourg.

Le jeune homme. Tu y viendras ?

L’actrice. Je te le jure. Je filerai entre leurs jambes.

Le jeune homme. Bravo ! Tiens, tu es une femme forte, toi !

L’actrice. — Merci.

Le jeune homme descend et passe fièrement devant les gandins en faction.

(A lui-même.) Posez, mes enfants, vous poserez longtemps. Voilà une soirée qu’il faudra passer au chapitre des profils et pertes.

Deuxième gandin. Deux heures moins le quart ! crois-tu qu’elle y met le temps ! Elle ne sortira jamais…

Premier gandin. Tu ne veux pas me croire : elle est passée par devant. Je suis sûr qu’elle nous cherche sur le boulevard.

Deuxième gandin. Ce doit être fermé sur le devant.

Premier gandin. Voilà qu’on ouvre la porte. C’est elle. Non, c’est un homme.

L’actrice, costumée en gamin, la figure enfoncée dans le cache-nez, sort, passe devant eux , bouscule celui qui est devant elle et s’éloigne tranquillement, sans avoir été reconnue.

Deuxième gandin , qui la regarde s’en aller. C’est un employé du théâtre. Bon, voilà qu’on éteint tout : allons, elle est partie.

Premier gandin. Viens-nous-en… tu la verras demain.

Deuxième gandin. Attendons encore deux minutes. Tiens, comptons jusqu’à cent ; à cent nous partirons.

Premier gandin. Je veux bien… mais ne comptons pas plus de cent… ne fais pas comme l’autre fois où tu as compté quatre ou cinq mille.

Deuxième gandin. Non, cent, juste… vas-y… une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit…

Sur le devant.

L’autre gandin. Cent trois, cent quatre, cent cinq, cent six, cent sept, cent huit, cent neuf…

…………………