LETTRE IX.
C’est comme vous le savez, Monsieur, sur le visage de l’homme que les passions s’impriment, que les mouvements & les affections de l’ame se déploient & que le calme, l’agitation, le plaisir, la douleur, la crainte & l’espérance se peignent tour-à-tour. Cette expression est cent fois plus animée, plus vive & plus précise que celle qui résulte du discours le plus véhément ? Il faut un temps pour articuler sa pensée, il n’en faut point à la physionomie pour la rendre avec énergie ; c’est un éclair qui part du cœur, qui brille dans les yeux, & qui répandant sa lumiere sur tous les traits annonce le bruit des passions, & laisse voir pour ainsi dire l’ame à nu. Tous nos mouvements sont purement automatiques & ne signifient rien, si la face demeure muette en quelque sorte, & si elle ne les anime & ne les vivifie. La physionomie est donc la partie de nous-mêmes la plus utile à l’expression ; or pourquoi l’éclipser au Théatre par un masque & préférer l’Art grossier à la belle nature ? Comment le Danseur peindra-t-il, si on le prive des couleurs les plus essentielles ? Comment fera-t-il passer dans l’ame du Spectateur les mouvements qui agitent la sienne, s’il s’en ôte lui-même le moyen, & s’il se couvre d’un morceau de carton & d’un visage postiche, triste & uniforme, froid & immobile. Le visage est l’organe de la Scene muette, il est l’interprete fidelle de tous les mouvements de la Pantomime : en voilà assez pour bannir les masques de la Danse cet Art de pure imitation, dont l’action doit tendre uniquement à tracer, à séduire & à toucher par la naïveté & la vérité de ses peintures.
Je serois fort embarrassé de démêler l’idée d’un Peintre, & de concevoir le sujet qu’il auroit voulu jeter sur la toile, si toutes les têtes de ses Figures étoient uniformes comme le sont celles de l’Opéra, & si les traits & les caracteres n’en étoient pas variés. Je ne pourrois, dis-je, comprendre ce qui engage tel personnage à lever le bras, tel autre à avoir la main à la garde de son sabre ; il me seroit impossible de discerner le sentiment qui fait lever la tête & les bras à celui-ci, & reculer celui-là ; toutes les Figures fussent-elles dessinées dans les regles de l’Art & les proportions de la nature, il me seroit mal-aisé de saisir l’intention de l’Artiste ; je consulterois en vain toutes les physionomies, elles seroient muettes ; leurs traits monotones ne m’instruiroient pas ; leurs regards sans feu, sans passion, sans énergie ne me dicteroient rien ; je ne pourrois me dispenser enfin de regarder ce Tableau comme une copie fort imparfaite de la nature, puisque je n’y rencontrerois pas cette variété qui l’embellit & qui la rend toujours nouvelle.
Le Public s’appercevra-t-il plus facilement de l’idée & du dessein d’un Danseur, si sans cesse il lui cache sa physionomie sous un corps étranger ; s’il enfouit l’esprit dans la matiere, & s’il substitue aux traits variés de la nature ceux d’un plâtre mal dessiné & enluminé de la maniere la plus désagréable ? Les passions pourront - elles se montrer & percer le voile que l’Artiste met entre le spectateur & lui ? Parviendra-t-il à répandre sur un seul de ces visages artificiels les caracteres innombrables des passions ? lui sera-t-il possible de changer la forme que le moule aura imprimé à son masque ? car un masque de quelque genre qu’il soit est froid ou plaisant, sérieux ou comique, triste ou grotesque. Le Modeleur ne lui prête qu’un caractere permanent & invariable ; s’il réussit aisément à bien rendre les Figures hideuses & contrefaites, & toutes celles qui sont purement d’imagination, il n’a pas le même succès lorsqu’il abandonne la charge & qu’il cherche à imiter la belle nature ; cesse-t-il de la faire grimacer ? il devient froid, ses moules sont de glace, ses masques sont sans caractere & sans vie ; il ne peut saisir les finesses des traits & toutes les nuances imperceptibles, qui grouppant, pour ainsi dire, la physionomie lui prêtent mille formes différentes. Quel est le Modeleur qui puisse entreprendre de rendre les passions dans toutes leurs dégradations ? Cette variété immense qui échappe quelquefois à la Peinture & qui est la pierre de touche du grand Peintre, peut-elle être rendue avec fidélité par un faiseur de masques ? Non, Monsieur, le Magasin de Ducreux ne fut jamais celui de la nature ; ses masques en offrent la charge & ne lui ressemblent point.
Il faudroit pour autoriser l’usage des masques dans la Danse en action, en mettre autant de différentes especes sur sa physionomie que Dom Japhet d’Aménie met de calottes de diverses couleurs sur sa tête, les ôter & les remettre successivement, suivant les circonstances & les mouvements opposés que l’on éprouveroit dans un pas de deux. Mais on est attaché à un usage plus facile, on garde une face empruntée qui ne dit rien, & la Danse qui s’en ressent nécessairement ne parle pas mieux ; elle est totalement inanimée.
Ceux qui aiment les masques, qui y sont attachés par ancienneté d’habitude, & qui croiroient que l’Art dégénéreroit si l’on secouoit le joug des vieilles rubriques de l’Opéra, diront pour autoriser leur mauvais goût, qu’il est des caracteres au Théâtre qui exigent des masques ; comme les Furies, les Tritons, les Vents, les Faunes, &c. Cette objection est foible, elle est fondée sur un préjugé moins facile à combattre qu’à détruire. Je prouverai premiérement que les masques dont on se sert pour ces sortes de caracteres sont mal modelés, mal peints & qu’ils n’ont aucune vraisemblance ; secondement, qu’il est aisé de rendre ces personnages avec vérité sans aucun secours étranger. J’appuierai ensuite ce sentiment par des exemples vivants que l’on ne pourra rejetter si l’on est enfant de la nature, si la simplicité séduit, si le vrai semble préférable à cet Art grossier qui détruit l’illusion & qui affoiblit le plaisir du Spectateur.
Les caracteres que je viens de vous nommer sont idéaux & purement d’imagination ; ils ont été créés & enfantés par les Poëtes ; les Peintres leur ont donné ensuite une réalité par des traits & des attributs différents qui ont varié à mesure que les Arts se sont perfectionnés, & que le flambeau du goût a éclairé les Artistes. On ne peint plus, ni on ne danse plus les Vents avec des soufflets à la main, des moulins à vent sur la tête & des habits de plumes pour caractériser la légéreté ; on ne peindroit plus le monde, & on ne le danseroit plus avec une coëffure qui formeroit le Mont-Olympe, avec un habit représentant une carte de Géographie ; on ne garnira plus son vêtement d’inscriptions ; on n’écrira plus en gros caracteres sur le sein & du côté du cœur, Gallia ; sur le ventre, Germania ; sur une jambe, Italia ; sur le derriere, Terra australis incognita ; sur un bras, Hispania, &c. On ne caractérisera plus la Musique avec un habit rayé à plusieurs portées & chargé de croches & de triples croches ? on ne la coëffera plus avec les clefs de G-ré-sol, de C-sol ut, & de F-ut-fa ? On ne fera plus danser enfin le mensonge avec une jambe de bois, un habit garni de masques, & une lanterne sourde à la main. Ces allégories grossieres ne sont plus de notre siecle ; mais ne pouvant consulter la nature à l’égard de ces êtres chimériques, consultons du moins les Peintres ; ils représentent les Vents, les Furies & les Démons sous des formes humaines ; les Faunes & les Tritons ont la partie supérieure du corps semblable aux hommes, la partie inférieure tient du Bouc & du Poisson.
Les masques des Tritons sont verds & argent ; ceux des Démons couleur de feu & argent ; ceux des Faunes, d’un brun noirâtre ; ceux des Vents sont bouffis & dans l’action de quelqu’un qui fait des efforts pour souffler ; tels sont nos masques : voyons présentement en les comparant avec les chefs-d’œuvres de la Peinture s’ils ont quelque ressemblance ; je vois dans les Tableaux les plus précieux, des Tritons dont les physionomies ne sont point vertes ; j’apperçois des Faunes & des Satyres d’un teint rougeâtre & bazanné, mais un brun sombre n’est pas répandu également sur tous les traits ; je cherche des physionomies couleur de feu & argent, mais inutilement ; les Démons ont un teint rougeâtre, qui emprunte sa couleur de l’élément qu’ils habitent ; je sens la nature & je la vois par-tout ; elle ne se perd point sous l’épaisseur de la couleur & sous la pesanteur de la grosse brosse ; je distingue la forme de tous les traits ; je les trouve si vous voulez hideux, chargés, tout me paroît outré ; mais tout me montre l’homme, non comme il est, mais comme il peut être sans choquer la vraisemblance. D’ailleurs la différence de l’homme & de ces êtres engendrés de la fiction & du cerveau des Poëtes n’est-elle pas nécessaire, & les habitants des éléments ne doivent-ils pas différer en quelque chose de l’humanité ? Les masques des Vents sont ceux qui ressemblent le mieux aux Originaux que les Peintres nous ont donné, & si l’on a besoin d’un masque au Théatre, c’est sans doute de celui-là. Deux raisons me le feroient adopter. Premiérement, la difficulté de conserver long-temps cette physionomie boursoufflée ; secondement, le peu d’expression de ce genre. Il ne dit rien, il tourne avec rapidité, il a beaucoup de mouvement & peu d’action ; c’est un tourbillon de pas sans goût & souvent estropiés qui éblouissent sans satisfaire, qui surprennent sans intéresser, ainsi le masque ne dérobe rien. Je trouve, Monsieur, ce genre si froid & si ennuyeux, que je consentirai même que le Danseur en mette plusieurs, s’il imagine pouvoir amuser par ce moyen ceux qui les aiment. Si l’on en excepte Borée dans le Ballet ingénieux des fleurs, je ne connois à l’Opéra que des vents aussi fatigants qu’incommodes.
En supprimant les masques, ne seroit-il pas possible de déterminer les Danseurs à s’ajuster d’une maniere plus pittoresque & plus vraie ? Ne pourroient-ils pas suppléer aux dégradations du lointain, & par le secours de quelques teintes légeres & de quelques coups de pinceau distribués avec Art, donner à leurs physionomies le caractere principal qu’elle doit avoir ? On ne peut rejetter cette proposition, sans ignorer ce que la nature peut produire lorsqu’elle est aidée & embellie des charmes de l’Art ; on ne peut, dis-je, me condamner, qu’en ignorant totalement l’effet séduisant qui résulte de cet arrangement & les métamorphoses intéressantes qu’il opére sans éclipser la nature, sans la défigurer, sans affoiblir ses traits, sans la faire grimacer ; un exemple étayera cette vérité, il lui donnera la force de persuader les gens de goût, & de convaincre une foule d’ignorants incrédules dont le Théatre est infecté.
M. Garrick célebre Comédien Anglois est le modele que je vais proposer. Il n’en est pas de plus beau, de plus parfait & de plus digne d’admiration ; il peut être regardé comme le Prothée de nos jours car il réunir tous les genres, & les rend avec une perfection & une vérité qui lui attirent non seulement les applaudissements & les suffrages de sa Nation, mais qui excitent encore l’admiration & les éloges de tous les étrangers. Il est si naturel, son expression a tant de vérité, ses gestes, sa physionomie & ses regards sont si éloquents & si persuasifs, qu’ils mettent au fait de la Scene ceux mêmes qui n’entendent point l’Anglois ; on le suit sans peine ; il touche dans le Pathétique ; il fait éprouver dans le Tragique les mouvements successifs des passions les plus violentes, & si j’ose m’exprimer ainsi, il arrache les entrailles du Spectateur, il déchire son cœur, il perce son ame, & lui fait répandre des larmes de sang. Dans le Comique noble il séduit & il enchante ; dans le genre moins élevé il amuse & divertit, & il s’arrange au Théatre avec tant d’Art, qu’il est souvent méconnu des personnes qui vivent habituellement avec lui. Vous connoissez la quantité immense des caracteres que présente le Théatre Anglois : il les joue tous avec la même supériorité ; il a, pour ainsi dire, un visage différent pour chaque rôle ; il sait distribuer à propos & suivant que les caracteres l’exigent, quelques coups de pinceau sur les endroits où la physionomie doit se groupper & faire Tableau ; l’âge, la situation, le caractere, l’emploi & le rang du Personnage qu’il doit représenter déterminent ses couleurs & ses pinceaux. Ne pensez pas que ce grand Acteur soit bas, trivial & grimacier ; fidelle imitateur de la nature, il en sait faire le plus beau choix, il la montre toujours dans des positions heureuses & dans des jours avantageux ; il conserve la décence que le Théatre exige dans les Rôles même les moins susceptibles de graces & d’agréments ; il n’est jamais au-dessous ni au-dessus du Personnage qu’il fait ; il saisit ce point juste d’imitation que les Comédiens manquent presque toujours ; ce tact heureux qui caractérise le grand Acteur & qui le conduit à la vérité, est un talent rare que M. Garrick possede ; talent d’autant plus estimable, qu’il empêche l’Acteur de s’égarer & de se tromper dans les teintes qu’il doit employer dans ses Tableaux ; car on prend souvent le froid pour la décence, la monotonie pour le raisonnement, l’air guindé pour l’air noble, la minauderie pour les graces, les poumons pour les entrailles, la multiplicité des gestes pour l’action, l’imbécillité pour la naïveté, la volubilité sans nuances pour le feu, & les contorsions de la physionomie pour l’expression vive de l’ame. Ce n’est point tout cela chez M. Garrick : il étudie ses rôles, & plus encore les passions. Fortement attaché à son état, il se renferme en lui-même, & se dérobe à tout le monde les jours qu’il joue des rôles importants ; son génie l’éleve au rang du Prince qu’il doit représenter ; il en prend les vertus & les foiblesses ; il en saisit le caractere & les goûts ; il se transforme ; ce n’est plus Garrick à qui l’on parle, ce n’est plus Garrick que l’on entend : la métamorphose une fois faite, le Comédien disparoît & le Héros se montre ; il ne reprend sa forme naturelle que lorsqu’il a rempli les devoirs de son état. Vous concevez, Monsieur, qu’il est peu libre ; que son ame est toujours agitée ; que son imagination travaille sans cesse ; qu’il est les trois quarts de sa vie dans un Enthousiasme fatigant qui altere d’autant plus sa santé qu’il se tourmente & qu’il se pénétre d’une situation triste & malheureuse, vingt-quatre heures avant de la peindre & de s’en délivrer. Rien de si gai que lui au contraire les jours où il doit représenter un Poëte, un Artisan, un Homme du Peuple, un Nouvelliste, un petit Maître ; car cette espece regne en Angleterre, sous une autre forme à la vérité que chez nous ; le génie différera, si vous le voulez, mais l’expression du ridicule & de l’impertinence est égale ; dans ces sortes de rôles, dis-je, sa physionomie se déploie avec naïveté ; son ame y est toujours répandue ; ses traits sont autant de rideaux qui se tirent adroitement, & qui laissent voir à chaque instant de nouveaux Tableaux peints par le sentiment & la vérité. On peut sans partialité le regarder comme le Roscius de l’Angleterre, puisqu’il réunit à la diction, au débit, au feu, au naturel, à l’esprit & à la finesse cette Pantomime & cette expression rare de la Scene muette, qui caractérisent le grand Acteur & le parfait Comédien. Je ne dirai plus qu’un mot au sujet de cet Acteur distingué, & qui va désigner la supériorité de ses talents. Je lui ai vu représenter une Tragédie à laquelle il avoit retouché, car il joint au mérite d’exceller dans la Comédie celui d’être le Poëte le plus agréable de sa Nation ; je lui ai vu, dis-je, jouer un tyran, qui effrayé de l’énormité de ses crimes, meurt déchiré de ses remords. Le dernier Acte n’étoit employé qu’aux regrets & à la douleur ; l’humanité triomphoit des meurtres & de la barbarie ; le tyran sensible à sa voix détestoit ses crimes ; ils devenoient par gradations ses Juges & ses Bourreaux ; la mort▶ à chaque instant s’imprimoit sur son visage ; ses yeux s’obcurcissoient ; sa voix se prêtoit à peine aux efforts qu’il faisoit pour articuler sa pensée ; ses gestes, sans perdre de leur expression caractérisoient les approches du dernier instant ; ses jambes se déroboient sous lui ; ses traits s’allongoient ; son teint pâle & livide n’empruntoit sa couleur que de la douleur & du repentir ; il tomboit enfin dans cet instant, ses crimes se retraçoient à son imagination sous des formes horribles. Effrayé des Tableaux hideux que ses forfaits lui présentoient, il luttoit contre la ◀mort▶ ; la nature sembloit faire un dernier effort : cette situation faisoit frémir. Il grattoit la terre, il creusoit en quelque façon son tombeau ; mais le moment approchoit, on voyoit réellement la ◀mort▶ ; tout peignoit l’instant qui ramene à l’égalité ; il expiroit enfin : le hoquet de la ◀mort & les mouvements convulsifs de la Physionomie, des bras & de la poitrine, donnoient le dernier coup à ce Tableau terrible.
Voilà ce que j’ai vu, Monsieur, & ce que les Comédiens devroient voir ; voilà l’homme que je cite pour modele ; tant pis pour ceux qui dédaigneront de le suivre. En imitant ce grand homme, il ne seroit pas difficile d’abolir les masques, parce qu’alors les physionomies feroient parlantes & animées, & que l’on posséderoit le talent de les caractériser avec autant d’Esprit & d’Art que M. Garrick lui-même.
Plusieurs personnes prétendent que les masques servent à deux usages : premiérement à l’uniformité ; secondement à cacher les tics ou les grimaces produites par les efforts d’un exercice pénible. Il n’est d’abord question que de savoir si cette uniformité est un bien ; pour moi je l’envisage tout différemment ; je trouve qu’elle altere la vérité & qu’elle détruit la vraisemblance. La nature est-elle uniforme dans ses productions ? Quel est le Peuple de la terre à qui elle a donné une exacte ressemblance ? Tout n’est-il pas varié ? tout ce qui existe dans l’Univers, n’a-t-il pas des formes, des couleurs & des teintes différentes ? Le même arbre produit-il deux feuilles semblables, deux fleurs pareilles, deux fruits égaux ? Non, sans doute, les gradations & les dégradations des productions de la nature sont infinies ; leur variété est immense & incompréhensible. Si l’on trouve rarement des Ménechmes ; si l’uniformité des traits & la conformité de la ressemblance est admirée dans deux jumeaux, comme un jeu de la nature, quelle doit être ma surprise, lorsque je verrai à l’Opéra douze hommes qui n’auront à eux tous qu’un même visage ! & quel sera mon étonnement lorsque je trouverai dans les Grecs, dans les Romains, dans les Bergers, dans les Matelots, dans les Jeux, dans les Ris, dans les Plaisirs, dans les Prêtres, dans les Sacrificateurs enfin une seule & même Physionomie ! Quelle absurdité ! sur-tout dans un Spectacle où tout varie, où tout est en mouvement, où les lieux changent, où les nations se succédent, où les vêtements différent à chaque instant, tandis que les physionomies des Danseurs ne sont qu’une : nulle diversité dans les traits, nulle expression, nul caractere : tout meurt, tout languit, & la nature gémit sous un masque froid & désagréable. Pourquoi laisser aux Acteurs & aux Chanteurs des Chœurs leurs physionomies, dès qu’on la dérobe à ceux qui privés de la parole & de l’usage de la voix en auroient encore plus besoin qu’eux ? Quel contre-sens que celui qu’offrent le Dieu Pan & une partie des Faunes & des Sylvains de sa suite avec des visages blancs, tandis que l’autre partie porte des masques bruns ! Les Démons dansants sont couleur de feu, & ceux qui chantent à côté d’eux ont un teint pâle & livide. Les Dieux marins, les Tritons, les Fleuves, les Ondains ont la physionomie semblable à la nôtre lorsqu’ils chantent ; les fait-on danser ? ce sont des visages verds-de-pré qui passeroient à peine dans une mascarade uniquement destinée au déguisement. Voilà cette uniformité prétendue, absolument détruite. Est-elle nécessaire ? que l’on masque généralement tout le monde. Cesse-t-elle de l’être ? que l’on brise les masques ; car les raisons qui en interdisent l’usage aux Acteurs sont les mêmes que celles qui doivent le proscrire dans la Danse. Vous voyez, Monsieur, que toutes les physionomies bigarrées ne sont faites que pour choquer tous ceux qui sont amis du vrai, du simple & du naturel.
Mais passons aux tics ; c’est une objection si foible, qu’il ne me sera pas
difficile d’y répondre. Les tics, les contorsions & les grimaces
prennent moins naissance de l’habitude, que des efforts violents que l’on
fait pour sauter ; efforts qui contractant tous les
muscles, font grimacer les traits de cent manieres différentes, &
auxquels je ne peux reconnoître qu’un Forçat & non un
Danseur & un Artiste. Tout Danseur qui altere ses traits par des
efforts & dont le visage est sans cesse en convulsion, est un Danseur
sans ame qui ne pense qu’à ses jambes, qui ignore les premiers éléments de
son Art, qui ne s’attache qu’à la partie grossiere de la Danse & qui
n’en a jamais senti l’esprit. Un tel homme est fait pour aller faire le saut
périlleux : le Tramplain
6 & la Batoude doivent être son Théatre puisqu’il a sacrifié l’imitation,
le génie & les charmes de son Art à une routine qui l’avilit ; puisqu’au
lieu de s’attacher à peindre & à sentir, il ne s’est appliqué qu’à la
méchanique de son talent ; puisqu’enfin sa physionomie ne montre que la
peine & la douleur, lorsqu’elle
ne devroit me tracer que
les passions & les affections de son ame : un tel homme enfin n’est
qu’un mal-adroit dont l’exécution pénible est toujours désagréable. Eh ! qui
peut nous flatter davantage, Monsieur, que l’aisance & la facilité ? Les
difficultés ne sont en droit de plaire que lorsqu’elles se présentent avec
les traits du goût & des graces, & qu’elles empruntent enfin cet air
noble & aisé, qui dérobant la peine ne laisse voir que la légéreté. Les
Danseuses de nos jours ont, proportion gardée, plus d’exécution que les
hommes ; elles font tout ce qu’il est possible de faire. Mlle. Lany embarrassera toujours un Danseur, s’il n’est ferme &
vigoureux, vif, brillant & précis. Je demanderai donc pourquoi les
Danseuses conservent les graces de leur physionomie dans les instants
les plus violents de leur exécution ? Pourquoi les muscles du
visage ne se contractent-ils pas, lorsque toute la machine
est ébranlée par des secousses violentes & par des efforts réitérés ?
Pourquoi, dis-je, les femmes naturellement moins nerveuses, moins
musculeuses & moins fortes que nous, ont-elles la physionomie rendre
& voluptueuse, vive & animée, & toujours expressive, lors même
que les ressorts & les muscles qui coopérent à leurs mouvements, sont
dans une contention forcée, & qui contraint la nature ? D’où vient enfin
ont-elles l’Art de dérober la peine, de cacher le travail du corps & les
impressions désagréables, en substituant à la grimace convulsive qui naît
des efforts la finesse de l’expression la plus délicate & la plus
rendre ? C’est qu’elles
apportent une attention particuliere à
l’exercice ; qu’elles savent qu’une contorsion enlaidit les traits, &
change le caractere de la physionomie ; c’est qu’elles sentent que l’ame se
déploie sur le visage, qu’elle se peint dans les yeux, qu’elle anime &
vivifie les traits ; qu’elles sont persuadées enfin que la physionomie est,
ainsi que je l’ai dit, la partie de nous-mêmes où toute l’expression se
rassemble, & qu’elle est le miroir fidelle de nos sentiments, de nos
mouvements & de nos affections. Aussi mettent-elles plus d’ame, plus
d’expression & plus d’intérêt dans leur exécution que les hommes. En
apportant le même soin qu’elles, nous ne serons ni affreux ni désagréables ;
nous ne contracterons plus d’habitude vicieuse ; nous n’aurons plus de tics,
& nous pourrons nous passer
d’un masque qui dans cette
circonstance aggrave le mal sans le détruire ; c’est une emplâtre qui dérobe
aux yeux les imperfections, mais qui les laisse subsister. Le remede
néanmoins ne pourra s’appliquer, si l’on cache continuellement sa
physionomie. En effet, quel conseil peut-on donner à un masque ? il seroit
toujours froid & maussade en dépit des bons avis. Que l’on dépouille la
Physionomie de ce corps étranger ; que l’on abolisse cet usage qui donne des
entraves à l’ame & qui l’empêche de se déployer sur les traits ; alors
on jugera le Danseur, on estimera son jeu. Celui qui joindra aux difficultés
& aux graces de l’Art cette Pantomime vive & animée, & cette
expression rare de sentiment, recevra avec le titre d’excellent Danseur,
celui de parfait Comédien ;
les éloges l’encourageront, les
avis & les conseils des connoisseurs le conduiront à la perfection de
son Art. « On lui diroit alors, votre physionomie étoit trop froide
dans tel endroit ; dans tel autre vos regards n’étoient pas assez
animés ; le sentiment que vous aviez à peindre étant foible au-dedans,
n’a pu se manifester au dehors avec assez de force & d’énergie ;
aussi vos gestes & vos attitudes se sont-ils ressentis du peu de feu
que vous avez mis dans l’action ; livrez-vous donc davantage une autre
fois ; pénétrez-vous de la situation que vous avez à rendre, &
n’oubliez jamais que pour bien peindre, il faut sentir, mais sentir
vivement. »
De tels conseils, Monsieur, rendroient la Danse
aussi florissante que la Pantomime l’étoit chez les anciens, & lui
donneroit un lustre qu’elle n’atteindra jamais, tant que
l’habitude prévaudra sur le bon goût.
Permettez-moi donc de donner la préférence aux Physionomies vives & animées. Leur variété nous distingue, elle indique ce que nous sommes, & nous sauve enfin de la confusion générale qui régneroit dans l’Univers, si elles se ressembloient toutes comme à l’Opéra.
Vous m’avez dit plusieurs fois que pour abolir l’usage des masques, il faudroit nécessairement que tous les Danseurs eussent une Physionomie théatrale. Je suis de ce sentiment, & je ne fais pas plus de cas d’un visage triste, froid & inanimé que d’un masque ; mais comme il y a trois genres de Danse, réservés à des tailles & à des physionomies différentes, les Danseurs en s’éxaminant avec soin, & en se rendant justice, pourront tous se placer avantageusement. Leur objet est égal : dans quelque genre que ce soit, ils doivent imiter, ils doivent être Pantomimes & exprimer avec force. Il n’est donc question que de faire parler à la Danse un langage plus ou moins élevé, suivant la dignité du sujet & l’espece du genre.
La Danse sérieuse & héroïque porte en soi le caractere de la Tragédie. La mixte ou demi-sérieuse, que l’on nomme communément demi-caractere, celui de la Comédie noble, autrement dit le haut-comique. La Danse grotesque, que l’on appelle improprement. Pantomime puisqu’elle ne dit rien, emprunte ses traits de la Comédie d’un genre comique, gai & plaisant. Les Tableaux d’histoire du célebre Vanloo sont l’image de la Danse sérieuse ; ceux du Galant & de l’inimitable Boucher, celle de la Danse demi-caractere ; ceux enfin de l’incomparable Téniers, celle de la Danse comique. Le génie des trois Danseurs qui embrasseront particuliérement ces genres, doit être aussi différent que leur taille, leur physionomie & leur étude. L’un sera grand, l’autre galant, & le dernier plaisant. Le premier puisera ses sujets dans l’Histoire & la Fable ; le second dans la Pastorale, & le troisieme dans l’état grossier & rustique.
Il n’est pas moins nécessaire qu’ils aient de l’esprit, du goût & de l’imagination, ainsi que trois grands Peintres dans des genres opposés. Ces trois Danseurs doivent saisir cet instant de vérité & cette imitation juste qui place la copie au rang de l’original & qui présente l’objet réel dans l’objet imité.
La taille qui convient au sérieux est sans contredit la taille noble & élégante. Ceux qui se livrent à ce genre ont sans doute plus de difficultés à surmonter, & plus d’obstacles à combattre pour arriver à la perfection. C’est avec peine qu’ils se dessinent agréablement : plus les parties ont d’étendue, plus il est difficile de les arrondir & de les développer avec grace. Tout est séduisant, tout est charmant dans les petits enfants ! leurs gestes, leurs attitudes sont pleins de graces, les contours en sont admirables. Si ce charme diminue, si tel enfant cesse de plaire, si ses bras paroissent moins bien dessinés, si sa tête n’a plus cet agrément qui séduisoit le Spectateur, c’est qu’il grandit, que ses membres en s’allongeant perdent de leur gentillesse, & que les beautés réunies dans un petit espace frappent davantage que lorsqu’elles sont éparses. L’œil aime à voir, & n’aime point à chercher. Tout ce qui ne se présente point à nos sens avec les traits de la beauté, ne nous flatte que médiocrement. En fait d’Art agréable, on fuit la peine, on craint l’examen, on veut être séduit, n’importe à quel prix. L’instant est le Dieu qui détermine le Public ; que l’Artiste le saisisse, il est sûr de plaire.
La taille qui est propre au demi-caractere & à la Danse voluptueuse est sans contredit la moyenne ; elle peut réunir toutes les beautés de la taille élégante. Qu’importe la hauteur, si les belles proportions brillent également dans toutes les parties du corps ?
La taille du Danseur comique exige moins de perfections ; plus elle sera racourcie, & plus elle prêtera de grace, de gentillesse & de naïveté à l’expression.
Les physionomies ainsi que les tailles doivent différer. Une Figure noble, de grands traits, un caractere fier, un regard majestueux, voilà le masque du Danseur sérieux.
Des traits moins grands, une figure aussi agréable qu’intéressante, un visage composé pour la volupté & la tendresse, est la physionomie propre au demi-caractere & au genre pastoral.
Une physionomie plaisante & toujours animée par l’enjouement & la gaieté, est la seule qui convienne aux Danseurs comiques. Ils doivent être, pour ainsi dire, les singes de la nature, & imiter cette simplicité, cette joie franche & cette expression sans Art qui regne au village.
Il n’est donc question, Monsieur, pour se passer de masque & pour réussir, que de s’étudier soi-même. Consultons souvent notre miroir ; c’est un grand Maître qui nous dévoilera toujours nos défauts & qui nous indiquera les moyens de les pallier ou de les détruire, lorsque nous nous présenterons à lui, dégagés d’amour propre & de toutes préventions ridicules. Le caractere de la beauté est beaucoup moins nécessaire à la physionomie que celui de l’esprit ; toutes celles qui, sans être régulieres, sont animées par le sentiment, plaisent bien davantage que celles qui sont belles, sans expression & sans vivacité. Le Théatre d’ailleurs est avantageux à l’Acteur ; les lumieres donnent ordinairement de la valeur aux traits, & les physionomies qui sont spirituelles gagnent toujours à être vues sur la Scene. Au reste, Monsieur, les Danseurs qui péchent par la taille, par la figure & par l’esprit, & qui ont des défauts visibles & rebutans doivent renoncer au Théatre, & prendre, comme je l’ai déjà dit, un métier qui n’exige aucune perfection dans la structure ni dans les traits. Que tous ceux au contraire qui sont favorisés de la nature, qui ont un goût vif & décidé pour la Danse, & qui sont comme appellés à la pratique de cet Art, apprennent à se placer & à saisir le genre qui leur est véritablement propre ; sans cette précaution, plus de réussite, plus de supériorité. Moliere n’auroit point eu de succès, s’il eût voulu aspirer à être Corneille, & Racine n’auroit jamais été un Moliere.
Si M. Préville n’a pas pris les rôles de Rois, c’est que le caractere plaisant & enjoué de sa figure auroit fait rire au lieu d’en imposer ; & s’il excelle dans son emploi, c’est qu’il a su le choisir comme celui qui lui convenoit le mieux, & pour lequel il étoit né. M. Lany, par la même raison s’est livré à la Danse comique ; il y est admirable, parce que ce genre semble fait pour lui, ou plutôt parce qu’il est fait pour ce genre : il seroit déplacé, & n’auroit pas été supérieur, s’il eût adopté celui du célebre Dupré.
M. Grandval n’a choisi ni les Crispins ni les Financiers. La noblesse de sa taille, le caractere aimable de sa figure, la tendresse de son expression, ne l’auroient pas servi dans des rôles où il n’est pas nécessaire de ressembler à un homme de condition. M. Dumoulin pareillement s’étoit éloigné du bas comique, il avoit embrassé comme le genre qui lui étoit propre celui des pas de deux, & de la Danse tendre & expressive.
M. Sarrazin enfin n’auroit pas trouvé en lui ce qu’il faut pour jouer les niais & tous les rôles de Charges attachés à cet emploi. L’élévation de son ame, le caractere respectable de sa physionomie, ses organes disposés à rendre le pathétique & à faire verser des larmes n’auroient pu convenir à des caracteres bas, qui exigent aussi peu de talent que de perfection. Il a donc pris l’emploi des Rois & des Peres nobles, rôles dans lesquels il excelle. M. Vestris à son exemple a laissé le burlesque pour se livrer à la Danse noble & au grand Sérieux, genre dont il est aujourd’hui le modele le plus parfait.
Pour élever la Danse au degré de sublimité qui lui manque & qu’elle peut atteindre aisément, il seroit à propos que les Maîtres de Danse suivissent dans leurs leçons la même conduite que les Peintres observent dans celles qu’ils donnent à leurs éleves. Ils commencent par leur faire dessiner l’Ovale, ils passent ensuite aux parties de la physionomie, & les réunissent enfin pour former une tête, ainsi des autres parties du corps. Lorsque l’éleve est parvenu à mettre une figure ensemble, le Maître lui enseigne la façon de l’animer, en y répandant de la force & du caractere ; il lui apprend à connoître les mouvements de la nature ; il lui indique la maniere de distribuer avec Art ces coups de crayon qui donnent la vie, & qui impriment sur la physionomie les passions & les affections dont l’ame est imbue.
Le Maître de Danse ainsi que le Peintre, après avoir enseigné à son éleve les pas, la maniere de les enchaîner les uns avec les autres, les oppositions des bras, les effacements du corps & les positions de la tête, devroit encore lui montrer à leur donner de la valeur & de l’expression par le secours de la physionomie. Il ne faudroit pour y réussir que lui régler des Entrées dans lesquelles il y auroit plusieurs passions à rendre. Il ne seroit pas suffisant de lui faire peindre ces mêmes passions dans toutes leurs forces, il faudroit encore qu’il lui enseignât la succession de leurs mouvements, leurs gradations, leurs dégradations & les différents effets qu’elles produisent sur les traits. De telles leçons feroient parler la Danse & raisonner le Danseur ; il apprendroit à peindre en apprenant à danser, & ajouteroit à notre Art un mérite qui le rendroit beaucoup plus estimable.
Mais dans la situation où sont les choses, une bonne peinture m’affecte plus qu’un Ballet. Ici je vois de la conduite & du raisonnement, de la précision dans l’Ensemble, de la vérité dans le Costume, de la fidélité dans le trait historique, de la vie dans les figures, des caracteres frappants & variés dans les têtes, & de l’expression par-tout ; c’est la nature qui m’est offerte par les mains habiles de l’Art : mais là je ne vois que des Tableaux aussi mal composés que désagréablement dessinés. Voilà mon sentiment, & si l’on suivoit exactement la route que je viens de tracer, on briseroit les masques, on fouleroit aux pieds l’idole pour se vouer à la nature, & la Danse produiroit des effets si frappants, que l’on seroit forcé de la placer au niveau de la Peinture & de la Poésie.
Si nos Maîtres de Ballets étoient des Auteurs ingénieux, si nos Danseurs étoient excellents Comédiens, où seroit la difficulté de diviser la Danse par emploi, & de suivre l’usage que la Comédie s’est imposé ? Les Ballets étant des Poëmes, ils exigeroient, ainsi que les Ouvrages dramatiques un certain nombre de Personnages pour les représenter ; dès-lors l’on ne diroit plus, tel Danseur excelle dans la Chaconne, tel autre brille dans la Loure ; telle Danseuse est admirable dans les Tambourins ; celle-ci est unique pour les Passepieds, & celle-là est supérieure dans les Musettes ; mais on pourroit dire alors, (& cet éloge seroit plus flatteur,) tel Danseur est inimitable dans les rôles tendres & voluptueux ; tel autre est excellent dans les rôles de Tyran, & dans tous ceux qui exigent une action forte ; telle Danseuse séduit dans les rôles d’amoureuse ; telle autre est incomparable dans les rôles de fureur ; celle-ci enfin rend les Scenes de dépit avec une vérité singuliere.
Je conçois qu’un tel arrangement ne peut avoir lieu, si les Compositeurs ne renoncent à la Paysannade pour prendre un genre plus élevé, & si les Danseurs ne quittent cette fureur de remuer les jambes & les bras machinalement.
Tel est le caractere de la belle Danse, qu’il faut y substituer le raisonnement à l’imbécillité ; l’esprit aux tours de force ; l’expression aux difficultés ; les Tableaux aux cabrioles ; les graces aux minauderies ; le sentiment à la routine des pieds, & les caracteres variés de la physionomie à ces masques tiedes qui n’en portent aucun.
On pourroit m’alléguer encore que le masque sérieux porte un caractere de noblesse ; qu’il ne dérobe point les yeux du Danseur, & qu’on peut lire dans leurs regards les mouvements qui les affectent : je répondrai premiérement qu’une physionomie qui n’a qu’un caractere, n’est pas une physionomie théatrale. Secondement, que le masque ayant une épaisseur, & résultant d’un moule dont la forme differe de celle des physionomies qui s’en servent, il est impossible qu’il emboîte exactement les traits ; non seulement il grossit la tête & lui fait perdre ses justes proportions, mais il enterre, il étouffe encore les regards. En supposant même qu’il ne prive point les yeux de l’expression qu’ils doivent avoir, ne s’oppose-t-il pas à l’altération que les passions produisent sur les traits & sur la couleur du visage ? Le Public peut-il les voir naître, s’appercevoir de leurs progrès & suivre le Danseur dans tous ses mouvements ?
L’imagination, diront les défenseurs du masque, supplée à ce qui nous est caché, & lorsque nous voyons les yeux étincelants de jalousie, nous croyons voir le reste de la physionomie allumé du feu de cette passion. Non, Monsieur, l’imagination quelque vive qu’elle soit ne se prête point à des contre-sens de cette espece ; des yeux exprimant la tendresse, tandis que les traits peindront la haine, des regards pleins de fureur lorsque la physionomie sera gaie & enjouée, sont des contrastes qui ne se rencontrent point dans la nature, & qui sont trop révoltants, pour que l’imagination, quelque complaisante qu’elle soit puisse les concilier. Voilà pourtant l’effet que produit le masque sérieux ; il est toujours gracieux & ne peut changer de caractere, lorsque les yeux en prennent à chaque instant de nouveaux.
Il y a plus de deux mille ans, diront les Apologistes du masque, que les visages postiches sont en usage ; mais il y a deux mille ans qu’on est dans l’erreur à cet égard ; cette erreur étoit cependant pardonnable aux anciens, & ne peut l’être chez les modernes.
Les Spectacles autrefois étoient autant pour le peuple que pour les gens d’un certain ordre. Pauvres, riches, tout le monde y étoit admis ; il falloit donc de vastes enceintes pour contenir un nombre infini de Spectateurs, qui n’auroient point trouvé le plaisir qu’ils venoient chercher, si l’on n’eût eu recours à des masques énormes, à un ventre, à des mollets postiches & à des cothurnes fort exhaussés.
Mais aujourd’hui que nos Salles sont resserrées ; qu’elles ont peu d’étendue ; que la porte est fermée à quiconque ne paie pas ; on n’a pas besoin de suppléer aux gradations du lointain ; l’Acteur ainsi que le Danseur doivent paroître sur la Scene dans leurs proportions naturelles ; le masque leur devient étranger ; il ne fait que cacher les mouvements de leur ame ; il est un obstacle aux progrès & à la perfection de l’Art.
Cependant, dira-t-on encore, les masques ont été imaginés pour la Danse. Il n’y a rien de certain là-dessus, Monsieur, & il y a même plus d’apparence qu’ils l’ont été pour la Tragédie & la Comédie. Pour en être plus surs & pour nous en convaincre remontons, s’il est possible, à leur origine.
Orphée & Linus, suivant Quintilien, en parloient dans leurs Poésies : mais à quoi servoient-ils dans ce temps-là au Théatre ? On ne les connoissoit pas encore.
Thespis qui vint après eux,
...... Fut le premier qui barbouillé de lie,Promena par les Bourgs cette heureuse folie,Et d’Acteurs mai ornes, chargeant un tombereauAmusa les Passants d’un Spectacle nouveau.
Eschyle lui succéda, &. . . . .
..... Dans les Chœurs jetta les Personnages,D’un masque plus honnête habilla les visages,Sur les ais d’un Théatre en public exhaussé,Fit paroître l’Acteur d’un Brodequin chaussé.
Voilà donc des masques : mais étoient-ils faits pour les Danseurs ? les Auteurs ne s’expliquent point, & ne parlent que des Acteurs.
Sophocle & Euripide après eux n’introduisirent rien de nouveau ; ils perfectionnerent seulement la Tragédie, & ne changerent aux masques d’Eschyle que la forme dont ils avoient besoin pour les différents caracteres de leurs pieces.
A peu près dans le même temps parut Cratès, à l’exemple d’Epicharmus & de Phormis, Poëtes Siciliens ; il donna à la Comédie un Théatre plus décent, & dans un ordre plus régulier. L’Histoire ne dit rien de ce qu’ils firent pour les masques : peut-être différencierent-ils les masques comiques des tragiques.
Je consulte encore Aristophane & Ménandre, mais ils ne m’instruisent de rien ; je vois que ce premier donne Socrate en Spectacle dans sa Piece des Nuées, & qu’il fait sculpter un masque qui en excitant la risée de la Populace, n’offroit sans doute que la Charge des traits de ce grand Philosophe.
Je passe chez les Romains ; Plaute & Térence ne me parlent point des masques destinés aux Pantomimes. Je vois dans les anciens Manuscrits, sur les Pierres gravées, sur les Médailles & à la tête des Comédies de Térence des masques tout aussi hideux que ceux dont on se servoit à Athenes.
Roscius & Æsopus m’éblouissent, mais ce sont des Acteurs & non des Danseurs. Je tâche en vain de découvrir le temps de l’origine des masques à Rome, recherche inutile. Dioméde dit bien que ce fut un Roscius Gallus, qui le premier s’en servit pour cacher un défaut qu’il avoit dans les yeux, mais il ne me dit pas dans quel temps ce Roscius vivoit ; ce qui n’avoit été employé d’abord que pour dérober une difformité, devint par la suite absolument nécessaire, vu l’immensité des Théatres, & on fit, ainsi qu’à Athenes, des masques énormes. Grands yeux de travers, bouche large & béante, levres pendantes, pustules au front, joues bouffies, tels étoient les masques des anciens.
On ajoutoit encore à ces masques une espece de cornet ou de porte-voix, qui portoit les sons avec fracas aux Spectateurs les plus éloignés ; ils furent incrustés d’airain : on employa ensuite une espece de marbre que Pline nommoit Calcophonos ou son d’Airain, parce qu’il rendoit un son semblable à celui de ce métal.
Les anciens avoient encore des masques à deux visages ; le profil du côté droit étoit gai, celui du côté gauche étoit triste & de mauvaise humeur ; l’Acteur avoit soin selon l’exigence des cas & la situation où il se trouvoit, de présenter le côté de la physionomie dont le caractere étoit analogue à l’action qu’il avoit à rendre.
On faisoit enfin des masques critiques ; on se donnoit la liberté de jouer les Citoyens, & les Sculpteurs chargés de l’exécution des masques imitoient la ressemblance de ceux que l’on donnoit en Spectacle.
Ces masques énormes étoient sculptés en bois, & d’une pesanteur considérable ; ils enveloppoient toute la tête, & ils avoient pour base les épaules. Je vous laisse à penser, Monsieur, s’il est possible d’imaginer que de pareils fardeaux aient été créés pour la Danse ; ajoutez encore l’attirail, le ventre, les mollets, les cuisses postiches & les échasses, & vous verrez qu’il n’est pas probable que cet accoûtrement ait été imaginé par un Art enfant de la liberté, qui craint les entraves d’une mode embarrassante, & qui cesse de se montrer dès qu’il cesse d’être libre.
Ce Costume étoit si gênant & si incommode, que l’Acteur récitant ne faisoit aucun mouvement. La déclamation étoit souvent partagée entre deux personnes, l’un faisoit les gestes, tandis que l’autre déclamoit.
On seroit presque tenté de croire que les anciens n’avoient aucune idée de Danse analogue à celle de nos jours ; car comment concilier notre exécution vive & brillante avec l’attirail lourd & incommode des Grecs & des Romains.
Il est vrai, dit Lucien, que les masques des Pantomimes étoient moins difformes que ceux des Acteurs ; que leur équipage étoit propre & convenable ; mais les masques étoient-ils moins grands ? Les Danseurs avoient-ils moins besoin de s’enfler & de se grossir ? devoient-ils moins ménager le lointain que les Acteurs ? Il y auroit de l’absurdité à le penser ; ceux-ci auroient donc été des colosses & les autres des pygmées.
Voilà, Monsieur, le seul passage qui puisse assurer que les Pantomimes se servoient du masque, mais il n’en est aucun dans les Auteurs anciens ni dans les Auteurs modernes qui ont traité de cette matiere, qui me convainque que ces figures colossalles aient été enfantées pour la Danse.
Enfin, Monsieur, la Comédie Françoise a secoué cet usage, non par frivolité, mais par raison. On a senti que ces ombres inanimées & imparfaites de la belle nature, s’opposoient à la vérité & à la perfection du Comédien.
L’Opéra qui de tous les Spectacles est celui qui se rapproche le plus de celui des Grecs, n’a adopté les masques que pour la Danse seulement, preuve convaincante que l’on n’a jamais soupçonné cet Art de pouvoir parler. Si l’on s’étoit imaginé qu’il pût imiter, on se seroit bien gardé de lui mettre un masque, & de le priver des secours les plus utiles au langage sans parole, & à l’expression vive & animée des mouvements de l’ame désignés par les signes extérieurs.
Que l’on continue à danser comme on danse ; que les Ballets ne soient en usage à l’Opéra que pour donner le temps aux Acteurs essouflés de reprendre leur respiration ; qu’ils n’intéressent pas davantage que les entractes monotones de la Comédie, & l’on pourra sans danger conserver l’usage de ces visages mornes auxquels on ne peut préférer une physionomie morte & inanimée. Mais si l’Art se perfectionne, si les Danseurs s’attachent à peindre & à imiter, il faut alors quitter la gêne, abandonner les masques, & en briser les moules. La nature ne peut s’associer à l’art grossier ; ce qui l’éclipse & ce qui la dégrade doit être proscrit par l’Artiste éclairé.
Il est aussi difficile, Monsieur, de démêler l’origine des masques, que de se former une idée juste des Spectacles & de la Danse des anciens. Cet Art, ainsi que quantité de choses précieuses, ont été, pour ainsi dire, enterrées dans les ruines de l’antiquité. Il ne nous reste de tant de beautés que de foibles esquisses auxquelles chaque Auteur prête des traits & des couleurs différentes ; chacun d’eux leur donne le caractere qui flatte son goût & son génie. Les contradictions continuelles qui régnent dans ces ouvrages, loin de nous éclairer, nous replongent dans notre premiere obscurité. L’antiquité à certains égards est un cahos qu’il nous est impossible de débrouiller ; c’est un monde dont l’immensité nous est inconnue ; chacun prétend y voyager sans s’égarer & sans se perdre. Cette multitude de choses qui se présentent à nous dans l’éloignement le plus considérable, est l’image d’une perspective trop étendue ; l’œil s’y perd & ne distingue qu’imparfaitement ; mais l’imagination vient au secours, elle supplée à la distance & à la foiblesse des regards ; l’enthousiasme rapproche les objets ; il en crée de nouveaux ; il s’en fait des monstres ; tout lui paroît grand, tout enfin lui semble gigantesque. L’on pourroit appliquer ici ces Vers de Moliére dans les Femmes savantes ....
.... J’ai vu clairement des hommes dans la Lune.. . . . . . . . . . .Je n’ai point encor vu d’hommes, comme je crois ;Mais j’ai vu des clochers tout comme je vous vois.
Telle est la vicissitude des choses & leur instabilité. Les Arts ainsi que les Empires sont sujets à révolution ; ce qui brille aujourd’hui avec le plus d’éclat, dégénére ensuite & tombe au bout de quelque temps dans une langueur & une obscurité profonde. Quoi qu’il en soit, (& les sentiments à cet égard sont uniformes) les anciens parloient avec les mains ; leurs doigts étoient, pour ainsi dire, autant de langues qui s’exprimoient avec facilité, avec force & avec énergie ; le climat, le tempérament & l’application que l’on apportoit à perfectionner l’Art du geste, l’avoient porté à un degré de sublimité que nous n’atteindrons jamais si nous ne nous donnons les mêmes soins qu’eux pour nous distinguer dans cette partie. La dispute de Ciceron & de Roscius, à qui rendroit mieux la pensée, Ciceron par le tour & l’arrangement des mots, & Roscius par le mouvement des bras & l’expression de la physionomie, prouve très-clairement que nous ne sommes encore que des enfants ; que nous n’avons que des mouvements machinaux & indéterminés, sans signification, sans caractere & sans vie.
Les anciens avoient des bras, & nous avons des jambes : réunissons, Monsieur, à la beauté de notre exécution, l’expression vive & animée des Pantomimes ; détruisons les masques, ayons une ame, & nous serons les premiers Danseurs de l’Univers.