(1921) L’âme et la danse pp. 99-128
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(1921) L’âme et la danse pp. 99-128

L’Âme et la Danse,
par Paul Valéry

ÉRYXIMAQUE

Ô Socrate, je meurs !… Donne-moi de l’esprit ! Verse l’idée !… Porte à mon nez tes énigmes aiguës !… Ce repas sans pitié passe toute appétence concevable et toute soif digne de foi !… Quel état que de succéder à de bonnes choses, et que d’hériter une digestion !… Mon âme n’est plus qu’un songe que fait la matière en lutte avec elle-même !… Ô choses bonnes et trop bonnes, je vous ordonne de passer !… Hélas ! depuis la chute du jour que nous sommes en proie à ce qu’il y a de meilleur au monde, ce terrible meilleur, multiplié par la durée, inflige une insupportable présence… À la fin, je péris d’un désir insensé de choses sèches, et sérieuses, et tout à fait spirituelles !… Permets que je vienne m’asseoir auprès de toi et de Phèdre ; et le dos délibérément opposé à ces viandes toujours renaissantes et à ces urnes intarissables, laisse-moi que je tende à vos paroles la coupe suprême de mon esprit. Que disiez-vous ?

PHÈDRE

Rien, encore. Nous regardions manger et boire nos semblables…

ÉRYXIMAQUE

Mais Socrate ne laissait pas de méditer sur quelque chose ?… Peut-il jamais demeurer solitaire avec soi-même, et silencieux jusque dans l’âme ! Il souriait tendrement à son démon sur les bords ténébreux de ce festin. Que murmurent tes lèvres, cher Socrate ?

SOCRATE

Elles me disent doucement : l’homme qui mange est le plus juste des hommes…

ÉRYXIMAQUE

Voici déjà l’énigme, et l’appétit de l’esprit qu’elle est faite pour exciter…

SOCRATE

L’homme qui mange, disent-elles, il nourrit ses biens et ses maux. Chaque bouchée qu’il sent se fondre et se disperser en lui-même, va porter des forces nouvelles à ses vertus, comme elle fait indistinctement à ses vices. Elle sustente ses tourments comme elle engraisse ses espérances ; et se divise quelque part entre les passions et les raisons. L’amour en a besoin comme la haine ; et ma joie et mon amertume, ma mémoire avec mes projets, se partagent en frères la même substance d’une becquée. Qu’en penses-tu, fils d’Acumène ?

ÉRYXIMAQUE

Je pense que je pense comme toi.

SOCRATE

Ô médecin que tu es, j’admirais silencieusement les actes de tous ces corps qui se nourrissent. Chacun, sans le savoir, donne équitablement ce qui leur revient, à chacune des chances de vie, à chacun des germes de mort qui sont en lui. Ils ne savent ce qu’ils font, mais ils le font comme des dieux.

ÉRYXIMAQUE

Je l’ai observé depuis longtemps : tout ce qui pénètre dans l’homme, se comporte dans la suite très prochaine comme il plaît aux destins. On dirait que l’isthme du gosier est le seuil de nécessités capricieuses et du mystère organisé. Là, cesse la volonté, et l’empire certain de la connaissance. C’est pourquoi j’ai renoncé, dans l’exercice de mon art, à toutes ces drogues inconstantes que le commun des médecins imposent à la diversité de leurs malades ; et je m’en tiens étroitement à des remèdes évidents, conjugués un contre un par leur nature.

PHÈDRE

Quels remèdes ?

ÉRYXIMAQUE

Il y en a huit : le chaud, le froid ; l’abstinence et son contraire ; l’air et l’eau ; le repos et le mouvement. C’est tout.

SOCRATE

Mais pour l’âme, il n’y en a que deux, Éryximaque.

PHÈDRE

Lesquels donc ?

SOCRATE

La vérité et le mensonge.

PHÈDRE

Comment cela ?

SOCRATE

Ne sont-ils pas entre eux comme la veille et le sommeil ? Ne cherches-tu pas le réveil et la netteté de la lumière, quand un mauvais rêve te travaille ? Ne sommes-nous pas ressuscités par le soleil en personne, et fortifiés par la présence des corps solides ? — Mais, en revanche, n’est-ce point au sommeil et aux songes, que nous demandons de dissoudre les ennuis et de suspendre les peines qui nous chevauchent dans le monde du jour ? Et donc, nous fuyons de l’un dans l’autre, invoquant le jour au milieu de la nuit ; implorant, au contraire, les ténèbres, pendant que nous avons la lumière ; anxieux de savoir, trop heureux d’ignorer, nous cherchons dans ce qui est, un remède à ce qui n’est pas ; et dans ce qui n’est pas, un soulagement à ce qui est. Tantôt le réel, tantôt l’illusion nous recueille ; et l’âme, en définitive, n’a point d’autres ressources que le vrai, qui est son arme, — et le mensonge, son armure.

ÉRYXIMAQUE

Bien, bien… Mais ne crains-tu pas, cher Socrate, une certaine conséquence de cette pensée qui t’est venue ?

SOCRATE

Quelle conséquence ?

ÉRYXIMAQUE

Celle-ci : la vérité et le mensonge tendent au même but… C’est une même chose qui, s’y prenant diversement, nous fait menteurs ou véridiques ; et comme, tantôt le chaud, tantôt le froid, tantôt nous attaquent, tantôt nous défendent, ainsi le vrai et le faux, et les volontés opposées qui s’y rapportent.

SOCRATE

Rien de plus sûr. Je n’y puis rien. C’est la vie même qui le veut : tu le sais mieux que moi, qu’elle se sert de tout. Tout lui est bon, Éryximaque, pour ne jamais conclure. C’est là ne conclure qu’à elle-même… N’est-elle pas ce mouvement mystérieux qui, par le détour de tout ce qui arrive, me transforme incessamment en moi-même, et qui me ramène assez promptement à ce même Socrate pour que je le retrouve, et que m’imaginant nécessairement de le reconnaître, je sois ? — Elle est une femme qui danse, et qui cesserait divinement d’être femme, si le bond qu’elle a fait, elle y pouvait obéir jusqu’aux nues. Mais comme nous ne pouvons aller à l’infini, ni dans le rêve ni dans la veille, elle, pareillement, redevient toujours elle-même ; cesse d’être flocon, oiseau, idée ; — d’être enfin tout ce qu’il plut à la flûte qu’elle fût, car la même Terre qui l’a envoyée, la rappelle, et la rend toute haletante à sa nature de femme et à son ami…

PHÈDRE

Miracle !… Merveilleux homme !… Presque un vrai miracle ! À peine tu parles, tu engendres ce qu’il faut !… Tes images ne peuvent demeurer images !… Voici précisément, — comme si de ta bouche créatrice, naissaient l’abeille, et l’abeille, et l’abeille, — voici le chœur ailé des illustres danseuses !… L’air résonne et bourdonne des présages de l’orchestique !… Toutes les torches se réveillent… Le murmure des dormeurs se transforme ; et sur les murs de flammes agités, s’émerveillent et s’inquiètent les ombres immenses des ivrognes !… Voyez-moi cette troupe mi-légère, mi-solennelle ! — Elles entrent comme des âmes !

SOCRATE

Par les dieux, les claires danseuses !… Quelle vive et gracieuse introduction des plus parfaites pensées !… Leurs mains parlent, et leurs pieds semblent écrire. Quelle précision dans ces êtres qui s’étudient à user si heureusement de leurs forces moelleuses !… Toutes mes difficultés me désertent, et il n’est point à présent de problème qui m’exerce, tant j’obéis avec bonheur à la mobilité de ces figures ! Ici, la certitude est un jeu ; on dirait que la connaissance a trouvé son acte, et que l’intelligence tout à coup consent aux grâces spontanées… Regardez celle-ci !… la plus mince et la plus absorbée dans la justesse pure… Qui donc est-elle ?… Elle est délicieusement dure, et inexprimablement souple… Elle cède, elle emprunte, elle restitue si exactement la cadence, que si je ferme les yeux, je la vois exactement par l’ouïe. Je la suis, et je la retrouve, et je ne puis jamais la perdre ; et si, les oreilles bouchées, je la regarde, tant elle est rythme et musique, qu’il m’est impossible de ne pas entendre les cithares.

PHÈDRE

C’est Rhodopis, je crois, celle-ci qui t’enchante.

SOCRATE

De Rhodopis, alors, l’oreille est merveilleusement liée à la cheville… Qu’elle est juste !… Le vieux temps en est tout rajeuni !

ÉRYXIMAQUE

Mais non, Phèdre !… Rhodopis est l’autre, qui est si douce, et si aisée à caresser indéfiniment de l’œil.

SOCRATE

Mais alors, qui donc est le mince monstre de souplesse ?

ÉRYXIMAQUE

Rhodonia.

SOCRATE

De Rhodonia, l’oreille est merveilleusement liée à la cheville.

ÉRYXIMAQUE

D’ailleurs, je les connais toutes, et une à une. Je puis vous dire tous leurs noms. Ils s’arrangent très bien en un petit poème qui se retient facilement : Nips, Niphoé, Néma ; — Niktéris, Néphélé, Nexis ; — Rhodopis, Rhodonia, Ptilé… Quant au petit danseur qui est si laid, on le nomme Nettarion… Mais la reine du Chœur n’est pas encore entrée.

PHÈDRE

Et qui donc règne sur ces abeilles ?

ÉRYXIMAQUE

L’étonnante et l’extrême danseuse, Athikté !

PHÈDRE

Comme tu les connais !

ÉRYXIMAQUE

Tout ce monde charmant a bien d’autres noms ! Les uns qui leur viennent de leurs parents ; et les autres, de leurs intimes…

PHÈDRE

C’est toi, l’intime !… Tu les connais beaucoup trop bien !

ÉRYXIMAQUE

Je les connais bien mieux que bien, et en quelque manière, un peu mieux qu’elles se connaissent elles-mêmes. Ô Phèdre, ne suis-je pas le médecin ? — En moi, par moi, tous les secrets de la médecine s’échangent en secret contre tous les secrets de la danseuse ! Elles m’appellent pour toute chose. Entorses, boutons, fantasmes, peines de cœur, accidents si variés de leur profession (et ces accidents substantiels qui se déduisent aisément d’une carrière très mobile), — et leurs mystérieux malaises ; voire la jalousie, qu’elle soit artistique ou passionnelle ; voire songes !… Sais-tu qu’il me suffit qu’elles me chuchotent quelque rêve qui les tourmente, pour que je puisse, par exemple, en conclure à l’altération de quelque dent ?

SOCRATE

Homme admirable, qui par les songes connais les dents, penses-tu que les philosophes aient les leurs toutes gâtées ?

ÉRYXIMAQUE

De la morsure de Socrate me préservent les dieux !

PHÈDRE

Regardez-moi plutôt ces bras et ces jambes innombrables !… Quelques femmes font mille choses. Mille flambeaux, mille péristyles éphémères, des treilles, des colonnes… Les images se fondent, s’évanouissent… C’est un bosquet aux belles branches tout agitées par les brises de la musique ! — Est-il rêve, ô Éryximaque, qui signifie plus de tourments, et plus de dangereuses altérations de nos esprits ?

SOCRATE

Mais ceci est précisément le contraire d’un rêve, cher Phèdre.

PHÈDRE

Mais moi, je rêve… Je rêve à la douceur, multipliée indéfiniment par elle-même, de ces rencontres, et de ces échanges de formes de vierges. Je rêve à ces contacts inexprimables qui se produisent dans l’âme, entre les temps, entre les blancheurs et les passes de ces membres en mesure, et les accents de cette sourde symphonie sur laquelle toutes choses semblent peintes et portées… Je respire, comme une odeur muscate et composée, ce mélange de filles charmeresses ; et ma présence s’égare dans ce dédale de grâces, où chacune se perd avec une compagne, et se retrouve avec une autre.

SOCRATE

Âme voluptueuse, vois donc ici le contraire d’un rêve, et le hasard absent… Mais le contraire d’un rêve, qu’est-ce, Phèdre, sinon quelque autre rêve ?… Un rêve de vigilance et de tension que ferait la Raison elle-même ! — Et que rêverait une Raison ? — Que si une Raison rêvait, dure, debout, l’œil armé, et la bouche fermée, comme maîtresse de ses lèvres, — le songe qu’elle ferait, ne serait-ce point ce que nous voyons maintenant, — ce monde de forces exactes et d’illusions étudiées ? — Rêve, rêve, mais rêve tout pénétré de symétries, tout ordre, tout actes et séquences !… Qui sait quelles Lois augustes rêvent ici qu’elles ont pris de clairs visages, et qu’elles s’accordent dans le dessein de manifester aux mortels comment le réel, l’irréel et l’intelligible se peuvent fondre et combiner selon la puissance des Muses ?

ÉRYXIMAQUE

Il est bien vrai, Socrate, que le trésor de ces images est inestimable… Ne crois-tu pas que la pensée des Immortels soit précisément ce que nous voyons, et que l’infinité de ces nobles similitudes, les conversions, les inversions, les diversions inépuisables qui se répondent et se déduisent sous nos yeux, nous transportent dans les connaissances divines ?

PHÈDRE

Qu’il est pur, qu’il est gracieux, ce petit temple rose et rond qu’elles composent maintenant, et qui tourne lentement comme la nuit !… Il se dissipe en jeunes filles, les tuniques s’envolent, et les dieux semblent changer d’idée !…

ÉRYXIMAQUE

La divine pensée est à présent cette foison multicolore de groupes de figures souriantes ; elle engendre les redites de ces manœuvres délicieuses, ces tourbillons voluptueux qui se forment de deux ou trois corps et qui ne peuvent plus se rompre… L’une d’elles est comme captive. Elle ne sortira plus de leurs enchaînements enchantés !…

SOCRATE

Mais que font-elles tout à coup ?… Elles s’emmêlent, elles s’enfuient !…

PHÈDRE

Elles volent aux portes. Elles s’inclinent pour accueillir.

ÉRYXIMAQUE

Athikté ! Athikté ! Ô dieux !… l’Athikté la palpitante !

SOCRATE

Elle n’est rien.

PHÈDRE

Petit oiseau !

SOCRATE

Chose sans corps !

ÉRYXIMAQUE

Chose sans prix !

PHÈDRE

Ô Socrate, on dirait qu’elle obéit à des figures invisibles !

SOCRATE

Ou qu’elle cède à quelque noble destinée !

ÉRYXIMAQUE

Regarde ! Regarde !… Elle commence, vois-tu bien ? par une marche toute divine : c’est une simple marche circulaire… Elle commence par le suprême de son art ; elle marche avec naturel sur le sommet qu’elle a atteint. Cette seconde nature est ce qu’il y a de plus éloigné de la première, mais il faut qu’elle lui ressemble à s’y méprendre.

SOCRATE

Je jouis comme personne de cette magnifique liberté. Les autres, maintenant, sont fixes et comme enchantées. Les musiciennes s’écoutent, et ne la perdent pas de vue… Elles adhèrent à la chose, et semblent insister sur la perfection de leur accompagnement.

PHÈDRE

L’une, de corail rose, et curieusement ployée, souffle dans un énorme coquillage.

ÉRYXIMAQUE

La très longue flûtiste aux cuisses fuselées, et l’une à l’autre étroitement tressées, allonge son pied élégant dont l’orteil marque la mesure… Ô Socrate, que te semble de la danseuse ?

SOCRATE

Éryximaque, ce petit être donne à penser… Il assemble sur soi, il assume une majesté qui était confuse dans nous tous, et qui habitait imperceptiblement les acteurs de cette débauche… Une simple marche, et déesse la voici ; et nous, presque des dieux !… Une simple marche, l’enchaînement le plus simple !… On dirait qu’elle paye l’espace avec de beaux actes bien égaux, et qu’elle frappe du talon les sonores effigies du mouvement. Elle semble énumérer et compter en pièces d’or pur, ce que nous dépensons distraitement en vulgaire monnaie de pas, quand nous marchons à toute fin.

ÉRYXIMAQUE

Cher Socrate, elle nous apprend ce que nous faisons, montrant clairement à nos âmes, ce que nos corps obscurément accomplissent. À la lumière de ses jambes, nos mouvements immédiats nous apparaissent des miracles. Ils nous étonnent enfin autant qu’il le faut.

PHÈDRE

En quoi cette danseuse aurait, selon toi, quelque chose de socratique, nous enseignant, quant à la marche, à nous connaître un peu mieux nous-mêmes ?

ÉRYXIMAQUE

Précisément. Nos pas nous sont si faciles et si familiers qu’ils n’ont jamais l’honneur d’être considérés en eux-mêmes, et en tant que des actes étranges (à moins qu’infirmes ou perclus, la privation nous conduise à les admirer)… Ils mènent donc comme ils le savent, nous qui les ignorons naïvement ; et suivant le terrain, le but, l’humeur, l’état de l’homme, ou même l’éclairement de la route, ils sont ce qu’ils sont : nous les perdons sans y penser.

Mais considère cette parfaite procession de l’Athikté, sur le sol sans défaut, libre, net, et à peine élastique. Elle place avec symétrie sur ce miroir de ses forces, ses appuis alternés ; le talon versant le corps vers la pointe, l’autre pied passant et recevant ce corps, et le reversant à l’avance ; et ainsi, et ainsi ; cependant que la cime adorable de sa tête trace dans l’éternel présent, le front d’une vague ondulée.

Comme le sol ici est en quelque sorte absolu, étant dégagé soigneusement de toutes causes d’arythmie et d’incertitude, cette marche monumentale qui n’a qu’elle-même pour but, et dont toutes les impuretés variables ont disparu, devient un modèle universel.

Regarde quelle beauté, quelle pleine sécurité de l’âme résulte de cette longueur de ses nobles enjambées. Cette amplitude de ses pas est accordée avec leur nombre, lequel émane directement de la musique. Mais nombre et longueur sont, d’autre part, secrètement en harmonie avec la stature…

SOCRATE

Tu parles si bien de ces choses, docte Éryximaque, que je ne puis m’empêcher de voir selon ta pensée. Je contemple cette femme qui marche et qui me donne le sentiment de l’immobile. Je ne m’attache qu’à l’égalité de ces mesures…

PHÈDRE

Elle s’arrête, au milieu de ces grâces commensurables…

ÉRYXIMAQUE

Vous allez voir !

PHÈDRE

Elle ferme les yeux…

SOCRATE

Elle est tout entière dans ses yeux fermés, et toute seule avec son âme, au sein de l’intime attention… Elle se sent en elle-même devenir quelque événement.

ÉRYXIMAQUE

Attendez-vous à… Silence, silence !

PHÈDRE

Délicieux instant… Ce silence est contradiction… Comment faire pour ne pas crier : Silence !

SOCRATE

Instant absolument vierge. Et puis, instant où quelque chose doit se rompre dans l’âme, dans l’attente, dans l’assemblée… Quelque chose se rompre… Et cependant, c’est aussi comme une soudure.

ÉRYXIMAQUE

Ô Athikté ! Que tu es excellente dans l’imminence !

PHÈDRE

La musique doucement semble la ressaisir d’une autre manière, la soulève…

ÉRYXIMAQUE

La musique lui change son âme.

SOCRATE

Vous êtes, en ce moment qui va mourir, maîtresses toutes-puissantes, ô Muses !

Suspens délicieux des souffles et des cœurs !… La pesanteur tombe à ses pieds ; et ce grand voile qui s’abat sans aucun bruit le fait comprendre. On ne doit voir son corps qu’en mouvement.

ÉRYXIMAQUE

Ses yeux sont revenus à la lumière…

PHÈDRE

Jouissons de l’instant très délicat où elle change de volonté !… Comme l’oiseau arrivé au bord même du toit, brise avec le beau marbre, et tombe dans son vol…

ÉRYXIMAQUE

Je n’aime rien tant que ce qui va se produire ; et jusque dans l’amour, je ne trouve rien qui l’emporte en volupté sur les tout premiers sentiments. De toutes les heures du jour, l’aube est ma préférée. C’est pourquoi je veux voir avec une tendre émotion, poindre sur cette vivante, le mouvement sacré. Voyez !… Il naît de ce glissant regard qui entraîne invinciblement la tête aux douces narines vers l’épaule bien éclairée… Et la belle fibre tout entière de son corps net et musculeux, de la nuque jusqu’au talon, se prononce et se tord progressivement ; et le tout frémit… Elle dessine avec lenteur l’enfantement d’un bond… Elle nous défend de respirer jusqu’à l’instant qu’elle jaillisse, répondant par un acte brusque à l’éclat attendu et inattendu des déchirantes cymbales !…

SOCRATE

Oh ! la voici donc enfin, qui entre dans l’exception et qui pénètre dans ce qui n’est pas possible !… Comme nos âmes sont pareilles, ô mes amis, devant ce prestige, qui est égal et entier, pour chacune d’elles !… Comme elles boivent ensemble ce qui est beau !

ÉRYXIMAQUE

Toute, elle devient danse, et toute se consacre au mouvement total !

PHÈDRE

Elle semble d’abord, de ses pas pleins d’esprit, effacer de la terre toute fatigue, et toute sottise… Et voici qu’elle se fait une demeure un peu au-dessus des choses, et l’on dirait qu’elle s’arrange un nid dans ses bras blancs… Mais, à présent, ne croirait-on pas qu’elle se tisse de ses pieds un tapis indéfinissable de sensations ?… Elle croise, elle décroise, elle trame la terre avec la durée… Ô le charmant ouvrage, le travail très précieux de ses orteils intelligents qui attaquent, qui esquivent, qui nouent et qui dénouent, qui se pourchassent, qui s’envolent !… Qu’ils sont habiles, qu’ils sont vifs, ces purs ouvriers des délices du temps perdu !… Ces deux pieds babillent entre eux, et se querellent comme des colombes !… Le même point du sol les fait se disputer comme pour un grain !… Ils s’emportent ensemble, et se choquent dans l’air, encore !… Par les Muses, jamais pieds n’ont fait à mes lèvres plus d’envie !

SOCRATE

Voici donc que tes lèvres sont envieuses de la volubilité de ces pieds prodigieux ! Tu aimerais de sentir leurs ailes à tes paroles, et d’orner ce que tu dirais de figures aussi vives que leurs bonds !

PHÈDRE

Moi ?…

ÉRYXIMAQUE

Il ne songeait qu’à becqueter les pédestres tourterelles !… C’est un effet de cette attention passionnée qu’il donne au spectacle de la danse. Quoi de plus naturel, Socrate, quoi de plus ingénuement mystérieux ?… Notre Phèdre est tout ébloui de ces pointes et de ces pirouettes étincelantes qui font le juste orgueil des extrêmes orteils de l’Athikté ; il les dévore de ses yeux, il leur tend le visage ; il croit bien de sentir sur ses lèvres courir les agiles onyx ! — Ne t’excuse pas, cher Phèdre, ne sois pas le moins du monde troublé !… Tu n’as rien éprouvé qui ne soit légitime et obscur, et donc, parfaitement conforme à la machine des mortels. Ne sommes-nous pas une fantaisie organisée ? Et notre système vivant n’est-il pas une incohérence qui fonctionne, et un désordre qui agit ? — Les événements, les désirs, les idées, ne s’échangent-ils pas en nous de la sorte la plus nécessaire et la plus incompréhensible ?… Quelle cacophonie de causes et d’effets !…

PHÈDRE

Mais tu as très bien expliqué toi-même ce que j’ai innocemment ressenti…

SOCRATE

Cher Phèdre, en vérité, tu ne fus pas ému sans quelque raison. Plus je regarde, moi aussi, cette danseuse inexprimable, et plus je m’entretiens de merveilles avec moi-même. Je m’inquiète comment la nature a su enfermer dans cette fille si frêle et si fine, un tel monstre de force et de promptitude ? Hercule changé en hirondelle, ce mythe existe-t-il ? — Et comment cette tête si petite, et serrée comme une jeune pomme de pin, peut-elle engendrer infailliblement ces myriades de questions et de réponses entre ses membres, et ces tâtonnements étourdissants qu’elle produit et reproduit, les répudiant incessamment, les recevant de la musique et les rendant tout aussitôt à la lumière ?

ÉRYXIMAQUE

Et moi, de mon côté, je songe à la puissance de l’insecte, dont l’innombrable vibration de ses ailes soutient indéfiniment la fanfare, le poids, et le courage !…

SOCRATE

Celle-ci se débat dans le réseau de nos regards, comme une mouche capturée. Mais mon esprit curieux court sur la toile après elle, et veut dévorer ce qu’elle accomplit !

PHÈDRE

Cher Socrate, tu ne peux donc jamais jouir que de toi-même ?

SOCRATE

Ô mes amis, qu’est-ce véritablement que la danse ?

ÉRYXIMAQUE

N’est-ce pas ce que nous voyons ? — Que veux-tu de plus clair sur la danse, que la danse elle-même ?

PHÈDRE

Notre Socrate n’a de cesse qu’il n’ait saisi l’âme de toute chose : sinon même, l’âme de l’âme !

SOCRATE

Mais qu’est-ce donc que la danse, et que peuvent dire des pas ?

PHÈDRE

Oh ! Jouissons encore un peu, naïvement, de ces beaux actes… À droite, à gauche ; en avant, en arrière ; et vers le haut et vers le bas, elle semble offrir des présents, des parfums, de l’encens, des baisers, et sa vie elle-même, à tous les points de la sphère, et aux pôles de l’univers…

Elle trace des roses, des entrelacs, des étoiles de mouvement, et de magiques enceintes… Elle bondit hors des cercles à peine fermés… Elle bondit et court après des fantômes !… Elle cueille une fleur, qui n’est aussitôt qu’un sourire !… Oh ! comme elle proteste de son inexistence par une légèreté inépuisable !… Elle s’égare au milieu des sons, elle se reprend à un fil… C’est la flûte secourable qui l’a sauvée ! Ô mélodie !…

SOCRATE

On dirait maintenant que tout n’est que spectre autour d’elle… Elle les enfante en les fuyant ; mais si, tout à coup, elle se retourne, il nous semble qu’elle apparaisse aux immortels !…

PHÈDRE

N’est-elle pas l’âme des fables, et l’échappée de toutes les portes de la vie ?

ÉRYXIMAQUE

Crois-tu qu’elle en sache quelque chose ? et qu’elle se flatte d’engendrer d’autres prodiges que des coups de pied très élevés, des battements, et des entrechats péniblement appris pendant son apprentissage ?

SOCRATE

Il est vrai que l’on peut aussi considérer les choses sous ce jour incontestable… Un œil froid la regarderait aisément comme une démente, cette femme bizarrement déracinée, et qui s’arrache incessamment de sa propre forme, tandis que ses membres devenus fous semblent se disputer la terre et les airs ; et que sa tête se renverse, traînant sur le sol une chevelure déliée ; et que l’une de ses jambes est à la place de cette tête ; et que son doigt trace je ne sais quels signes dans la poussière !… Après tout, pourquoi tout ceci ? — Il suffit que l’âme se fixe et se refuse, pour ne plus concevoir que l’étrangeté et le dégoût de cette agitation ridicule… Que si tu le veux, mon âme, tout ceci est absurde !

ÉRYXIMAQUE

Tu peux donc, suivant ton humeur, comprendre, ne pas comprendre ; trouver beau, trouver ridicule, à ton gré ?

SOCRATE

Il faudrait bien qu’il en soit ainsi…

PHÈDRE

Veux-tu dire, cher Socrate, que ta raison considère la danse comme une étrangère, dont elle méprise le langage, et dont les mœurs lui semblent inexplicables, sinon choquantes ; sinon même, tout à fait obscènes ?

ÉRYXIMAQUE

La raison, quelquefois, me semble être la faculté de notre âme de ne rien comprendre à notre corps !

PHÈDRE

Mais moi, Socrate, la contemplation de la danseuse me fait concevoir bien des choses, et bien des rapports de choses, qui, sur-le-champ, se font ma propre pensée, et pensent, en quelque sorte, à la place de Phèdre. Je me trouve des clartés que je n’eusse jamais obtenues de la présence toute seule de mon âme…

Tout à l’heure, par exemple, l’Athikté me paraissait représenter l’amour. — Quel amour ? — Non celui-ci, non celui-là ; et non quelque misérable aventure ! — Certes, elle ne faisait point le personnage d’une amante… Point de mime, point de théâtre ! Non, non ! point de fiction ! Pourquoi feindre, mes amis, quand on dispose du mouvement et de la mesure, qui sont ce qu’il y a de réel dans le réel ?… Elle était donc l’être même de l’amour ! — Mais quel est-il ? — De quoi est-il fait ? — Comment le définir et le peindre ? — Nous savons bien que l’âme de l’amour est la différence invincible des amants, tandis que sa matière subtile est l’identité de leurs désirs. Il faut donc que la danse enfante par la subtilité des traits, par la divinité des élans, par la délicatesse des pointes stationnaires, cette créature universelle qui n’a point de corps ni de visage, mais qui a des dons, et des jours, et des destinées, mais qui a une vie et une mort ; et qui n’est même que vie et que mort, car le désir une fois né ne connaît pas le sommeil ni aucune trêve.

C’est pourquoi la seule danseuse peut le rendre visible par ses beaux actes. Toute, Socrate, toute, elle était l’amour !… Elle était jeux et pleurs, et feintes inutiles ! Charmes, chutes, offrandes ; et les surprises, et les oui, et les non, et les pas tristement perdus… Elle célébrait tous les mystères de l’absence et de la présence ; elle semblait quelquefois effleurer d’ineffables catastrophes !… Mais à présent, pour rendre grâces à l’Aphrodite, regardez-la. N’est-elle pas soudain une véritable vague de la mer ? — Tantôt plus lourde, tantôt plus légère que son corps, elle bondit, comme d’un roc heurtée ; elle retombe mollement… C’est l’onde !

ÉRYXIMAQUE

Phèdre, à tout prix, prétend qu’elle représente quelque chose !

PHÈDRE

Que penses-tu, Socrate ?

SOCRATE

Si elle représente quoi que ce soit ?

PHÈDRE

Oui. Crois-tu qu’elle représente quelque chose ?

SOCRATE

Nulle chose, cher Phèdre. Mais toute chose, Éryximaque. Aussi bien l’amour comme la mer, et la vie elle-même, et les pensées… Ne sentez-vous pas qu’elle est l’acte pur des métamorphoses ?

PHÈDRE

Divin Socrate, tu sais quelle confiance simple et singulière j’ai placée, depuis que je t’ai connu, dans tes lumières incomparables : je ne puis t’entendre sans te croire, ni te croire sans jouir de moi-même qui te crois. Mais que la danse d’Athikté ne représente rien, et ne soit pas, sur toute chose, une image des emportements et des grâces de l’amour, je le trouve presque insupportable à ouïr…

SOCRATE

Je n’ai rien dit de si cruel encore ! — Ô mes amis, je ne fais que vous demander ce que c’est que la danse ; et l’un et l’autre paraissez respectivement le savoir ; mais le savoir tout à fait séparément ! L’un me dit qu’elle est ce qu’elle est, et qu’elle se réduit à ce que voient ici nos yeux ; et l’autre tient très ferme qu’elle représente quelque chose, et donc qu’elle n’est point entièrement en elle-même, mais principalement en nous. Quant à moi, mes amis, mon incertitude est intacte !… Mes pensées sont nombreuses, — ce qui jamais n’est un bon signe !… Nombreuses, confuses, également pressées autour de moi…

ÉRYXIMAQUE

Tu te plains d’être riche !

SOCRATE

L’opulence rend immobile. Mais mon désir est mouvement, Éryximaque… J’aurais besoin maintenant de cette puissance légère qui est le propre de l’abeille, comme elle est le souverain bien de la danseuse… Il faudrait à mon esprit cette force et ce mouvement concentré, qui suspendent l’insecte au-dessus de la multitude de fleurs ; qui le font le vibrant arbitre de la diversité de leurs corolles ; qui le présentent comme il veut, à celle-ci, à celle-là, à cette rose un peu plus écartée ; et qui lui permettent qu’il l’effleure, qu’il la fuie, ou qu’il la pénètre… Ils l’éloignent soudain de celle qu’il a fini d’aimer, comme aussitôt ils l’y ramènent, s’il se repent d’y avoir laissé quelque suc dont le souvenir le suit, duquel la suavité l’obsède pendant le reste de son vol… Ou bien me faudrait-il, ô Phèdre, le subtil déplacement de la danseuse, qui, s’insinuant entre mes pensées, les irait éveiller délicatement chacune à son tour, les faisant surgir de l’ombre de mon âme, et paraître à la lumière de vos esprits, dans l’ordre le plus heureux des ordres possibles.

PHÈDRE

Parle, parle… Je vois l’abeille sur ta bouche, et la danseuse dans ton regard !

ÉRYXIMAQUE

Parle, ô Maître dans l’art divin de se fier à la naissante idée !… Auteur toujours heureux des conséquences merveilleuses d’un accident dialectique !… Parle ! Tire le fil doré… Amène de tes absences profondes quelque vivante vérité !

PHÈDRE

Le hasard est avec toi… Il se change insensiblement en sagesse, à mesure que tu le poursuis de la voix dans le labyrinthe de ton âme !

SOCRATE

Eh bien je prétends, avant toute chose, consulter notre médecin !

ÉRYXIMAQUE

Ce que tu voudras, cher Socrate.

SOCRATE

Dis-moi donc, fils d’Acumène, ô Thérapeute Éryximaque, toi pour qui les drogues très amères et les aromates ténébreux ont si peu de vertus cachées que tu n’en fais aucun usage ; toi donc, qui possédant aussi bien qu’homme du monde, tous les secrets de l’art et ceux de la nature, toutefois ne prescris, ni ne préconises, baumes, ni bols, ni les mastics mystérieux ; toi, davantage, qui ne te fies aux élixirs, qui ne crois guère aux philtres confidentiels ; ô guérisseur sans électuaires, ô dédaigneux de tout ce qui, — poudres, gouttes, gommes, grumeaux, flocons, ou gemmes ou cristaux, — happe à la langue, perce les voûtes olfactives, touche aux ressorts de l’éternuement ou de la nausée, tue ou vivifie ; dis-moi donc, cher ami Éryximaque, et des iâtres le plus versé dans la matière médicale, dis-moi cependant : connais-tu point, parmi tant de substances actives et efficientes, et parmi ces préparations magistrales que ta science contemple comme des armes vaines ou détestables, dans l’arsenal de la pharmacopée, — dis-moi donc, connais-tu point quelque remède spécifique, ou quelque corps exactement antidote, pour ce mal d’entre les maux, ce poison des poisons, ce venin opposé à toute la nature ?…

PHÈDRE

Quel venin ?

SOCRATE

… Qui se nomme : l’ennui de vivre ! — J’entends, sache-le bien, non l’ennui passager ; non l’ennui par fatigue, ou l’ennui dont on voit le germe, ou celui dont on sait les bornes ; mais cet ennui parfait, ce pur ennui, cet ennui qui n’a point l’infortune ou l’infirmité pour origine, et qui s’accommode de la plus heureuse à contempler de toutes les conditions, — cet ennui enfin, qui n’a d’autre substance que la vie même, et d’autre cause seconde que la clairvoyance du vivant. Cet ennui absolu n’est en soi que la vie toute nue, quand elle se regarde clairement.

ÉRYXIMAQUE

Il est bien vrai que si notre âme se purge de toute fausseté, et qu’elle se prive de toute addition frauduleuse à ce qui est, notre existence est menacée sur-le-champ, par cette considération froide, exacte, raisonnable, et modérée, de la vie humaine telle qu’elle est.

PHÈDRE

La vie noircit au contact de la vérité, comme fait le douteux champignon au contact de l’air, quand on l’écrase.

SOCRATE

Éryximaque, je t’interrogeais s’il y avait remède ?

ÉRYXIMAQUE

Pourquoi guérir un mal si rationnel ? Rien, sans doute, rien de plus morbide en soi, rien de plus ennemi de la nature, que de voir les choses comme elles sont. Une froide et parfaite clarté est un poison qu’il est impossible de combattre. Le réel, à l’état pur, arrête instantanément le cœur… Une goutte suffit, de cette lymphe glaciale, pour détendre dans une âme, les ressorts et la palpitation du désir, exterminer toutes espérances, ruiner tous les dieux qui étaient dans notre sang. Les Vertus et les plus nobles couleurs en sont pâlies, et se dévorent peu à peu. Le passé, en un peu de cendres ; l’avenir, en petit glaçon, se réduisent. L’âme s’apparaît à elle-même, comme une forme vide et mesurable. — Voilà donc les choses telles qu’elles sont qui se rejoignent, qui se limitent, et s’enchaînent de la sorte la plus rigoureuse et la plus mortelle… Ô Socrate, l’univers ne peut souffrir, un seul instant, de n’être que ce qu’il est. Il est étrange de penser que ce qui est le Tout ne puisse point se suffire !… Son effroi d’être ce qui est, l’a donc fait se créer et se peindre mille masques ; il n’y a point d’autre raison de l’existence des mortels. Pour quoi sont les mortels ? — Leur affaire est de connaître. Connaître ? Et qu’est-ce que connaître ? — C’est assurément n’être point ce que l’on est. — Voici donc les humains délirant et pensant, introduisant dans la nature le principe des erreurs illimitées, et cette myriade de merveilles !…

Les méprises, les apparences, les jeux de la dioptrique de l’esprit, approfondissent et animent la misérable masse du monde… L’idée fait entrer dans ce qui est, le levain de ce qui n’est pas… Mais enfin la vérité quelquefois se déclare, et détonne dans l’harmonieux système des fantasmagories et des erreurs… Tout menace aussitôt de périr, et Socrate en personne me vient demander un remède, pour ce cas désespéré de clairvoyance et d’ennui !…

SOCRATE

Eh bien, Éryximaque, puisqu’il n’est point de remède, peux-tu me dire, tout au moins, quel état est le plus contraire à cet horrible état de pur dégoût, de lucidité meurtrière, et d’inexorable netteté ?

ÉRYXIMAQUE

Je vois d’abord tous les délires non mélancoliques.

SOCRATE

Et ensuite ?

ÉRYXIMAQUE

L’ivresse, et la catégorie des illusions dues aux vapeurs capiteuses.

SOCRATE

Oui. Mais n’y a-t-il point des ivresses qui n’aient point leur source dans le vin ?

ÉRYXIMAQUE

Certes. L’amour, la haine, l’avidité, enivrent !… Le sentiment de la puissance…

SOCRATE

Tout ceci donne goût et couleur à la vie. Mais la chance de haïr, ou d’aimer, ou d’acquérir de très grands biens, est liée à tous les hasards du réel… Tu ne vois donc pas, Éryximaque, que parmi toutes les ivresses, la plus noble, et la plus ennemie du grand ennui, est l’ivresse due à des actes ? Nos actes, et singulièrement ceux de nos actes qui mettent notre corps en branle, peuvent nous faire entrer dans un état étrange et admirable… C’est l’état le plus éloigné de ce triste état où nous avons laissé l’observateur immobile et lucide que nous imaginâmes tout à l’heure.

PHÈDRE

Mais si, par quelque miracle, celui-ci se prenait de passion subite pour la danse ?… S’il voulait cesser d’être clair pour devenir léger ; et si donc, s’essayant à différer infiniment de lui-même, il tentait de changer sa liberté de jugement en liberté de mouvement ?

SOCRATE

Alors il nous apprendrait d’un seul coup ce que nous cherchons à élucider maintenant… Mais j’ai quelque chose encore qu’il faut que je demande à Éryximaque.

ÉRYXIMAQUE

Ce que tu voudras, cher Socrate.

SOCRATE

Dis-moi donc, sage médecin, qui as approfondi dans tes périples et dans tes études, la science de toutes choses vivantes ; grand connaisseur que tu es des formes et des caprices naturels, toi qui t’es distingué dans le classement des bêtes et des plantes remarquables (les nocives et les bénignes ; les anodines, les efficaces ; les surprenantes, les affreuses, les ridicules ; les douteuses ; celles enfin qui n’existent pas), — dis-moi donc, n’as-tu point ouï parler de ces étranges animaux qui vivent et prospèrent dans la flamme elle-même ?

ÉRYXIMAQUE

Certes !… Leur figure et leurs mœurs, cher Socrate, ont été bien étudiées ; encore que leur existence même ait récemment fait l’objet de quelques contestations. Je les ai décrits bien souvent à mes disciples ; toutefois je n’ai jamais eu l’occasion d’en observer de mes yeux.

SOCRATE

Eh bien, ne te semble-t-il pas, Éryximaque, et à toi, mon cher Phèdre, que cette créature qui vibre là-bas, et qui s’agite adorablement dans nos regards, cette ardente Athikté qui se divise et se rassemble, qui s’élève et qui s’abaisse, qui s’ouvre et se referme si promptement, et qui paraît appartenir à d’autres constellations que les nôtres, — a l’air de vivre, tout à fait à l’aise, dans un élément comparable au feu, — dans une essence très subtile de musique et de mouvement, où elle respire une énergie inépuisable, cependant qu’elle participe de tout son être, à la pure et immédiate violence de l’extrême félicité ? — Que si nous comparons notre condition pesante et sérieuse, à cet état d’étincelante salamandre, ne vous semble-t-il pas que nos actes ordinaires, engendrés successivement par nos besoins, et que nos gestes et nos mouvements accidentels soient comme des matériaux grossiers, comme une impure matière de durée, — tandis que cette exaltation et cette vibration de la vie, tandis que cette suprématie de la tension, et ce ravissement dans le plus agile que l’on puisse obtenir de soi-même, ont les vertus et les puissances de la flamme ; et que les hontes, les ennuis, les niaiseries, et les aliments monotones de l’existence s’y consument, faisant briller à nos yeux ce qu’il y a de divin dans une mortelle ?

PHÈDRE

Admirable Socrate, regarde vite à quel point tu dis vrai !… Regarde la palpitante ! On croirait que la danse lui sort du corps comme une flamme !

SOCRATE

Ô Flamme !…

— Cette fille est peut-être une sotte ?…

Ô Flamme !…

— Et qui sait quelles superstitions et quelles sornettes forment son âme ordinaire ?

Ô Flamme, toutefois !… Chose vive et divine !…

Mais qu’est-ce qu’une flamme, ô mes amis, si ce n’est le moment même ? — Ce qu’il y a de fol, et de joyeux, et de formidable dans l’instant même ?… Flamme est l’acte de ce moment qui est entre la terre et le ciel. Ô mes amis, tout ce qui passe de l’état lourd à l’état subtil, passe par le moment de feu et de lumière…

Et flamme, n’est-ce point aussi la forme insaisissable et fière de la plus noble destruction ? — Ce qui n’arrivera jamais plus, arrive magnifiquement devant nos yeux ! — Ce qui n’arrivera jamais plus, doit arriver le plus magnifiquement qu’il se puisse ! — Comme la voix chante éperdument, comme la flamme follement chante entre la matière et l’éther, — et de la matière à l’éther, furieusement gronde et se précipite, — la grande Danse, ô mes amis, n’est-elle point cette délivrance de notre corps tout entier possédé de l’esprit du mensonge, et de la musique qui est mensonge, et ivre de la négation de la nulle réalité ? — Voyez-moi ce corps, qui bondit comme la flamme remplace la flamme, voyez comme il foule et piétine ce qui est vrai ! Comme il détruit furieusement, joyeusement, le lieu même où il se trouve, et comme il s’enivre de l’excès de ses changements !

Mais comme il lutte contre l’esprit ! Ne voyez-vous pas qu’il veut lutter de vitesse et de variété avec son âme ? — Il est étrangement jaloux de cette liberté et de cette ubiquité qu’il croit que possède l’esprit !…

Sans doute, l’objet unique et perpétuel de l’âme est bien ce qui n’existe pas : ce qui fut, et qui n’est plus ; — ce qui sera et qui n’est pas encore ; — ce qui est possible, ce qui est impossible, — voilà bien l’affaire de l’âme, mais non jamais, jamais, ce qui est !

Et le corps qui est ce qui est, le voici qu’il ne peut plus se contenir dans l’étendue ! — Où se mettre ? — Où devenir ? — Cet Un veut jouer à Tout. Il veut jouer à l’universalité de l’âme ! Il veut remédier à son identité par le nombre de ses actes ! Étant chose, il éclate en événements ! — Il s’emporte ! — Et comme la pensée excitée touche à toute substance, vibre entre les temps et les instants, franchit toutes différences ; et comme dans notre esprit se forment symétriquement les hypothèses, et comme les possibles s’ordonnent et sont énumérés, — ce corps s’exerce dans toutes ses parties, et se combine à lui-même, et se donne forme après forme, et il sort incessamment de soi !… Le voici enfin dans cet état comparable à la flamme, au milieu des échanges les plus actifs… On ne peut plus parler de « mouvement »… On ne distingue plus ses actes d’avec ses membres…

Cette femme qui était là est dévorée de figures innombrables… Ce corps, dans ses éclats de vigueur, me propose une extrême pensée : de même que nous demandons à notre âme bien des choses pour lesquelles elle n’est pas faite, et que nous en exigeons qu’elle nous éclaire, qu’elle prophétise, qu’elle devine l’avenir, l’adjurant même de découvrir le Dieu, — ainsi le corps qui est là, veut atteindre à une possession entière de soi-même, et à un point de gloire surnaturel… Mais il en est de lui comme de l’âme, pour laquelle le Dieu, et la sagesse, et la profondeur qui lui sont demandés, ne sont et ne peuvent être que des moments, des éclairs, des fragments d’un temps étranger, des bonds désespérés hors de sa forme…

PHÈDRE

Regarde, mais regarde !… Elle danse là-bas et donne aux yeux ce qu’ici tu essayes de nous dire… Elle fait voir l’instant… Ô quels joyaux elle traverse !… Elle jette ses gestes comme des scintillations !… Elle dérobe à la nature des attitudes impossibles, sous l’œil même du Temps !… Il se laisse tromper… Elle traverse impunément l’absurde… Elle est divine dans l’instable, elle en fait don à nos regards !…

ÉRYXIMAQUE

L’instant engendre la forme, et la forme fait voir l’instant.

PHÈDRE

Elle fuit son ombre dans les airs !

SOCRATE

Nous ne la voyons jamais que devant tomber…

ÉRYXIMAQUE

Elle a fait tout son corps aussi délié, aussi bien lié qu’une main agile… Ma main seule peut imiter cette possession et cette facilité de tout son corps…

SOCRATE

Ô mes amis, ne vous sentez-vous pas enivrés par saccades, et comme par des coups répétés de plus en plus fort, peu à peu rendus semblables à tous ces convives qui trépignent, et qui ne peuvent plus tenir silencieux et cachés leurs démons ? Moi-même, je me sens envahi de forces extraordinaires… Ou je sens qu’elles sortent de moi qui ne savais pas que je contenais ces vertus. Dans un monde sonore, résonnant et rebondissant, cette fête intense du corps devant nos âmes offre lumière et joie… Tout est plus solennel, tout est plus léger, tout est plus vif, plus fort ; tout est possible d’une autre manière ; tout peut recommencer indéfiniment… Rien ne résiste à l’alternance des fortes et des faibles… Battez, battez !… La matière frappée et battue, et heurtée, en cadence ; la terre bien frappée ; les peaux et les cordes bien tendues, bien frappées ; les paumes des mains, les talons, bien frappant et battant le temps, forgeant joie et folie ; et toutes choses en délire bien rythmé, règnent.

Mais la joie croissante et rebondissante tend à déborder toute mesure, ébranle à coups de bélier les murs qui sont entre les êtres. Hommes et femmes en cadence mènent le chant jusqu’au tumulte. Tout le monde frappe et chante à la fois, et quelque chose grandit et s’élève… J’entends le fracas de toutes les armes étincelantes de la vie !… Les cymbales écrasent à nos oreilles toute voix des secrètes pensées. Elles sont bruyantes comme des baisers de lèvres d’airain…

ÉRYXIMAQUE

L’Athikté cependant présente une dernière figure. Tout son corps sur ce gros doigt puissant se déplace.

PHÈDRE

Son orteil qui la supporte tout entière frotte sur le sol comme le pouce sur le tambour. Quelle attention est dans ce doigt ; quelle volonté la roidit, et la maintient sur cette pointe !… Mais voici qu’elle tourne sur elle-même…

SOCRATE

Elle tourne sur elle-même, — voici que les choses éternellement liées commencent de se séparer. Elle tourne, elle tourne…

ÉRYXIMAQUE

C’est véritablement pénétrer dans un autre monde…

SOCRATE

C’est la suprême tentative… Elle tourne, et tout ce qui est visible, se détache de son âme ; toute la vase de son âme se sépare enfin du plus pur ; les hommes et les choses vont former autour d’elle une lie informe et circulaire…

Voyez-vous… Elle tourne… Un corps, par sa simple force, et par son acte, est assez puissant pour altérer plus profondément la nature des choses que jamais l’esprit dans ses spéculations et dans ses songes n’y parvint !

PHÈDRE

On croirait que ceci peut durer éternellement.

SOCRATE

Elle pourrait mourir, ainsi…

ÉRYXIMAQUE

Dormir, peut-être, s’endormir d’un sommeil magique…

SOCRATE

Elle reposerait immobile au centre même de son mouvement. Isolée, isolée, pareille à l’axe du monde…

PHÈDRE

Elle tourne, elle tourne… Elle tombe !

SOCRATE

Elle est tombée !

PHÈDRE

Elle est morte…

SOCRATE

Elle a épuisé ses secondes forces, et le trésor le plus caché dans sa structure !

PHÈDRE

Dieux ! Elle peut mourir… Éryximaque, va !…

ÉRYXIMAQUE

Je n’ai point coutume de me hâter dans ces circonstances ! Si les choses doivent s’arranger, il sied que le médecin ne les trouble point, et qu’il arrive un très petit moment avant la guérison, du même pas que les Dieux.

SOCRATE

Il faut cependant aller voir.

PHÈDRE

Comme elle est blanche !

ÉRYXIMAQUE

Laissons agir le repos qui va la guérir de son mouvement.

PHÈDRE

Tu crois qu’elle n’est pas morte ?

ÉRYXIMAQUE

Regarde ce très petit sein qui ne demande qu’à vivre. Vois comme faiblement il palpite, suspendu au temps…

PHÈDRE

Je ne le vois que trop.

ÉRYXIMAQUE

L’oiseau bat un peu de l’aile, avant qu’il reprenne son vol.

SOCRATE

Elle semble assez heureuse.

PHÈDRE

Qu’a-t-elle dit ?

SOCRATE

Elle a dit quelque chose pour soi seule.

ÉRYXIMAQUE

Elle a dit : Que je suis bien !

PHÈDRE

Ce petit tas de membres et d’écharpes s’agite…

ÉRYXIMAQUE

Allons, petite enfant, rouvrons les yeux. Comment te sens-tu maintenant ?

ATHIKTÉ

Je ne sens rien. Je ne suis pas morte. Et pourtant, je ne suis pas vivante !

SOCRATE

D’où reviens-tu ?

ATHIKTÉ

Asile, asile, ô mon asile, ô Tourbillon ! — J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses…

Paul Valéry.