(1921) Salvatore Viganò pp. 167-190
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(1921) Salvatore Viganò pp. 167-190

Salvatore Viganò,
par Henry Prunières

Il n’y a plus aujourd’hui que les stendhaliens pour connaître le nom de Viganò. Celui que Stendhal plaçait dans son estime aussi haut que Napoléon, Monti, Canova, et Rossini, celui qu’il égalait à Shakespeare est totalement oublié1. La chorégraphie est sans doute de tous les arts le plus périssable. Dès que l’animateur, dès que celui qui dispose et fait mouvoir les groupes de danseurs en d’harmonieux équilibres, n’est plus là pour surveiller les évolutions cadencées de sa troupe, tout se disloque. Deux ans après la mort de Viganò, Stendhal parle de ses « admirables ballets » comme d’œuvres d’art anéanties depuis des siècles : « C’était un art nouveau qui est mort avec ce grand homme. »

Stendhal ne faisait que partager l’opinion générale alors en Italie. Les journaux étaient pleins des louanges prodiguées à l’illustre chorégraphe. Ce n’étaient que sonnets hyperboliques à sa gloire, que lettres critiques détaillant toutes les beautés de ses spectacles et expliquant le sens caché des allégories2. Enthousiasme excessif ? Le ballet de Viganò est salué par les contemporains comme le point de départ d’un art magnifique et entièrement nouveau. Aussitôt après sa mort tous constatent l’irrémédiable décadence de la chorégraphie en Italie.

Stendhal s’efforçait de faire comprendre à ses amis parisiens l’abîme qui séparait Viganò des autres maîtres de ballet : « Vous jugez de Viganò par Gardel, c’est exactement comme si vous jugiez de Madame Catalani par Mademoiselle Arnaud ou de Raphaël par David ou de Canova par M. Lemot… Tout homme qui a un succès immense dans sa nation est remarquable aux yeux du philosophe. Je vous dis que Viganò a eu ce succès. Par exemple on payait quatre mille francs par an les compositeurs de ballets ; lui a quarante-quatre mille francs pour 1819… Si Viganò trouve l’art d’écrire les gestes et les groupes, je maintiens qu’en 1860 on parlera plus de lui que de Madame de Staël, donc j’ai pu l’appeler grand homme3… »

Stendhal d’ailleurs ne se dissimule pas la difficulté qui se rencontre à donner les raisons de son admiration. Il envoie à ses amis des scénarios, mais en même temps prend soin de les avertir qu’ils ne pourront se faire en les lisant la moindre idée de l’art de Viganò : « Vous y voyez par exemple dans Otello “Les Sénateurs expriment leur étonnement”, mais comment ? Voilà le talent de ce grand homme. Il a observé admirablement les gestes humains4… » Parlant de la Vestale, Stendhal écrit le 15 juillet 1818 : « C’est aussi fort que le plus atroce Shakespeare. C’est un art dont on ne se doute pas où vous êtes ! » Mais en quoi consiste cet art, il ne tente pas même de l’expliquer. Si Stendhal jugeait impossible de décrire avec exactitude les merveilles chorégraphiques dont il était le spectateur assidu, il peut sembler présomptueux de tenter l’entreprise maintenant que s’est éteint jusqu’au souvenir de ces drames dansés ; nous allons toutefois nous y efforcer, heureux si, avec l’aide des documents iconographiques, des relations contemporaines, des scénarios et de la musique nous pouvons donner une très légère idée des ballets inventés par cet homme de génie.

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Salvatore Viganò naquit à Naples le 25 mars 1769 au hasard d’une tournée qui avait conduit ses parents en cette ville5. Son père, Onorato Viganò, était l’un des meilleurs maîtres de ballets de ce temps. Protégé par l’impératrice Marie-Thérèse, il avait remporté à Vienne et dans toute l’Italie d’éclatants succès.

La danse était la profession héréditaire de la famille Viganò. Les frères d’Onorato étaient comme lui danseurs et chorégraphes. Sa femme, sœur du célèbre compositeur Boccherini, était elle aussi une fameuse ballerine. Leurs enfants suivirent l’exemple paternel.

Salvatore reçut une éducation toute professionnelle. On pourrait s’en étonner à constater la vaste culture, presque l’érudition dont témoignent ses œuvres. Sans doute l’intuition et une prodigieuse mémoire, jointes à d’intelligentes lectures, lui permirent-ils de suppléer, comme ce fut le cas pour Beethoven, aux lacunes de son instruction. Monti regrettait qu’il ne se fût adonné à la poésie, assurant qu’il y avait chez lui l’étoffe d’un nouvel Arioste. Il est incontestable que Viganò sut unir l’imagination d’un poète à la vision d’un peintre et à la sensibilité d’un musicien.

Viganò fit de la musique une étude particulière comme s’il avait eu l’intention de se consacrer à la composition. Son oncle Boccherini lui donna sans doute sinon des leçons, du moins des conseils. À dix-sept ans, il composa la partition d’un bref opera buffa ou plus exactement d’un intermezzo qui fut représenté à Rome. Nous aurons à revenir sur le talent de musicien de Viganò. Son esthétique, nous le verrons, va être essentiellement fondée sur l’intime liaison du geste et du rythme.

Après avoir débuté à Rome comme danseur, Salvatore partit avec son oncle Giovanni Viganò pour l’Espagne afin de prendre part aux fêtes du couronnement du roi Charles IV. À Madrid, il s’éprit d’une jeune danseuse espagnole d’une beauté surprenante, Maria Medina, et l’épousa. Salvatore fit la connaissance, à Madrid, du célèbre danseur et maître de ballets Dauberval. Celui-ci, frappé du talent du jeune homme, lui proposa de l’emmener en Angleterre et de l’initier aux secrets de la danse théâtrale française.

Vers la fin du xviiie  siècle, la danse française jouissait d’un prestige universel. De Moscou à Naples, de Londres à Vienne, le ballet français triomphait. Partout appelés, partout fêtés, les danseurs de l’Académie royale de Musique faisaient les beaux jours des cours étrangères. C’est en France que s’était lentement élaborée la technique de la danse théâtrale. Elle était enfin parvenue au dernier point de perfection. Camargo ou Sallé, Allard ou la Guimard, Gardel, Dauberval ou Vestris faisaient preuve de la plus étonnante virtuosité. Quand on avait admiré leurs bonds, leurs entrechats, leurs pirouettes, on trouvait que les danseurs des autres pays avaient les « jambes de plomb ».

Les Français n’avaient pas tardé à abuser de cette virtuosité. Ils se complaisaient à des exercices de souplesse, de force, d’agilité dans lesquels l’esprit n’avait pas grande part. Noverre avait tenté d’y mettre bon ordre. Il avait déclaré la guerre aux costumes et accessoires surannés. Paniers, perruques frisées, masques avaient été par lui proscrits. Au nom de l’Antiquité, il avait rappelé aux danseurs que leur art devait tendre à émouvoir non seulement les sens, mais aussi les sentiments des spectateurs, que tous leurs gestes devaient être expressifs et non pas seulement agréables à la vue. Un ballet ne devait pas consister en une succession d’entrées brillantes, mais devait former une action divisée en plusieurs tableaux.

Dauberval, auquel s’était attaché le jeune Viganò, était l’un des très rares chorégraphes français qui s’efforçassent d’appliquer les théories de Noverre, théories auxquelles Noverre lui-même s’était bien rarement conformé dans la pratique. Quoique danseur prestigieux, Dauberval attachait la plus grande importance à la pantomime. « Elle exprime avec rapidité, disait-il, les mouvements de l’âme ; elle est le langage de tous les peuples, de tous les âges, de tous les temps ; elle peint encore mieux que la parole une douleur extrême ou une joie excessive. »« Il ne me suffit pas de plaire aux yeux, proclamait-il, je veux intéresser le cœur6. » Les danses de Dauberval avaient toujours un caractère expressif. On citait en exemple le pas de deux qu’il avait composé pour le ballet de Silvia et en lequel un faune et une nymphe mimaient en dansant toute une intrigue amoureuse. Viganò recueillit donc de la bouche de Dauberval la pure tradition de Noverre, fait très important car nous le verrons par la suite tirer les dernières conséquences des principes du grand réformateur. En 1790, Viganò regagna l’Italie et fit paraître aux yeux des Vénitiens, sur la scène du San Samuele dont son père était l’impresario, toutes les grâces de la technique française. L’année suivante, il composait pour ce théâtre son premier ballet Raoul, tiré d’une comédie de Manuel et peut-être imité d’un ballet de Dauberval. En 1792, il affirmait d’ailleurs son admiration pour son maître en mettant à la scène à la Fenice La Fille mal gardée du chorégraphe français.

En 1793, il partait pour Vienne avec sa femme. La belle Maria Medina enchanta les Autrichiens. Viganò la faisait danser presque nue, sous des voiles légers, qui moulaient son corps admirable. Sa danse très voluptueuse consistait, au témoignage d’un contemporain, en une succession d’attitudes empruntées aux statues, bas-reliefs et fresques antiques7.

La séduisante Espagnole fit une vive impression sur l’empereur. L’impératrice en fut jalouse et les courtisans avisés cessèrent de fréquenter le théâtre, mais la foule continua à s’y étouffer.

Les danseurs faisaient fureur. Le jeune Beethoven composait sur un thème des Nozze disturbate un menuet « à la Viganò »8 et les élégantes Viennoises voyant la taille de Maria Medina épaissie par une grossesse s’empressaient à porter de singulières tournures dénommées : « ventres à la Viganò »… Il n’y avait coiffure, chaussure ou contredanse nouvelle qui ne fût elle aussi « à la Viganò ».

Le premier ministre Schloisznigg protégeait le couple et l’avait fait engager pour deux ans de suite ; la souveraine se mit en tête qu’il souhaitait voir Maria Medina devenir la favorite de François II afin de gouverner à sa guise. Elle multiplia les intrigues et le ministre fut disgracié9.

Viganò toutefois demeura à Vienne jusqu’à l’expiration de son contrat et y fit représenter Richard Cœur de Lion dont le scénario était tiré de l’opéra-comique de Sedaine et Grétry. Les Viennois applaudirent un défilé si bien réglé sur la musique que les fers des chevaux retombaient en cadence sur le sol. On admira la pantomime de Marguerite angoissée par un rêve et la scène en laquelle des gardes accouraient de toutes parts, la nuit, avec leurs lanternes formant des groupes pittoresques.

De 1795 à 1798, le couple Viganò parcourt l’Europe centrale. On l’applaudit à Prague, à Dresde, à Berlin, à Hambourg. Il regagne ensuite l’Italie, puis de nouveau se rend à Vienne et s’y fixe jusqu’en 1803. C’est alors que Viganò fait représenter Les Hommes de Prométhée, médiocre ballet où l’on reconnaît la première idée de son célèbre drame chorégraphique Prométhée et dont le meilleur titre de gloire est d’avoir valu à Beethoven la commande d’une partition. À Vienne il compose également I giochi Istmici, Il Noce di Benevento et plusieurs autres ballets.

Jusque-là rien de très nouveau n’apparaît dans les créations de Viganò. Ce sont des ballets allégoriques ou mythologiques à la mode française. L’action en est toujours dansée à la différence des ballets historiques alors en vogue dans lesquels la pantomime était « marchée » et non exécutée en cadence. Le génie de Viganò éclate pourtant déjà aux yeux des contemporains qui admirent la parfaite mise au point, la réalisation minutieuse des détails, l’art incomparable des groupements et des mouvements de masses. Carpani qui, dans une lettre du 12 décembre 1804, se plaint de l’obscurité excessive des allégories imaginées par Viganò, parle de lui comme d’un homme de génie10.

C’est en 1804 que Viganò fit ses débuts à Milan. Dans Coriolan, il sacrifia dans une large mesure la danse proprement dite à la pantomime. La harangue muette de Coriolan fut entendue de tous les spectateurs et de ceux-là mêmes qui ne suivaient pas l’action sur le libretto, sans lequel il eût été impossible de rien comprendre aux ballets historiques des Clerico, des Onorato Viganò, des Angiolini, des Domenico Rossi et des autres chorégraphes italiens de ce temps.

Au cours des années suivantes, Viganò fit représenter Gli Spagnuoli all’ isola Cristina dont le tableau de la rébellion demeura longtemps célèbre, Sammete e Tamiri, enfin à Padoue en 1809 Ippotoo et à Venise I Strelitzi. Durant toute cette période de son existence, Viganò travaille difficilement, passe des mois à réfléchir, à méditer sur son art. Avec les Strelitz, il va s’engager dans une nouvelle voie.

Jusque-là, il s’est contenté de concilier de son mieux et parfois fort heureusement l’action pantomime chère aux Italiens et la chorégraphie française telle qu’il la tient de Dauberval. Il se rend compte maintenant qu’il est vain de mimer une tragédie au lieu de la déclamer, que le ballet a mieux à faire que d’imiter le théâtre parlé, qu’il a ses moyens d’expression, ses lois propres et qu’il doit toujours reposer sur la danse. Viganò appelle ainsi non pas la technique savante du ballet français avec ses exercices de virtuosité, mais une gesticulation expressive, rigoureusement rythmée et réglée par la musique. Il ne pourra d’un seul coup s’affranchir du ballabile, de l’épisode de danse, de l’inévitable pas de deux ou du solo auquel les spectateurs sont habitués et qu’exigent les directeurs de théâtre, mais il va en réduire l’importance et justifiera son intervention dans le ballet par les nécessités de l’action en attendant de le pouvoir supprimer.

Dans les Strelitz, il commence à mettre en pratique ses idées sur la chorégraphie dramatique. L’acte de la conjuration des Strelitz dans leur caserne est pour lui l’occasion de groupements pittoresques et d’évolutions d’une merveilleuse nouveauté. Une magnifique gravure du scénographe Sanquirico nous en a laissé un vivant témoignage11. On pourrait s’imaginer reconnaître en ces gestes soumis à l’impérieuse nécessité du rythme, la trace des recherches d’un Nijinsky ou des théories les plus récentes d’un Jaques-Dalcroze.

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À partir de 1812, Salvatore Viganò se fixe à Milan. C’est pour la vaste scène de la Scala sur laquelle peut manœuvrer à l’aise une armée de danseurs et de figurants, c’est pour ce théâtre dont le décorateur Sanquirico est un homme de génie, qu’il va écrire ses chefs-d’œuvre.

À cette date, il ne connaît plus les préoccupations matérielles. Son père Onorato, qu’il avait à sa charge, vient de mourir. Il a hérité par testament de toute la fortune d’une riche admiratrice. Les imprésarios milanais le paient fort cher. Il peut donc travailler en paix. Il aurait toutes les raisons du monde d’être parfaitement heureux si les infidélités d’une épouse trop belle et volage ne lui causaient un profond chagrin.

Viganò a renoncé à danser lui-même, il se consacre à la chorégraphie et travaille méthodiquement, sans hâte, à la réalisation de ses idées. Les criailleries des imprésarios le laissent de glace. Il fait répéter un ballet des mois entiers. Tant pis si la première représentation annoncée pour le printemps ne peut se donner qu’à l’automne. Souvent, au milieu d’une répétition, une idée lui vient. Il arrête tout et les artistes attendent des heures entières que le maestro leur indique le jeu de scène à exécuter. Stendhal nous le montre « environné de quatre-vingts danseurs sur la scène de la Scala, ayant à ses pieds un orchestre de dix musiciens », composant et faisant « impitoyablement » recommencer, toute une matinée, dix mesures de son ballet qui lui semblent laisser à désirer12.

Parfois les directeurs exaspérés menacent de le faire mettre en prison pour non-exécution de ses contrats, mais il lento e freddo Viganò ne s’alarme pas pour si peu. Il suit son idée. Parfois il se trompe, mais, dit Stendhal, « l’exécrable de ce grand homme est meilleur que l’excellent des autres13 ».

Avant Viganò on ignorait l’art des groupements variés. Aussi bien en France qu’en Italie, les coryphées exécutaient des pantomimes expressives, mais les danseurs et les figurants se bornaient à accomplir tous en même temps les mêmes gestes. Tout au plus arrivait-il que le corps de ballet fût divisé en plusieurs troupes exécutant chacune un mouvement différent. Avec Viganò, chaque danseur conserve son individualité dans l’ensemble. On s’imagine quel travail devait être pour le chorégraphe la mise au point de scènes comme la réception d’Othello par le Sénat de Venise en laquelle chaque personnage devait agir pour son compte tout en formant avec les autres des groupes expressifs et harmonieux. La difficulté augmentait encore du fait qu’il ne s’agissait pas de composer des tableaux vivants, mais des tableaux d’une continuelle mobilité puisque tous les personnages devaient agir en conformant leurs gestes aux injonctions du rythme musical.

Ces gestes dont Stendhal vante la vérité, le naturel, nous apparaissent sur les estampes, curieusement stylisés. Viganò est bien de son temps. L’Antiquité le hante. Ses personnages, qu’ils portent la tunique fourrée des Strelitz, la toge romaine ou l’ample robe des sénateurs vénitiens, gardent des attitudes semblables à celles des dieux et des héros sculptés au flanc des vases ou des sarcophages grecs. Il y a transposition de la nature plutôt qu’imitation servile et c’est bien en cela que consiste l’Art.

Pour accomplir une pareille tâche il fallait une prodigieuse imagination servie par un sens rare de la composition picturale et de la musique. Stendhal nous affirme qu’il avait ces trois dons : « C’est une imagination dans le genre de Shakespeare ; il y a du génie du peintre, il y a du génie musical dans cette tête14. »

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Il faudrait un gros ouvrage et il serait bien à souhaiter que quelqu’un l’écrivît un jour, pour étudier dans leurs détails les ballets de Viganò au moyen des scénarios, des relations contemporaines, des estampes, de la musique, enfin surtout du livre précieux de Carlo Ritorni. Nous nous contenterons de décrire quelques ballets de la période milanaise, de ceux dont il est le plus souvent question dans les mémoires du temps et en particulier dans les livres et les lettres de Stendhal.

Le premier ballet en lequel Viganò semble avoir donné sa mesure fut Prométhée représenté au printemps de l’année 1813. Abandonnant les sujets historiques et les fables mythologiques à intrigues amoureuses, Viganò reprenait le vieux mythe pour peindre sur la scène l’humanité primitive et les origines de la civilisation. Le premier tableau apparaissait d’une originalité puissante et contrastait avec les scènes habituelles de ballet illustrant les amours d’un dieu et d’une mortelle parmi des bosquets et des portiques enguirlandés. On découvrait une lande inculte, couverte de roches. Des êtres à face humaine, mais qu’on pouvait difficilement reconnaître pour des hommes, gisaient çà et là en des attitudes qui trahissaient leur stupidité bestiale ou bien erraient sur la scène en paraissant s’ignorer les uns les autres. Dans le fond, sur une colline, on apercevait Prométhée au milieu du chœur des Muses et des Arts. On assistait ensuite aux efforts stériles du Titan pour instruire les hommes dans l’art de construire des habitations et de cultiver la terre. Une pomme donnée par lui était l’occasion d’une rixe que nous décrit minutieusement Carlo Ritorni : « La pomme passe de main en main, toujours saisie par le plus fort. On pouvait voir comme en une école de nu, les mille attitudes diverses de ces sauvages athlètes, des raccourcis, des enlacements, des contrastes plus nombreux que n’en saurait rendre l’art du meilleur peintre. À chaque mesure, le tableau changeait et les mêmes éléments concouraient à composer un tableau entièrement nouveau15. »Viganò mettait en pratique les idées de Noverre sur le réalisme de la mise en scène et de la mimique, idées que le réformateur lui-même n’avait jamais intégralement appliquées. Ce n’étaient pas des hommes furieux que montrait Viganò, mais de véritables bêtes féroces, combattant avec leurs ongles et leurs dents, s’acharnant sur les plus faibles, les femmes, les enfants. À la fin, l’un d’eux, se servant d’un tronc comme d’une massue, assommait ceux qui semblaient devoir ravir la pomme. Ce tableau, qui était réglé sur quarante mesures de musique, produisait, dit Ritorni, une impression profonde.

Le deuxième tableau se déroulait à travers les vastes étendues des cieux. Prométhée et Minerve passaient sur un char au milieu des constellations au son de la musique écrite par Haydn pour peindre « la Création du monde ». Prométhée ayant allumé un brandon au char du soleil retombait sur la terre et au troisième acte, en faisait présent aux hommes. Des étincelles du feu naissaient de petits amours qui en un instant jaillissaient de partout et semblaient comme des oiseaux peupler les branches des arbres. Ils en descendaient sur un air mélodieux et poursuivaient les hommes. Ceux-ci commençaient à prendre conscience de la beauté de la nature et de leur misérable situation. L’amour et la gratitude pour la première fois pénétraient en leur âme, ils s’empressaient autour du Titan libérateur. Cette libre interprétation du mythe antique était intéressante. Les trois actes suivants étaient moins réussis et d’un sens allégorique assez obscur. Viganò disait n’avoir pas voulu composer un drame régulier, mais six vastes tableaux. « Sans doute, écrit Stendhal, il y a des parties absurdes dans Prométhée, mais au bout de dix ans, le souvenir en est aussi frais que le premier jour et l’on s’étonne encore16. »

Au point de vue chorégraphique, le principal intérêt de Prométhée consistait dans la parfaite mise au point des mouvements de foule, des évolutions cadencées des divers groupes. C’était là le secret de Viganò, secret qu’au témoignage des contemporains il emporta dans sa tombe.

Otello offre un autre type de ballet dramatique. Il commençait par une fête, idée originale dont Stendhal a célébré la hardiesse en une page souvent citée17. On assistait au triomphe d’Othello vainqueur, à sa réception solennelle par le Sénat de Venise et aux réjouissances populaires, excellent prétexte pour faire danser la forlana, mais ensuite toute l’action se concentrait entre Othello, Desdémone et Iago, avec l’intervention de rares personnages épisodiques. Depuis que le cinématographe nous a révélé la possibilité d’actions muettes d’un effet terrifiant et non moins expressives, d’une psychologie non moins délicate que les drames récités, nous imaginons assez bien ce que pouvait être la mort de Desdémone, mimée par des artistes de génie comme la Pallerini et Molinari. Est-ce à dire que le principal mérite en revenait aux interprètes ? Nullement, car il ne s’agissait pas ici de jeux de scène laissés à l’initiative des acteurs. Tous les gestes, tous les mouvements étaient réglés par Viganò et devaient s’exécuter sinon en cadence, du moins sur un rythme déterminé.

Mirra qui précéda Otello, est tirée de la tragédie d’Alfieri. Il y a beaucoup de danses dans ce drame chorégraphique, mais toujours justifiées par l’action : Danses d’esclaves pour distraire Mirra de sa tristesse, danses sacrées dans le temple. Rompant avec l’usage traditionnel, Viganò ne craignit pas de faire évoluer le corps de ballet face à la statue du Dieu placée sur le côté du théâtre en sorte que les danseurs se présentaient de flanc aux regards des spectateurs. L’intrigue passionnée bouleversa tous les assistants. « Alfieri dans Mirra, écrit Ferrario, Shakespeare dans Othello ne pourraient jamais, par le secours de leurs vers sublimes et de leurs dialogues, faire verser tant de larmes ni remplir les cœurs d’autant d’horreur et d’épouvante que ne l’a fait ce grand chorégraphe avec ces inimitables ballets18. »

Le succès de Dédale s’explique moins aisément. L’action en est obscure, mais quelques scènes d’un effet grandiose suffirent à assurer un triomphe à Viganò. Ce ballet lui avait coûté des peines infinies. Stendhal écrivait à de Mareste le 5 janvier 1818 : « On a été sur le point de mettre en prison Viganò. Cet homme de génie ne sait pas composer sur le papier. Il a commencé Dédale et Icare le 4 août et l’a fini le 25 décembre, en faisant répéter de dix heures du matin à quatre heures après minuit. » On admira beaucoup, au 2e acte, l’atelier de Dédale. De jeunes sculpteurs y travaillaient en cadence à dégrossir des blocs de marbre tandis que l’enfant Icare se jouait parmi les œuvres ébauchées. On applaudit surtout le finale de cet acte, lorsque Dédale fait traîner par ses élèves l’image monstrueuse du taureau dans les flancs de laquelle s’est cachée la reine Pasiphaé. Une belle estampe de Sanquirico nous a conservé ce tableau d’une variété et d’une ingéniosité de composition extraordinaires.

Le dernier acte, qui se passait à la cour de Neptune, faisait la joie de Stendhal : « Rien moins que des poissons dansants dans un palais de madrépores et de corail ! C’est magnifique et surtout singulier, mais ne peut pas se comprendre à Paris. Cela convient à mes nerfs et m’occupe pendant huit jours19. » Par la suite, les ballets russes nous ont montré de semblables magnificences sous-marines dans Sadko et nous ne trouvons plus si ridicule l’admiration de Stendhal pour de tels spectacles.

La Vestale semble bien avoir été l’œuvre la plus parfaite de Viganò. Si l’on n’y trouve pas des tableaux d’une originalité aussi frappante que dans Prométhée ou les Titans, on ne saurait assez admirer l’harmonieux équilibre entre les scènes à grande figuration est celles dont l’action se circonscrit entre quelques personnages. Le sujet en est tiré de l’opéra célèbre de Spontini sur un livret de Jouy. Dans la préface du scénario, Viganò déclare : « Chacun doit tout voir et tout comprendre, sans étude préalable et sans recourir ni à l’argument ni aux commentaires. »

On assistait, durant le premier acte, aux jeux du cirque. Sur les gradins se pressait une foule de figurants drapés dans leurs toges et leurs manteaux en des attitudes pittoresques. En perspective on voyait courir de véritables chevaux attelés à des chars. Après la course, les Vestales faisaient leur entrée sur un rythme d’une émouvante gravité, portant les couronnes destinées aux vainqueurs. Leur danse consistait « en attitudes et en poses rappelant celles des Victoires sculptées sur les Arcs de Triomphe romains. Elles semblaient se soutenir en l’air en élevant vers le ciel les couronnes ». Au cours du sacrifice solennel qui suivait, le jeune Décius, fils d’un consul, qui venait de remporter le prix de la course, croisait ses regards avec ceux de la vestale Emilia et un grand trouble les saisissait l’un et l’autre sans que les assistants, occupés à la célébration de l’holocauste, y prêtassent attention. L’acte finissait par une bacchanale sacrée exécutée par des ménades, des satyres et de jeunes bacchantes. Viganò y faisait un heureux mélange des ressources de la danse moderne et des attitudes révélées par l’art de l’Antiquité. Malgré sa complexité, sa variété infinie, ce premier acte se déroulait pour la joie des yeux. La critique n’y trouva à reprendre qu’un seul détail : Un fils de consul comme Décius ne pouvait vraisemblablement prendre part à une course de chars.

Au second acte, Décius, en proie à l’amour, regarde sans plaisir au cours du festin que lui offre son ami Murena, les danses de deux esclaves grecs. Viganò avait ici introduit le pas de deux exigé des amateurs milanais, concession malheureuse au goût du public, car cet intermède de danse classique venait rompre l’harmonie de ce drame chorégraphique entièrement construit sur l’emploi de la pantomime rythmée. Après le départ des convives, Décius expose à Murena son dessein de pénétrer dans le couvent des Vestales pour parvenir jusqu’à celle qu’il aime. Il décide non sans peine Murena à l’accompagner dans sa folle entreprise. Les critiques milanais blâmèrent fort Viganò d’avoir donné ce spectacle immoral d’un ami entraînant au mal son ami.

Le troisième acte se passe à l’intérieur du temple de Vesta. C’est la nuit. Émilia garde le feu sacré. « Comment donner une idée, s’écrie Carlo Ritorni, du jeu de la Pallerini, dont le physique et les traits répondaient si exactement aux intentions du Maître voulant peindre une terreur tragique par des images toutes grecques et romaines. Elle se tient appuyée à l’autel, absorbée dans sa rêverie. Elle remue et entretient le foyer. Elle s’en écarte un peu et, réfléchissant à ce qui se passe en elle, semble écouter la voix de sa passion naissante. Elle veut d’abord en triompher en faisant appel à la raison. Elle pense à son caractère sacré, à son devoir, à la religion. À la fin elle croit plus efficace de recourir à la déesse et la supplie de la délivrer de cet amour coupable… Tandis qu’elle descend les marches de l’autel sur lesquelles elle a prié, une vision lui représente les traits de Décius. Elle veut chasser cette image, mais inutilement. Elle baisse les regards vers le sol et s’absorbe dans une prière. Quand elle les relève, la vision est toujours là. Elle ne peut résister et lui tend les bras, mais aussitôt elle recule épouvantée. Elle fuit vers l’autel, en proie au remords. Elle prie, mais en vain, on sent qu’elle souhaite de tout son être le retour de l’image enfin évanouie. À ce moment paraît Décius, accompagné de Murena. »

Il serait fastidieux de suivre Ritorni dans sa minutieuse description du jeu des deux acteurs en cette scène de séduction qui mettait Stendhal dans un état difficile à décrire20. Après une longue résistance, la Vestale succombe et Décius l’emporte dans ses bras. À cet instant, le feu sacré s’éteint et la scène se trouve plongée dans l’obscurité. Émilia échappe à son amant et vient s’abattre évanouie au pied de l’autel. Décius en fuyant heurte une colonne. Au bruit, les vestales accourent et se désespèrent de la flamme morte. Scène de désordre et d’épouvante dans les ténèbres qu’éclaire seulement la lueur fugitive des lanternes agitées par les vestales dans leur course. Emilia est emmenée prisonnière.

Au 4e acte, le jugement de la Vestale coupable et au 5e son supplice étaient l’occasion de tableaux d’une grandeur tragique. Ainsi finissait ce drame chorégraphique que Stendhal proclamait « aussi fort que le plus atroce de Shakespeare ».

Nous avons insisté sur la pantomime des premiers actes afin de montrer en quoi consistait l’action dans les ballets de Viganò. En somme pas de gestes conventionnels comme on les enseignait dans les écoles d’opéras, mais des gestes naturels, émouvants, expressifs sans doute un peu stylisés et se rapprochant des attitudes familières à la statuaire antique. Les acteurs de Viganò faisaient aussi grand usage de jeux de physionomie. Les descriptions contemporaines signalent à tout moment que l’héroïne « change de visage », pâlit ou rougit ou que son regard exprime la terreur ou l’amour. Mieux que l’actuelle pantomime de l’Opéra un film dramatique « tourné » par des maîtres de l’art cinématographique peut donner une idée de ces longues actions muettes, mais on ne doit pas oublier que dans les ballets de Viganò tous les mouvements s’effectuaient sur un rythme déterminé par la musique.

Inutile d’insister sur les autres ballets de Viganò, malgré les beautés que renfermaient des spectacles comme Psammi ou La Spada di Kenneth 21, mieux vaut s’arrêter sur celui qui fut de tous le plus célèbre et le plus critiqué : I Titani.

Les Titans furent la dernière grande composition de Viganò. Il inventera encore une Jeanne d’Arc et une Didon, mais ces œuvres inégales ou incomplètes ne peuvent donner une idée juste de son génie chorégraphique. Il nous apparaît au contraire dans cette œuvre grandiose avec l’ensemble de ses qualités et de ses défauts caractéristiques, son imagination romantique, sa vision toute picturale, son entente des grandes scènes à nombreuse figuration. Dans les Titans il ne fait plus aucune concession au goût du public. Il supprime ballabile et pas de deux traditionnels. Toute l’action consiste en une pantomime rythmée.

Les Titans furent représentés pour la première fois à la Scala le 9 octobre 1819. L’attente était grande et l’on était accouru de toutes les villes d’Italie pour assister à ce spectacle dont on contait à l’avance merveille. Nous savons par un témoin oculaire que la toile s’était à peine levée qu’un cri unanime d’enthousiasme saluait Viganò. « C’est en vérité un très beau tableau de l’Albane que nous avons devant les yeux : la céleste peinture de l’âge d’or. Des enfants, des petites filles, des adolescents formant des groupes harmonieux, s’amusent avec de pacifiques animaux, cueillent des fleurs et des fruits, jouent, folâtrent et s’ébattent, représentant au naturel tout ce que l’esprit peut concevoir de plus séduisant pour la peinture d’un âge si heureux22. » Une brève action trouvait place dans ce long tableau dont la composition variait à tout moment. Thia, de la race des Titans, faisait part à son mari Hypérion de son intention d’aller visiter ses frères précipités dans le Tartare par Jupiter.

Au 2e acte, on distinguait dans les ténèbres les formes monstrueuses des Titans vaincus. Viganò s’était, disait-on, inspiré des fresques de Jules Romain au palais du T à Mantoue. Les Titans remettaient à leur sœur trois urnes de métal dont ils faisaient présent aux hommes. À son retour sur la terre, au 3e acte, Thia s’empressait d’ouvrir le premier vase. Il en sortait une épaisse vapeur qui mettait fin à l’éternel printemps. Le ciel se couvrait de nuages, les intempéries sévissaient, les arbres perdaient leurs feuilles et leurs fruits. Amour venait au secours des hommes menacés de mourir de faim et leur faisait enseigner par le dieu Pan l’art des travaux champêtres et pastoraux.

La deuxième urne, renversée par accident, provoquait un nouveau cataclysme. À l’âge d’argent succédait l’âge de bronze. Les hommes vêtus de fourrures pour se préserver du froid deviennent durs et égoïstes. Ils refusent tout secours au vieil Hypérion qui meurt dans la neige.

Le 4e acte se passe dans les profondeurs d’une caverne. L’enfant Sélénè y ouvre par curiosité le dernier des vases qu’y a caché la prudente Thia. Elle y trouve des bracelets et s’en pare. Tout le monde l’admire, mais une femme la jalouse et prie son amant de lui donner de tels joyaux. Il cherche dans l’urne fatale et y découvre un glaive et un diadème. Il se fait craindre de tous et ne tarde pas à égorger la pauvre Sélénè pour s’emparer de ses bijoux. L’âge de fer commence. Les forts se ruent sur les faibles et les massacrent. Le vol, la violence, le despotisme se donnent libre cours. Les Titans alors surgissent des entrailles de la terre et reprennent la lutte contre les dieux. À partir de ce moment l’intrigue languit et il fallait toute la magnificence du décor du 5e acte, représentant l’Empyrée, pour intéresser les spectateurs. À la fin, les Titans sont foudroyés et l’on assiste au triomphe de Jupiter.

L’idée principale des Titans : les malheurs qui découlent pour l’humanité de la possession de l’or est le sujet même de la Tétralogie de Richard Wagner et l’on peut se demander s’il n’avait pas au moins lu quelque description ou quelque scénario du ballet de Viganò lorsqu’il conçut son œuvre, si proche avec ses géants, son Walhalla, ses guerriers primitifs, de la fantasmagorie mythologique et symbolique du chorégraphe milanais.

Au témoignage des contemporains l’exécution de ce ballet fut très inégale, mais jamais Viganò ne réalisa un tableau plus idéalement beau, plus harmonieux, plus varié que celui de l’âge d’or. Quand le rideau se baissa après le premier acte, il n’y eut pas d’applaudissements mais une clameur prolongée d’admiration. Le troisième acte parut long. Le quatrième suscita de nouveau l’enthousiasme. Les dernières scènes ennuyèrent. Stendhal écrivait de Milan à de Mareste le 2 novembre 1819 : « Deux grands hommes, à savoir Monti et moi sommes fous des deux premiers actes. Le premier peint l’innocence. Au quatrième les malheurs qui sortent de l’urne de fer où il y a des bracelets, une épée et un diadème (notez ce dernier mot) sont du dernier grand en fait d’art. »

Ce que pouvait être un spectacle de ce genre, nous pouvons assez bien l’imaginer d’après les descriptions et les estampes, nous qui avons vu les ballets russes et qui sommes initiés aux ressources de la comédie muette qu’est le cinématographe. Les amis de Stendhal qui ne connaissaient d’autres ballets que ceux de Gardel ou de Duport avec leurs intrigues amoureuses convenues, simples prétextes a pas de deux, a variations, à exercices de haute virtuosité, ne se le pouvaient figurer et Beyle enrageait du scepticisme de ses correspondants.

Ce que Stendhal prisait par-dessus tout dans ces ballets de Viganò, c’était leur invention essentiellement romantique. Stendhal raffolait d’un ballet comme les Titans ou comme Prométhée, il adorait Il Noce di Benevento avec son mélange de surnaturel et de grotesque à la Hoffmann. « Viganò, écrit-il dans Rome, Naples et Florence 23, a avancé l’expression dans tous les domaines. L’instinct de son art lui a même fait découvrir le vrai génie du ballet : le romantique par excellence. Tout ce que le drame parlé peut admettre dans ce genre, Shakespeare l’a donné, mais le Chêne de Bénévent est une bien autre fête pour l’imagination charmée que la Grotte d’Imogène ou la Forêt des Ardennes du mélancolique Jacques. L’âme emportée par le plaisir de la nouveauté a des transports pendant cinq quarts d’heure de suite, et quoique ces transports soient impossibles à exprimer par écrit, de peur du ridicule, on s’en souvient après de longues années… Chaque imagination émue par la musique prend son vol et fait discourir à sa manière ces personnages qui ne parlent jamais. C’est ainsi que le ballet à la Viganò a une rapidité à laquelle Shakespeare lui-même ne peut atteindre. Ce genre singulier va peut-être se perdre… »

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Viganò travaillait à sa Didon lorsqu’il mourut le 10 août 1821 d’une fluxion de poitrine. Milan lui fit des obsèques solennelles et tous les poètes d’Italie lui composèrent d’émouvantes épitaphes. Il vivait séparé de sa femme depuis de longues années ; il en avait eu plusieurs enfants, mais un seul avait survécu : Elena Viganò, chanteuse et pianiste de talent chez qui fréquentait assidûment Stendhal durant son séjour à Milan24.

Au physique, Viganò était de petite taille, mais bien fait. Un visage agréable, des yeux intelligents, une grande expression de bonté et de douceur. Il semble avoir été d’une humeur égale, d’un flegme imperturbable. Sa lenteur était proverbiale non moins que sa patience. Il ne se mettait jamais en colère et aimait l’oisiveté, mais il est probable que durant ses longues siestes, son imagination ne cessait de travailler et d’enfanter de nouvelles combinaisons de mouvements, de nouvelles visions. Il passait la nuit à travailler avec sa troupe ou à causer avec des amis et ne se couchait jamais avant le jour. Il était très généreux et tenait table ouverte. Une foule de parents, d’amis et d’amis de ses amis vivaient à ses crochets, sans qu’il s’en émût. Une humeur aussi agréable était d’autant plus surprenante qu’il était fort sourd, infirmité qui d’ordinaire aigrit les meilleurs.

Nous l’avons déjà vu au travail. Il commençait par montrer à chaque danseur séparément son rôle, puis il les faisait travailler par groupe et lorsque le moment était venu de répéter la scène entière on reconnaissait avec surprise que tous les gestes de chaque figurant se combinaient de façon parfaite avec ceux des autres, comme en un mouvement d’horlogerie toutes les pièces exécutées séparément doivent à un moment déterminé s’ajuster exactement entre elles pour constituer le mécanisme voulu par l’ouvrier.

Viganò sut former une troupe admirable. Il fut le maître de la Pallerini en qui les contemporains ont vu le plus grand talent tragique de ce temps et qui donna d’utiles conseils à la Pasta25. Excellente danseuse, elle fut surtout une mime incomparable26.

Auprès d’elle brillèrent Nicola Molinari, Giuseppe Bocci, Luigi Costa, enfin Céleste Viganò, sœur de Salvatore qui eut un talent extraordinaire pour les rôles burlesques. La plupart de ces artistes, à l’exception de la Pallerini, ne donnèrent plus la mesure de leur talent dès que Viganò ne fut plus là pour les diriger. C’est un des phénomènes les plus curieux que présente l’histoire du théâtre que cette disparition presque immédiate de la tradition, du style de Viganò. On reprendra bien encore quelques-uns de ses ballets, on cherchera à l’imiter, mais le charme est rompu, on ne saurait monter un ballet de Viganò sans Viganò.

Nous l’avons vu, ce qui caractérisait surtout son art, c’était l’emploi d’une pantomime rythmée intermédiaire entre la mimique naturelle et la danse, quelque chose semble-t-il comme l’action dansée des Femmes de bonne humeur réalisée par Massine qui, lui aussi, se préoccupait de créer un ballet d’action entièrement « dansé ».

La complète soumission du geste à la musique était une autre caractéristique de l’art de Viganò. Nous avons vu que, neveu du célèbre Boccherini, Salvatore avait en sa jeunesse poussé très loin l’étude de la musique. Il excellait à choisir dans les opéras et les œuvres symphoniques des morceaux pouvant convenir aux diverses situations de ses ballets. « Souvent, écrit Stendhal, lorsqu’il ne peut pas trouver un air qui exprime ce qu’il veut dire, il le fait27. » On trouve ainsi, dans les partitions des ballets de Viganò publiées chez Ricordi, le nom de Viganò mêle à ceux des compositeurs illustres dont il empruntait les œuvres : Mozart, Rossini, Beethoven, Spontini, Haydn, et à ceux de ses compositeurs à gages : Lichtenthal, Weigl, Umlauf, Ayblinger, Brambilla ou ce comte de Gallemberg qui fut l’époux de « l’immortelle bien-aimée » Giuletta Guicciardi.

La musique de Viganò est infiniment supérieure à celle des Ayblinger ou des Gallemberg. On y sent très fortement l’influence de l’école allemande des Haydn et des Mozart. Une sensibilité harmonique très raffinée s’y manifeste et les idées mélodiques n’ont jamais la trivialité des airs de ballets de ses habituels fournisseurs.

Sans s’aventurer comme Stendhal à prétendre que Viganò avait le génie de la musique, on peut affirmer qu’il était admirablement doué pour cet art et que sa sensibilité rythmique le servit puissamment pour réaliser ses chefs-d’œuvre chorégraphiques28.

On trouve dans les relations contemporaines de fréquentes allusions à la musique des ballets de Viganò et l’on vante toujours la parfaite adaptation des airs choisis aux sujets représentés. La musique tenait une grande place dans les préoccupations de Viganò. Il avait même inventé un instrument nouveau, sorte de « celesta » semble-t-il, intitulé le clavicilindro dont il chercha à faire usage dans les Titans.

Au point de vue pictural, Viganò fut admirablement secondé par Sanquirico. L’imagination du chorégraphe lui représentait les scènes d’un ballet comme une succession de fresques animées. Sanquirico entra entièrement dans ses vues et exécuta pour lui d’étonnants décors qui comptent parmi les plus beaux de l’art scénographique dans tous les temps. Ceux du ballet égyptien de Psammi en particulier déconcertent par leur hardiesse et leur magnificence. C’est déjà le décor synthétique traité par masse, sans petits détails inutiles, avec une liberté d’exécution vraiment géniale.

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On ne saurait douter que le ballet de Viganò ne fût un merveilleux spectacle et d’une originalité telle que, lui mort, personne ne réussit à produire en ce genre rien qui en approchât. Gioja, presque contemporain de Viganò et qui l’avait imité avec intelligence et adresse, réussit à donner encore quelques ballets brillants, mais auxquels il manquait ce je ne sais quoi qui faisait des drames chorégraphiques de Viganò des œuvres d’art au même titre qu’une tragédie de Racine ou un tableau du Poussin. Henry tenta de conserver la tradition du ballet « à la Viganò ». Il fit représenter dans toute l’Italie et à l’étranger, en France notamment, des ballets pantomimes inspirés de l’esthétique de son maître, mais ses productions ne dépassèrent pas les limites d’une honnête médiocrité.

Les contemporains constatèrent la décadence foudroyante d’un genre dramatique auquel ils devaient de profondes émotions artistiques. Ce n’est pas à dire que tous aient admiré sans réserve le ballet de Viganò. Sans même tenir compte des critiques absurdes qui lui furent prodiguées au sujet de ses anachronismes ou des libertés qu’il prenait avec les vieilles légendes, il y eut en Italie tout un parti pour se plaindre de voir sacrifier l’art de la danse, la merveilleuse technique française à laquelle les connaisseurs trouvaient tant de charme, à un idéal exclusif d’expression dramatique. Un soir, Rossini fit voir à Stendhal « un défaut chez Viganò : Trop de pantomime, pas assez de danse29 » Beaucoup étaient de cet avis qui préféraient les grâces de la danse française aux tragédies muettes du grand chorégraphe. Et il faut bien le dire, les uns et les autres avaient raison. Leur seul tort était de vouloir comparer deux formes d’art aussi différentes. On ne peut mettre en parallèle Watteau et Michel-Ange Rameau et Beethoven. De nos jours, à propos des ballets russes, la querelle s’est ranimée. Partisans du ballet traditionnel et partisans de la danse d’action ont échangé les meilleurs arguments du monde, sans réussir à se convertir aux idées les uns des autres. En réalité, il y a parfaitement place pour ces deux genres chorégraphiques. Le ballet d’action a d’ailleurs le plus grand besoin d’interprètes rompus à la pratique de la danse classique. Les meilleurs pantomimes sont en général les meilleurs danseurs. Fokine a ressuscité le ballet d’action, mais sa pantomime n’est pas toujours cadencée, rythmée rigoureusement. Massine a repris très inconsciemment la voie où, le premier, s’était engagé Viganò et nous a donné quelques charmantes comédies muettes, mais il lui manque le don suprême du chorégraphe milanais : l’art de disposer et faire mouvoir les masses. Un grand chorégraphe moderne aurait intérêt à étudier de très près les ballets de Viganò. Il y a beaucoup à faire dans cet ordre d’idées. Les recherches d’un Jaques-Dalcroze, les trouvailles instinctives d’une Isadora Duncan, les réalisations des Fokine, des Nijinsky, des Massine présagent l’avènement d’une danse théâtrale nouvelle qui sera à la danse classique ce que le récit continu de Debussy est à la mélodie de Gounod. L’union parfaite de la pantomime et de la danse en une action dramatique, rythmée par la musique, est ce vers quoi tendent plus ou moins consciemment tous les chorégraphes modernes. C’est cette union qu’avait su réaliser il y a plus d’un siècle Salvatore Viganò.

Henry Prunières.