Cinquième lettre.
Juste Odoard à Mlle de Nesmes, à Lyon.
Est-ce bien vrai que tu es tout à fait bien, ma mère chérie ? Que tu es bonne de m’avoir envoyé ce télégramme que je viens de recevoir. J’espère que la poste de demain m’apportera une vraie lettre de ton écriture, et que je pourrai avoir l’esprit libre et le cœur content pour faire connaissance avec le patron dont je viens recevoir les ordres en attendant qu’il m’accorde l’amitié promise.
Moi, j’ai peine à croire, si bon qu’il soit, que je puisse m’attacher beaucoup à un fervent catholique, à une espèce de saint tel que me l’a dépeint le très chrétien M. de Sainte-Fauste. Ces braves gens-là sont capables de tous les bons procédés, mais ils n’aiment réellement personne. C’est tout simple, ils n’ont besoin d’aucun de leurs semblables. Ils traitent de pair à compagnon avec le bon Dieu, qui est certainement un ami plus intéressant et un camarade plus gentil que le meilleur d’entre nous. Nous devons nous contenter des restes qu’il nous laisse dans ces âmes noyées en lui. Je ne compte donc que fort peu sur l’affection promise, je te l’ai dit, et je t’ai dit aussi de ne pas croire que je m’ennuierai dans la solitude. D’abord je ne suis jamais seul ; je te porte partout avec moi, et l’habitude de t’écrire de longues lettres me console amplement de l’absence d’interlocuteurs.
Pour commencer, je vais te raconter mon arrivée ici, hier soir, par un joli brouillard qui ne m’a pas permis de soupçonner la forme ou la couleur du pays. J’ai su, par la lenteur du trajet, que la pauvre haridelle louée à Chambéry gravissait péniblement les étages d’une interminable montée. Mon conducteur était pourtant pressé d’arriver. Il paraissait fort inquiet de voir augmenter l’intensité de ce brouillard, qui lui permettait à peine de suivre un chemin bordé de précipices. Mais comme je ne le voyais pas, je m’ennuyais, et j’ai pris le parti de marcher pendant la dernière heure du trajet pour ne pas m’endormir et ne pas arriver chez M. le duc avec la figure d’un abruti. Il faisait encore assez de jour pour que je pusse voir où je posais les pieds.
Bien préservé par le bon macfarlane que tu m’as donné, je n’étais pas mouillé par les nuages qui m’enveloppaient. Un coup de vent a tout à coup enlevé le rideau, et je me suis trouvé en face d’un grand vieux manoir romantique perché sur un plateau de roches qui semblait émerger du vide, car les pentes abruptes restaient plongées dans un océan de nuées grises qui donnaient l’idée du chaos. Par la déchirure qui se faisait au-dessus de ma tête, je voyais un ciel chargé de bandes noires, lourdes, sur un fond glauque qui faisait ressortir la dentelure hardie des toits aigus du château ; c’était très bizarre et très beau. Je ne sentais plus aucune fatigue.
La grille était ouverte toute grande ; je pénétrai dans une cour étroite et sombre, et me trouvai en face d’un petit vieillard escorté de deux domestiques portant des flambeaux. Ce n’était pas le duc, qui a vingt-six ans, ni son père, qui est mort depuis longtemps. Mais ce pouvait être son grand-père ou son grand-oncle, car il avait une mise irréprochable et une apparence des plus distinguées. Comme je le saluais avec respect, il comprit ma méprise en homme habitué à faire son effet, et après m’avoir demandé si j’étais l’hôte attendu, M. Juste Odoard, il se hâta de m’apprendre qu’il était M. Champorel, premier valet de chambre et homme de confiance de M. le duc. Celui-ci était absent depuis le matin ; il était allé voir un parent malade et probablement il ne rentrerait pas avant le lendemain. Il avait prévu que je pourrais arriver dans la soirée, et il avait chargé ledit Champorel de me recevoir de son mieux.
En parlant ainsi, le vieillard ne me permit pas de m’occuper de mon conducteur, que j’avais devancé et qui entrait après moi dans la cour.
— On aura soin de ce brave homme, me dit-il. Eh ! c’est le père Rédoré ! On le soignera bien, monsieur, on le payera, ça ne vous regarde pas ; on le fera coucher, on ne le laissera pas repartir avec le temps qu’il fait. Vous, vous êtes mouillé, ayez la bonté de me suivre bien vite. Il y a un bon feu qui vous attend.
Je le suivis à travers une suite de cloîtres à ogives jusqu’à un pavillon qui m’a été assigné pour logement et qui est d’un confort irréprochable : chambre à coucher capitonnée, vastes cheminées resplendissantes du feu clair des branches et des pommes de pin, atelier vaste et bien clos, cabinets de toilette… et une vue ! ajoutait le majordome : Vous verrez ça demain ; le brouillard sera tombé. Dans cette saison il ne tient pas.
En parlant ainsi, il allumait les flambeaux et faisait signe à un de ses subordonnés de me débarrasser de mon manteau, à l’autre de me déchausser et de me présenter des pantoufles ouatées qui, plantées sur la tête des hauts landiers de fer, attendaient, en se chauffant le ventre, l’arrivée de mon Excellence.
Tu vois si je suis choyé et si tu peux être tranquille sur le compte de ton grand benêt de fils▶, lequel, habitué à tes gâteries, se laissait faire majestueusement, ce qui donnait de son savoir-vivre une haute idée à ces messieurs les larbins. Qui se laisse servir sait payer, c’est la devise des antichambres.
− Monsieur veut-il manger tout de suite ?
— Certainement, monsieur Champorel.
— Monsieur veut-il manger chez lui ?
— Avec plaisir, monsieur Champorel.
— Monsieur prend du café ?
— Toujours, monsieur Champorel.
— Monsieur veut des cigares ou des cigarettes ?
— J’ai ce qu’il me faut, monsieur Champorel.
— Vous avez entendu, mes enfants, dit-il en s’adressant aux deux subalternes d’un ton d’autorité paternelle. Allez, et faites vite.
— A présent, ajouta-t-il, en s’adressant à moi, je vais défaire la malle de monsieur, pour lui présenter sa robe de chambre ?
— Je n’en ai pas, monsieur Champorel. C’est un vêtement qui n’est pas de mon âge.
— Pardon, monsieur, dans notre climat, quand on ne remue pas, il faut être ouaté. Je cours chercher celle que monsieur le duc a dit de préparer pour vous.
Il sort et revient avec une robe de chambre de soie piquée et ouatée que j’hésite à endosser.
Il insiste :
— C’est parce que vous avez chaud qu’il faut ne pas vous refroidir. Vous êtes ici dans le château du diable.
— Pourquoi cela ?
— Des murs de deux mètres d’épaisseur imbibés de nuages ! Songez donc, il faut y entretenir la chaleur de l’enfer, ou s’attendre aux rhumatismes.
— Vous ne me paraissez pas encore atteint de ce mal, monsieur Champorel. Quel âge avez-vous donc ?
— Soixante-seize ans, monsieur, et il y en a cinquante que je vis ici au service de la famille. Je n’ai pas de rhumatismes, c’est vrai, et je suis ingambe comme un jeune homme. Mais je suis ouaté de la tête aux pieds sans que cela paraisse. Mettez, mettez la robe de chambre, pour faire plaisir à papa Champorel. C’est comme cela que M. le duc me nomme ; il fait toutes mes volontés, et vous verrez que vous les ferez aussi, quand vous me connaîtrez.
— Je ne demande pas mieux, papa Champorel, car je vois bien que votre volonté est toujours de procurer du bien-être aux autres.
— C’est bien cela ; monsieur a compris. A présent, voilà le souper. Restez dans l’antichambre, mes enfants, je servirai monsieur.
Si j’avais écouté mon premier mouvement, j’aurais prié ce bon vieux de s’asseoir en face de moi et de partager mon repas. Mais je l’eusse probablement scandalisé. Je dus me laisser servir par ce petit fantôme de grand-père, fluet, propret, joli avec sa figure anguleuse bien dessinée, ses petits yeux noirs perçants, éclairant sa face pâle, et ses fines mèches de cheveux d’argent voltigeant sur un crâne d’ivoire poli. Souper exquis, vins délicieux, café presque égal au tien. On vit ici sur un grand pied. J’ai déjà peur d’y engraisser.
J’aurais volontiers fêté la dive bouteille, j’avais chaud et soif, et je n’avais que mon lit à gagner pour dormir comme un loir, mais la présence du père Champorel me rappelait à moi-même et je n’ai pas dérogé à mes habitudes de sobriété. Le vieux renard m’observait et fit la remarque que j’étais aussi petit buveur que M. le duc. Je n’étais pas fâché d’avoir quelques détails sur le compte du châtelain, et le Champorel ne demandait qu’à causer. Je vis bientôt que quand il s’agissait de son maître, il était inépuisable et voici ce que j’ai appris :
M. d’Autremont a été marié à vingt ans et veuf à vingt-un. Il a aimé sa femme qui ne l’aimait pas. Elle l’eût rendu malheureux. M. Champorel ne la regrette point, bien que son maître, qui a un cœur d’or, l’ait longtemps pleurée.
Je savais déjà que M. de Sainte-Fauste a été le gouverneur du jeune duc. « M. de Sainte-Fauste, — c’est Champorel qui parle, — est un parfait honnête homme, de mœurs pures et très attaché à ses élèves ; mais il n’était pas, pour l’intelligence, à la hauteur de M. le duc. Il a la dévotion étroite, tandis que M. le duc avait la piété ardente. Il a trop pesé sur l’esprit de l’enfant. Il lui disait tout et ne le laissait rien imaginer. Il lui expliquait la nature et l’histoire à son point de vue. Depuis, M. le duc a étudié seul et juge autrement. Il s’est absorbé dans les livres et abîmé dans ses réflexions. Ce qu’il a conclu, je ne suis pas en état de le juger, mais je sais ce qu’il a souffert pour devenir ce qu’il est. C’est un homme qui n’a pas son égal au monde pour la patience, la charité, le courage et la vertu. Vous verrez, monsieur, vous l’adorerez, et quand il vous faudra le quitter, vous pleurerez, c’est Champorel qui vous le dit ! »
M. d’Autremont s’est peu à peu retiré du monde où, du reste, il ne s’est jamais lancé qu’avec une extrême réserve. Il n’a pas eu de passions depuis son veuvage, une seule amourette qu’il a étouffée en lui-même, sans rien dire, mais non sans souffrir, Champorel l’a bien vu ! Il n’a pas d’ambition politique, il prétend qu’il appartient à une race sociale qui doit se fondre dans le grand courant sans essayer de le remonter.
Tu vois que Champorel a de la littérature ou qu’il retient religieusement les paroles de son maître. Enfin, de son intéressant bavardage, il m’est resté une impression rassurante et un respect anticipé pour ce roi des hommes qui, en dépit du proverbe, est l’idéal de son valet de chambre.
Le bonhomme était sincère et touchant, au bout du compte, et quand les autres domestiques eurent enlevé le couvert, je n’ai pu résister au désir de lui offrir une tasse de café pour prolonger la conversation. Il a accepté, disant qu’il en avait déjà pris, mais que le café étant le lait des vieillards, surtout dans la saison humide, il me ferait volontiers raison. J’ai bien vu, a-t-il ajouté, que Monsieur eût désiré me faire manger avec lui, comme M. le duc qui me reproche toujours de le laisser manger seul. Le vieux Champorel est pénétrant, il lit dans l’âme des honnêtes gens, il n’y a que les coquins qui lui sont absolument fermés. Il sait donc déjà que M. Juste Odoard est un cœur digne de comprendre M. le duc. Mais le vieux Champorel est pour les vieux usages. Sans avoir de préjugés, il n’aime pas que les anciennes classes se rapprochent trop vite des nouvelles. Il a vécu à sa place, dans un temps où les places étaient encore marquées. Il sait bien qu’un jour approche où il n’y aura plus de numéros et où chacun s’assoira où il voudra ; mais il n’est pas d’âge à voir ce jour-là. Il veut finir comme il a commencé.
Ayant dégusté son café avec beaucoup de grâce, le Caleb du château d’Autremont emporta les tasses, me montra que l’appartement était muni de sonnettes, dans le cas où j’aurais besoin de quelque chose et se retira en me souhaitant une bonne nuit.
Je n’ai pas dormi tout de suite. Je pensais à toi, à moi, à mon hôte et à Champorel. Comme l’homme est, malgré qu’il en ait, un profond égoïste, je pensais à nous deux d’abord. Je comparais l’existence que tu m’as faite à celle de ce grand seigneur riche qui a eu père et mère, femme et enfant, et qui vit tout seul à présent dans un château fantastique perché je ne sais où entre ciel et terre. En y entrant j’ai songé au palais de l’enchanteur qui me faisait frissonner dans mon enfance, quand tu me contais des légendes de chevalerie. En me réchauffant dans un vaste lit moelleux, garni de tentures et de pasquilles, j’ai songé à mon premier réveil dans un petit lit tout blanc auprès du tien ; j’avais sept ans, je sortais d’un taudis, quand tu me pris au fond de la misère sordide pour faire de moi ton ◀fils▶, pour me laver, me purifier et abriter mon sommeil sous ton rideau. Tu n’étais pas riche, tu avais juste assez pour nous deux, et quand il a fallu payer le collège tu as vécu de privations sans me le dire. Tu as fait de moi un homme et j’ai été heureux bien longtemps sans savoir et sans comprendre ce que te coûtait mon bonheur. Sous quelle étoile bienfaisante suis-je donc né ? Et quand tu m’as adopté, quand il m’a fallu apprendre que tu m’avais donné la vie matérielle, intellectuelle et morale sans y être poussée par le devoir et la nature, j’ai constaté que j’étais un orphelin abandonné des hommes et recueilli par un bon ange comme le héros d’un conte de fées. Quelle chance pour moi ! Quelle exception je suis, d’avoir été choisi par un être d’exception tel que toi ! car j’ai encore compris plus tard quelque chose de plus héroïque en toi que la charité. Tu pouvais être calomniée ! cet enfant que tu prenais dans tes bras, jeune encore, — tu n’avais que trente ans, — on pouvait l’attribuer à une faute commise, et toi, tu souriais à l’idée du soupçon ! Tu disais : Peu m’importe ; il n’y a que la vérité qui blesse. Et tu m’appelais ton ◀fils, je te disais : Maman devant tout le monde. Tes amies ne t’approuvaient pas. Tu leur répondais : Laissez-moi donc tranquille, ne me rappelez pas qu’il ne m’appartient pas. Laissez-moi me figurer que j’ai eu le bonheur de le mettre au monde ! Ah ! comme tu m’as aimé, et qu’avais-je fait pour mériter cela ?
Aussi, en songeant à ce brave garçon qui est duc et millionnaire, qui fait bâtir des châteaux dont je vais être le maçon, et qui, j’en suis sûr, a bien recommandé à ses gens de me traiter avec tous les égards que les personnes de bonne compagnie doivent à leurs inférieurs, j’ai ri comme un fou de mon infériorité ! Mais je suis bon prince, moi aussi, et j’ai ressenti une pitié profonde, moi, le sans-nom et l’ouvrier, pour ce haut personnage qui n’a jamais été aimé comme je le suis ! C’est pourquoi je me figure qu’il n’a jamais pu et ne pourra jamais aimer comme j’aime !
J’ai dormi deux heures, après quoi j’ai été réveillé par des voix qui partaient d’assez loin, mais que le brouillard semblait apporter sous mes fenêtres. Je me suis levé, je ne sais pourquoi, car rien de ce qui peut se passer ici ne me regarde et ne m’intéresse encore. Ce damné brouillard avait augmenté au point qu’en enjambant le balcon, il me semblait que j’aurais pu mettre le pied sur une masse solide. Au fond de cet abîme indéfinissable, je voyais apparaître de petits points rouges à peine perceptibles qui changeaient de place, disparaissaient et reparaissaient de nouveau. Une horloge à la voix lamentable sonnait lentement minuit. Je n’étais pas inquiet, mais curieux ; je me suis rhabillé à demi, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai entendu distinctement les voix qui se passaient de l’une à l’autre de loin en loin un seul mot : Rien ! Cherchait-on une personne en danger ? Je me suis rhabillé tout à fait. J’ai allumé une jolie lanterne de bronze doré à vitres de cristal que Champorel avait placée sur ma cheminée et qui m’avait paru nécessaire pour circuler dans les galeries beaucoup trop aérées du château. J’ai gagné la cour par où j’étais arrivé ; j’ai trouvé les gens debout et la grille ouverte. J’ai appris alors que l’on était inquiet de M. le duc. Il lui arrivait si rarement de découcher, qu’à moins que son parent ne fût très mal, il devait être en route pour revenir, et M. Champorel, voyant le brouillard redoubler, avait résolu de ne se point coucher et d’aller attendre son maître avec des hommes et des flambeaux au pied de la montagne. J’étais curieux de cet effet de voix et de lumières dans les nuages. Je résolus d’aller rejoindre Champorel et je pouvais fort bien y aller seul ; mais un des domestiques qui m’avaient servi voulut absolument m’accompagner, assurant qu’il fallait bien connaître le chemin pour s’y risquer même avec un falot en temps de nuée ; je trouvai le père Champorel installé au coin d’un bon feu dans une maisonnette fort propre occupée par un des gardes de la propriété.
— Comment ! s’écria le Caleb en me voyant, Monsieur ne dort pas ! Il veut donc s’exposer à attraper du mal par cette nuit maudite ?
— Eh bien ! et vous, monsieur Champorel ! à votre âge ! C’est moi qui devrais vous gronder.
— Oh ! il n’y a pas d’âge qui tienne, quand on est inquiet ! La nuit est mauvaise, je vous dis, très mauvaise, même dans les bas, à preuve qu’il y a ici un voyageur pour… dont le cocher a été forcé de s’arrêter. Puisque vous voilà, il faut vous en retourner au château, monsieur Odoard et emmener le jeune voyageur. C’est un enfant qui a besoin de repos et M. le duc serait fâché si, en son absence, on manquait aux devoirs de l’hospitalité. Vous direz qu’on lui donne une chambre et tout ce dont il aura besoin, et puis vous vous recoucherez !
— Je n’ai pas d’ordres à donner au château, monsieur Champorel ; c’est vous qui allez y retourner avec le voyageur, si bon vous semble. Moi j’ai dormi, je ne suis pas fatigué ; d’ailleurs je suis jeune et très dur à la fatigue. Je vous donne ma parole d’honneur d’occuper ici votre poste et d’y rester jusqu’au jour, si M. le duc n’arrive pas auparavant.
— Et pourquoi feriez-vous cela, monsieur Odoard ? Vous ne connaissez pas assez mon maître…
— Je vous connais assez pour m’intéresser à vous, monsieur Champorel, si vous voulez bien le permettre.
— Vous êtes un grand cœur, monsieur, ça ne m’étonne pas ; j’avais vu cela du premier coup d’œil. Mais…
Il insista pour me renvoyer ; j’insistai pour rester, et, après un combat de générosité où mon obstination triompha de la sienne, il se décida à aller faire ses offres de service au voyageur qui était resté dans sa voiture. Il revint en disant que le jeune homme préférait dormir dans ses fourrures et voulait repartir à la première éclaircie. Enfin il me quitta en disant au garde de me faire du thé, ajoutant que M. le duc, s’il arrivait, serait peut-être content de trouver une boisson chaude avant de gravir la montagne.
Quand le thé fut prêt, je pensai encore à ce jeune voyageur qui se morfondait dans sa voiture, et je résolus d’aller lui en offrir une tasse.
— Ici, ma chère mère, j’ouvre une parenthèse pour te demander pardon des minuties de mon racontage. Comme il est toujours prolixe ! vas-tu dire. Qu’ai-je besoin de m’occuper de ce voyageur qui passe et que nous ne reverrons plus. Oh ? pardon, tu vas t’intéresser à lui, car il y a là certainement une aventure. Et d’abord, te souviens-tu d’Albine Fiori, cette petite danseuse de passage qui fit fureur à Lyon pendant un mois en …, il y a cinq ans ? Oh ! certainement tu t’en souviens, car j’en étais amoureux fou, et tu t’en inquiétais assez ! J’allais tous les soirs au théâtre ; je mettais mes plus beaux habits et faisais une notable consommation de cravates neuves, comme si elle eût dû m’apercevoir et me remarquer dans la foule. Le fait est qu’elle ne me remarqua pas du tout ; mais j’en fus un peu consolé en apprenant qu’elle n’avait remarqué personne, qu’elle était tenue de près par son père et qu’elle était une enfant parfaitement innocente ou raisonnable. Il faut pourtant que je te confesse aujourd’hui…
On m’apporte ta lettre. Tu te portes tout à fait bien. Je suis heureux ! Tu me fais mille questions : je vais te répondre en continuant ma lettre. J’ai le temps ; M. le duc a envoyé un exprès. Il sera de retour pour dîner. Je reprends mon récit des évènements de la nuit dernière.