Chapitre VI.
Objection : Il faut se récréer quelquefois.
Une cinquième objection, c’est qu’on a quelquefois besoin de délassement après le travail, pour le reprendre ensuite avec une nouvelle ardeur, et en mieux soutenir les fatigues ; et la danse est un délassement : si on l’interdit aux gens de travail, et particulièrement aux gens de la campagne les jours de dimanches et de fêtes, où, interrompant leurs travaux ordinaires, ils n’ont rien à faire, l’oisiveté dans laquelle ils seront, pourra les porter à quelque mal plus grand que celui de danser qu’on veut empêcher.
Réponse. Je conviens qu’après le travail quelques
délassemens permis et qui n’ont rien de dangereux pour la conscience, de
ceux dont de pareils dangers ne peuvent guère être séparés. Or, par tout ce
qui a été dit jusqu’à présent, n’avons-nous pas, pour ainsi dire, fait
toucher au doigt les dangers auxquels la pureté est exposée dans les
danses ? Saint Paul écrivant aux Philippiens, (c. 4, v. 4,) leur dit :
Réjouissez-vous dans le Seigneur
,
c’est-à-dire sans qu’il y ait rien dans votre manière de vous réjouir qui
puisse l’offenser. Et que demande saint Paul pour qu’on se réjouisse ainsi
dans le Seigneur ? Suivons ce qu’il ajoute : (v. 5.)
Que
votre modestie soit connue de tout le monde.
Et voit-on
régner dans les danses cette modestie que demande le saint Apôtre ? Mais,
dit-on, si on ne permet aux jeunes personnes de danser, elles pourront faire
pire. Malheur à elles, si cela arrive ! Un grand mal en excuse-t-il un
moindre ? On parle dans l’objection comme s’il y avoit à choisir entre deux
maux, en laissant celui qui est plus grand, pour se porter à celui qui l’est
moins ; mais n’est-ce pas un principe de conduite incontestable, qu’il faut
éviter tout mal et n’en approuver aucun, quelque petit qu’il soit ?
On nous demande à quoi, en interdisant les danses, nous voulons que les gens de travail, et surtout ceux de la campagne, s’occupent les jours de dimanches et de fêtes ? On nous dit que le mal de l’oisiveté est en ces jours-là plus à craindre pour eux que celui des danses. Je réponds encore une fois, qu’il ne s’agit pas de choisir entre un mal et un autre mal ; c’est un principe dont il ne faut jamais se départir. J’ajoute que si l’oisiveté a ses dangers, les danses ont aussi les leurs ; et l’affaire du salut est une affaire si importante, qu’il n’est pas permis de l’exposer volontairement à aucun danger, de quelque nature qu’il soit.
Mais que feront donc ceux à qui l’on interdira, les dimanches et fêtes, les danses aussi bien que le travail ? D’abord, s’ils ont de la piété, (et tous en doivent avoir) ils seront ravis que l’interruption de leurs travaux ordinaires leur donne le loisir, non-seulement d’assister (non par routine, mais avec religion et recueillement) à la sainte messe et aux offices publics, mais encore de faire en particulier des prières et des lectures par lesquelles ils se dédommagent de celles qu’ils ne peuvent faire, comme ils le souhaiteroient, les jours de travail, et qui les rappellent de la dissipation où les affaires inévitables de leur état les ont jetés pendant la semaine, comme malgré eux. Après cela, s’il leur reste du temps, et s’ils ont besoin de délassement, ne peuvent-ils pas s’en procurer de permis, soit par des promenades et des conversations où la gaîté soit jointe à la modestie, soit par de petits jeux innocens ?
Qu’on nous donne des chrétiens vraiment dignes de ce nom, et l’on verra
qu’ils sauront bien trouver le moyen de passer les dimanches et fêtes sans
s’ennuyer, et cependant sans faire ni se permettre rien qui offense Dieu▶.
M. Bossuet viendra encore ici à l’appui de cette réponse, par celle qu’il a
faite au misérable auteur, apologiste des spectacles. (tom. 7., p. 626.)
« On dit qu’il faut bien trouver un relâchement à l’esprit
humain. Saint Jean Chrysostôme répond que, sans courir au théâtre, nous
trouverons la nature si riche en spectacles divertissans ; et que
d’ailleurs la Religion, et même nos affaires domestiques, sont capables
de nous fournir tant d’occupations oû l’esprit se peut relâcher, qu’il
ne faut pas se tourmenter pour en chercher davantage : enfin, que le
chrétien n’a pas tant besoin de plaisir, qu’il lui en faille procurer de
si fréquens et avec un si grand appareil. Mais si notre goût corrompu ne
peut s’accommoder des choses si simples, et qu’il faille réveiller les
hommes gâtés par quelques objets d’un mouvement plus extraordinaire, en
laissant à d’autres la discussion du particulier qui n’est point de ce
sujet, je ne craindrai point de prononcer, qu’en tous cas il faudroit
trouver des relâchemens plus modestes et des divertissemens moins
emportés. »
Le prélat rapporte à ce sujet l’exemple du peuple
juif. (suprà, p. 161.) « Les Juifs, dit-il, n’avoient de spectacles pour se
réjouir que leurs fêtes, leurs sacrifices, leurs saintes cérémonies.
Gens simples et naturels par leur institution primitive, ils n’avoient
jamais connu ces inventions de la Grèce… Le peuple innocent et simple
trouvoit un assez agréable divertissement dans sa famille, parmi ses
enfans : c’est où il venoit se délasser, à l’exemple de ses patriarches,
après avoir cultivé ses terres ou ramené ses troupeaux, et après les
autres soins domestiques qui ont succédé à ces travaux ; et il n’avoit
pas besoin de tant de dépenses, ni de si grands efforts pour se
relâcher. »
L’endroit de saint Jean Chrysostôme que M. Bossuet a eu en vue dans la
réponse qu’on vient d’entendre, est de l’homélie 37 sur saint Matthieu. Le
saint docteur y parle en ces termes contre les spectacles : (tom. 7,
p. 424.) « Si vous voulez donner à votre esprit quelque relâche, et
vous procurer quelque délassement permis, allez vous promener dans
quelque campagne, sur les bords d’une rivière ou d’un étang ; considérez
avec attention et admiration la beauté des fleurs et des fruits qui sont
dans les jardins ; écoutez le chant et le ramage si varié des oiseaux ;
allez visiter les tombeaux des martyrs, où non-seulement vous ne
trouverez rien qui puisse vous nuire, mais où vous trouverez encore des
avantages spirituels pour
votre ame, et la
santé de votre corps, que les malades ont souvent recouvrée par la vertu
des reliques des martyrs et par l’efficacité de leurs prières. Après
avoir cherché de pareils délassemens, vous n’aurez point sujet de vous
repentir, comme quand vous allez chercher les divertissemens des
spectacles. De plus, vous avez une femme et des enfans ; si vous les
aimez comme vous le devez, pourrez-vous trouver de plus grand plaisir
que d’être avec eux ? Vous avez une maison et des amis ; n’y a-t-il pas
du plaisir et même du profit à se trouver avec eux ? Et lorsque ce sont
des amis sages et fidèles, que le commerce que l’on a avec de tels amis
est accompagné de tempérance et de retenue, qu’y a-t-il de plus agréable
que des enfans pour un père qui les aime ? Et quoi de plus doux, pour un
mari qui veut mener une vie honnête et chaste, que la compagnie de sa
femme ?
Quid enim, quæro, filiis jucundius ? Quid
uxore dulcius iis qui continere volunt ?
On
rapporte, continue saint Chrysostôme, une parole des Barbares, qui est
remplie de la plus grande sagesse. Voyant les Romains passionnés pour
les spectacles, et entendant parler des plaisirs qu’ils y alloient
chercher, les Barbares disoient : On croiroit que les Romains, qui ont
inventé ces plaisirs, n’ont ni femmes, ni enfans ; faisant entendre par
là que pour quiconque veut vivre honnêtement, il n’y a rien de
plus doux que la compagnie de sa femme et de
ses enfans, et qu’elle peut tenir lieu de beaucoup d’autres
divertissemens. Imitons du moins, dit toujours le même père, (un peu
auparavant) les Barbares chez qui il n’y a pas ces divertissemens si
honteux du théâtre et des danses, dont nous imaginons ne pouvoir nous
passer.
Barbaros saltem imitamini, qui hujusmodi
spectaculi turpitudine carent.
Comment pouvons-nous
être excusables, nous qui, comme chrétiens, sommes citoyens du ciel par
notre vocation, qui sommes associés au chœur des chérubins, et qui
entrons en société avec les saints, d’être néanmoins pires en ce point
que les Barbares ?
Quæ nobis igitur deinceps
excusatio erit, cùm nos cælorum cives, cherubinorum choro
adscripti, angelorum consortes, barbaris hâc in re pejores
simus ?
»
A la fin de ses réflexions sur la comédie, M. Bossuet propose un moyen qui
seroit bien propre à dégoûter des dangereux ou criminels plaisirs de ce
monde, quels qu’ils soient, des chrétiens sur qui les grands objets de la
Religion feroient les impressions qu’ils doivent y faire. Ce moyen, si on en
faisoit usage, auroit la même vertu pour éloigner des danses, que pour
éloigner des spectacles. C’est pourquoi je les propose d’après cet illustre
évêque, et en employant ses propres paroles. (tom. 7, p. 654 et 655.)
« Pour déraciner, dit ce grand homme, tout à la fois le goût de
la comédie, il faudroit
inspirer celui du
saint Evangile et celui de la prière. Attachons-nous donc, comme saint
Paul, à considérer Jésus, l’auteur et le consommateur de notre foi ;
(Hébr. c. 12, v. 2.) ce Jésus qui, ayant voulu prendre toutes nos
foiblesses à cause de sa ressemblance, à la réserve du péché, a bien
pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs, et jusqu’à nos frayeurs ;
mais il n’a pas pris nos joies, ni nos ris, et n’a pas voulu que ses
lèvres, où la grâce étoit répandue, (Ps. 44, v. 3.) fussent dilatées une
seule fois par un mouvement qui lui paroissoit indigne d’un ◀Dieu▶ fait
homme. Je ne m’en étonne pas ; car nos douleurs et nos tristesse sont
très-véritables, puisqu’elles sont de justes peines de notre péché. Mais
nous n’avons point sur la terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous
réjouir. Ce qui fait dire au sage : (Eccl. c. 2, v. 2.)
J’ai estimé les ris une erreur ; et j’ai dit à la
joie : Pourquoi me trompes-tu ?
(Ou, comme porte
l’original) :
J’ai dit au ris : Tu es un fou ; et à
la joie : Pourquoi fais-tu ainsi ? Pourquoi me transportes-tu
comme un insensé, et pourquoi me viens-tu persuader que j’ai
sujet de me réjouir, quand je suis accablé de maux de tous
côtés ?
Ainsi le Verbe fait chair, la vérité
éternelle, manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines qui
sont réelles, mais n’en a point voulu prendre les ris et les joies qui
ont trop d’affinité avec la déception et l’erreur. »
Jésus-Christ n’est pas pour cela demeuré sans
agrément :
Tout le monde étoit en admiration des paroles
de grâce qui sortoient de sa bouche.
(Jean. c. 6,
v. 6.) « Et non-seulement ses Apôtres lui disoient :
Maître, à qui irons-nous ? Vous avez les paroles de la
vie éternelle
; mais encore ceux même qui étoient
venus pour se saisir de sa personne, répondoient aux pharisiens qui leur
en avoient donné l’ordre :
Jamais homme n’a parlé
comme cet homme.
Il parle néanmoins avec une toute
autre douceur, lorsqu’il se fait entendre dans le cœur, et qu’il y fait
sentir ce feu céleste dont David étoit transporté en prononçant ces
paroles : (Ps. 38, v. 4.)
Le feu s’allumera dans ma
méditation.
C’est de là que naît dans les ames
pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l’effusion d’une joie
divine, un plaisir sublime, que le monde ne peut entendre, par le mépris
de celui qui flatte les sens, un inaltérable repos dans la joie de la
conscience, et dans la douce espérance de posséder ◀Dieu. Nul récit,
nulle musique, nul chant, (j’ajoute nulle danse)
ne tient devant ce plaisir. S’il faut pour nous émouvoir, des
spectacles, du sang répandu, de l’amour, que peut-on voir de plus beau
ni de plus touchant que la mort sanglante de Jésus-Christ et de ses
martyrs, que ses conquêtes par toute la terre, et le règne de la vérité
dans les cœurs, que les flèches dont il les perce, et que les chastes
soupirs de son Eglise, et
des ames qu’il a
gagnées et qui courent après ses parfums ? Il ne faudroit donc que
goûter ces douceurs célestes et cette manne cachée, pour fermer à jamais
le théâtre, (et toute maison de danse,) et faire dire à toute ame
vraiment chrétienne : (Ps. 118, v. 85.)
Les
pécheurs
(ceux qui aiment le
monde)
me racontent des fables, des mensonges et des
inventions de leur esprit ; ou, comme disent les septante, ils
me racontent, ils me proposent des plaisirs, mais il n’y a rien
là qui ressemble à votre loi
; elle seule remplit
les cœurs d’une joie qui, fondée sur la vérité, dure
toujours. »
Je prie que l’on considère que ce n’est point ici une pure mysticité destituée de fondement, puisqu’elle est toute appuyée sur les saintes Ecritures. D’ailleurs, le grand Bossuet avoit l’esprit trop élevé et trop solide pour se repaître de vaines idées et en vouloir repaître les autres. Lui refuser cette louange, ce seroit se faire tort à soi-même ; parce que ce seroit ne pas connoître ce qui fait les sublimes génies, les rares talens et la solide science.