(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE VI. » pp. 78-109
/ 88
(1760) Lettres sur la danse et sur les ballets (1re éd.) [graphies originales] « LETTRES SUR LA DANSE. — LETTRE VI. » pp. 78-109

LETTRE VI.

Si les Arts s’entr’aident, Monsieur ; s’ils offrent des secours à la Danse, la Nature semble s’empresser à lui en présenter à chaque instant de nouveaux ; la Cour & le Village, les Eléments, les Saisons, tout concourt à lui fournir les moyens de se varier & de plaire.

Un Maître de Ballets doit donc tout voir, tout examiner, puisque tout ce qui existe dans l’univers peut lui servir de modele.

Que de Tableaux diversifiés ne trouvera-t-il pas chez les Artisans ! Chacun d’eux a des attitudes différentes, relativement aux positions & aux mouvements que leurs travaux exigent. Cette allure, ce maintien, cette façon de se mouvoir, toujours analogue à leur métier & toujours plaisante, doit être saisie par le Compositeur ; elle est d’autant plus facile à imiter qu’elle est ineffaçable chez les gens de métier, eussent-ils même fait fortune & abandonné leurs professions ; effets ordinaires de l’habitude, lorsqu’elle est contractée par le temps, & fortifiée par les peines & les travaux.

Que de Tableaux bizarres & singuliers ne trouvent-ils pas encore dans la multitude de ces oisifs agréables, de ces petits Maîtres subalternes qui sont les singes, & les copies chargées des ridicules de ceux à qui l’âge, le nom, ou la fortune semblent donner des privileges de frivolité, d’inconséquence & de fatuité !

Les embarras des rues ; les promenades publiques ; les guinguettes ; les amusements & les travaux de la campagne ; une noce villageoise ; la chasse ; la pêche ; les moissons ; les vendanges ; la maniere rustique d’arroser une fleur, de la cueillir, de la présenter à sa Bergere ; de dénicher des oiseaux ; de jouer du chalumeau : tout lui offre des Tableaux pittoresques & variés, d’un genre & d’un coloris différents.

Un camp ; des évolutions militaires ; les exercices ; les attaques & les défenses des places ; un port de mer ; une rade ; un embarquement & un débarquement : voilà des images qui doivent attirer nos regards, & porter notre Art à sa perfection, si l’exécution en est naturelle.

Les chefs-d’œuvres des Racine, des Corneille, des Voltaire, des Crebillon ne peuvent-ils pas encore servir de modele à la Danse dans le genre noble ? ceux des Moliere, des Regnard & de plusieurs Auteurs célebres, ne nous présentent-ils pas des Tableaux d’un genre moins élevé ? Je vois le Peuple dansant, se récrier à cette proposition ; je l’entends qui me traite d’insensé : mettre des Tragédies & des Comédies en Danse ? quelle folie ! Y a-t-il de la possibilité ? oui sans doute : resserrez l’action de l’Avare ; retranchez de cette Piece tout dialogue tranquille ; rapprochez les incidents ; réunissez tous les Tableaux épars de ces Drames, & vous réussirez.

Vous rendrez intelligiblement la Scene de la Bague ; celle où l’Avare fouille la Fleche, celle où Frosine l’entretient de sa maîtresse ; vous peindrez le désespoir & la fureur d’Arpagon, avec des couleurs aussi vives que celles que Moliere a employées, si toutefois vous avez une ame. Tout ce qui peut servir à la Peinture, doit servir à la Danse ; que l’on me prouve que les Pieces des Auteurs que je viens de nommer sont dépourvues de caractere, dénuées d’intérêt, privées de situations fortes, & que les Boucher & les Vanloo ne pourront jamais imaginer d’après ces chefs-d’œuvres, que des Tableaux froids & désagréables, alors je conviendrai que ce que j’ai avancé n’est qu’un paradoxe ; mais s’il peut résulter de ces Pieces une multitude d’excellents Tableaux, j’ai gain de cause ; ce n’est plus ma faute si les Peintres Pantomimes nous manquent, & si le génie ne fraie point avec nos danseurs.

Batyle, Pilade, Hilas ne succéderent-ils pas aux Comédiens, lorsqu’ils furent bannis de Rome ; ne commencerent-ils pas à représenter en Pantomimes les Scenes des meilleures Pieces de ce temps ? Encouragés par leurs succès, ils tenterent de jouer des Actes séparés, & la réussite de cette entreprise les détermina enfin à donner des Pieces entieres qui furent reçues avec des applaudissements universels.

Mais ces Pieces, dira-t-on, étoient généralement connues ; elles servoient, pour ainsi dire, de Programmes aux Spectateurs, qui les ayant gravées dans la mémoire suivoient l’Acteur sans peine, & le devinoient même avant qu’il s’ex-Primât. N’aurons-nous pas les mêmes avantages, lorsque nous mettrons en Danse les Drames les plus estimés de notre Théatre ? Serions-nous moins bien organisés que les Danseurs de Rome, & ce qui s’est fait du temps d’Auguste ne peut-il se faire aujourd’hui ? Ce seroit avilir les hommes que de le penser, & dépriser le goût & l’esprit de notre siecle que de le croire.

Revenons à mon sujet ; il faut qu’un Maître de Ballets connoisse les beautés & les imperfections de la nature. Cette étude le déterminera toujours à en faire un beau choix ; ces peintures d’ailleurs, pouvant être tour-à-tour historiques, poétiques, critiques, allégoriques & morales, il ne peut se dispenser de prendre des modeles dans tous les rangs, dans tous les états, dans toutes les conditions. A-t-il de la célébrité, il pourra par la magie & les charmes de son Art, ainsi que le Peintre & le Poëte, faire détester & punir les vices, récompenser & chérir les vertus.

Si le Maître de Ballets doit étudier la nature, & en faire un beau choix ; si celui des sujets qu’il veut traiter en Danse contribue en partie à la réussite de son Ouvrage, ce n’est qu’autant qu’il aura l’Art & le génie de les embellir, de les disposer, & de les distribuer d’une maniere noble & pittoresque.

Veut-il peindre, par exemple, la jalousie & tous les mouvements de fureur & de désespoir qui la suivent ? qu’il prenne pour modele un homme dont la férocité & la brutalité naturelle soit corrigée par l’éducation ; un portefaix seroit dans son genre un modele aussi vrai ; mais il ne seroit pas si beau ; le bâton dans ses mains suppléeroit au défaut d’expression, & cette imitation, quoique prise dans la nature, révolteroit l’humanité, & ne traceroit que le Tableau choquant de ses imperfections. D’ailleurs l’action d’un crocheteur jaloux, sera moins pittoresque que celle d’un homme dont les sentiments seront élevés. Le premier se vengera dans l’instant en faisant sentir le poids de son bras ; le second, au contraire, luttera contre les idées d’une vengeance aussi basse que déshonorante ; ce combat intérieur de la fureur & de l’élévation de l’ame prêtera de la force & de l’énergie à sa démarche, à ses gestes, à ses attitudes, à sa physionomie, à ses regards ; tout caractérisera sa passion, tout décelera la situation de son cœur ; les efforts qu’il fera sur lui-même pour modérer les mouvements dont il sera tourmenté, ne serviront qu’à les faire éclater avec plus de véhémence & de vivacité : plus la passion sera contrainte, plus la chaleur sera concentrée, & plus les étincelles auront de feu.

Tel un Volcan, dont la tranquillité n’est qu’apparente, & dont le bruit sourd & confus n’annonce qu’un ravage prochain ; il mine & renverse ce qui lui résiste ; il se fraie des routes souterreines ; il perce leurs extrémités, il se fait jour enfin, & ses irruptions n’en sont alors que plus funestes & plus dangereuses.

L’homme grossier & rustique ne peut fournir au Peintre qu’un seul instant ; celui qui suit sa vengeance, est toujours celui d’une joie basse & triviale. L’homme bien né lui en présente au contraire une multitude ; il exprime sa passion & son trouble de cent manieres différentes, & l’exprime toujours avec autant de feu que de noblesse. Que d’oppositions & de contrastes dans ses gestes ! que de gradations & de dégradations dans ses emportements ; que de nuances & de transitions différentes sur sa physionomie ! que de vivacité dans ses regards ! quelle expression, quelle énergie dans son silence ! l’instant où il est détrompé offre encore des Tableaux plus variés, plus séduisants, & d’un coloris plus tendre & plus agréable. Ce sont tous ces traits que le Maître de Ballets doit saisir ; c’est enfin l’amour du vrai, du grand & du sublime qui doit conduire ses crayons & déterminer ses pinceaux.

Les Compositeurs célebres, ainsi que les Poëtes & les Peintres illustres se dégradent toujours lorsqu’ils emploient leurs temps, & leur génie a des productions d’un genre bas & trivial. Les grands Hommes ne doivent créer que de grandes choses, & abandonner toutes celles qui sont puériles à ces êtres subalternes, à ces demi-talents dont l’existence seroit absolument ignorée, si l’on ne les voyoit ramper servilement aux pieds des grands, & encenser les idoles de l’opulence.

La nature ne nous offre pas toujours des modeles parfaits ; il faut donc avoir l’art de les corriger, de les placer dans des positions agréables, dans des jours avantageux, dans des situations heureuses, qui dérobant aux yeux ce qu’ils ont de défectueux, leur prêtent encore les graces & les charmes, qu’ils devroient avoir pour être vraiment beaux.

Le difficile, comme je l’ai déjà dit, est d’embellir la nature sans la défigurer ; de savoir conserver tous ses traits ; d’avoir le talent de les adoucir, ou de leur donner de la force. L’instant est l’ame des Tableaux ; il est mal-aisé de le saisir, encore plus mal-aisé de le rendre avec vérité. La nature ! la nature ! & nos compositions seront belles ; renonçons à l’Art, s’il n’emprunte ses traits, s’il ne se pare de sa simplicité ; il n’est séduisant qu’autant qu’il se déguise, & il ne triomphe véritablement, que lorsqu’il est méconnu, & qu’on le prend pour elle.

Je crois, Monsieur, qu’un Maître de Ballets qui ne sait point parfaitement la Danse, ne peut composer que médiocrement. J’entends par Danse le sérieux ; il est la base fondamentale du Ballet. En ignore-t-on les principes ? on a peu de ressource ; il faut dès-lors renoncer au grand, abandonner l’Histoire, la Fable, les genres nationaux, & se livrer uniquement à ces Ballets de Paysans, dont on est rebattu & ennuyé depuis Fossan, cet excellent Danseur comique, qui apporta en France la fureur de Sauter. Je compare la belle Danse à une Mere-langue ; les genres mixtes & corrompus qui en dérivent, à ces Jargons que l’on entend à peine, & qui varient à proportion que l’on s’éloigne de la Capitale où regne le langage épuré.

Le mêlange des couleurs, leur dégradation & les effets qu’elles produisent à la lumiere, doivent fixer encore l’attention du Maître de Ballets ; ce n’est que d’après l’expérience que je suis convaincu du relief que cela donne aux Figures, de la netteté que cela répand dans les formes, & de l’élégance que cela prête aux grouppes. J’ai suivi dans les Jalousies ou les Fêtes du serrail la dégradation des lumieres que les Peintres observent dans leurs Tableaux ; les couleurs fortes & entieres tenoient la premiere place, & formoient les parties avancées de celui-ci, les couleurs moins vives & moins éclatantes étoient employées ensuite. J’avois réservé les couleurs tendres & vaporeuses pour les fonds ; la même dégradation étoit observée encore dans les tailles : l’exécution se ressentit de cette heureuse distribution ; tout étoit d’accord, tout étoit tranquille, rien ne se heurtoit, rien ne se détruisoit ; cette harmonie séduisit l’œil, & il embrassoit toutes les parties sans se fatiguer ; mon Ballet eut d’autant plus de succès que dans celui que j’ai intitulé le Ballet Chinois, & que je remis à Lyon2, le mauvais arrangement des couleurs & leur mêlange choquant blessoit les yeux ; toutes les Figures papillotoient & paroissoient confuses, quoique dessinées correctement ; rien enfin ne faisoit l’effet qu’il auroit dû faire. Les habits tuerent, pour ainsi dire l’ouvrage, parce qu’ils étoient dans les mêmes teintes que la décoration : tout étoit riche, tout étoit brillant en couleurs, tout éclatoit avec la même prétention ; aucune partie n’étoit sacrifiée, & cette égalité dans les objets privoit le Tableau de son effet, parce que rien n’étoit en opposition. L’œil du Spectateur fatigué ne distinguoit aucune forme ; cette multitude de Danseurs qui traînoient après eux le brillant de l’Oripeau, & l’assemblage bizarre des couleurs éblouissoient les yeux sans les satisfaire. La distribution des habits étoit telle que l’homme cessoit de paroître dès l’instant qu’il cessoit de se mouvoir ; cependant ce Ballet fut rendu avec toute la précision possible. La beauté du Théatre lui donnoit une élégance & une netteté qu’il ne pouvoit avoir à Paris, sur celui de M. Monnet ; mais, soit que les habits & la décoration n’aient pas été d’accord, soit enfin que le genre que j’ai adopté l’emporte sur celui que j’ai quitté, je suis obligé de convenir que de tous mes Ballets, c’est celui qui a fait ici le moins de sensation.

La dégradation dans les tailles & dans les couleurs des vêtements est inconnue au Théatre ; ce n’est pas la seule partie que l’on y néglige, mais cette négligence ne me paroît pas excusable dans de certaines circonstances, surtout à l’Opéra, Théatre de la fiction ; Théatre où la Peinture peut déployer tous ses trésors ; Théatre qui souvent dénué d’action forte & privée d’intérêt vif, doit être riche en Tableaux de tous les genres, ou du moins devroit l’être.

Une décoration de quelque espece qu’elle soit est un grand Tableau préparé pour recevoir des Figures. Les Actrices & les Acteurs, les Danseurs & les Danseuses sont les personnages qui doivent l’orner & l’embellir ; mais pour que ce Tableau plaise & ne choque point la vue, il faut que de justes propositions brillent également dans les différentes parties qui le composent.

Si dans une décoration, représentant un Temple ou un Palais or & azur, les habillements des Acteurs sont bleus & or, ils détruiront l’effet de la décoration, & la décoration à son tour privera les habits de l’éclat qu’ils auroient eu sur un fonds plus tranquille. Une telle distribution dans les couleurs éclipsera le Tableau ; le tout ne formera qu’un Camaïeux, genre froid & monotone, que les gens de goût regarderont toujours comme un enfant illégitime de la Peinture.

Les couleurs des draperies & des habillements doivent trancher sur la décoration ; je la compare à un beau fonds, s’il n’est tranquille, s’il n’est harmonieux, si les couleurs en sont trop vives & trop brillantes, il détruira le charme du Tableau. Il privera les Figures du relief qu’elles doivent avoir ; rien ne se détachera, parce que rien ne sera ménagé avec Art, & le papillotage qui résultera de la mauvaise entente des couleurs, ne présentera qu’un panneau de découpures, enluminé sans goût & sans intelligence.

Dans les décorations d’un beau simple & peu varié de couleurs, les habits riches & éclatants peuvent être admis, ainsi que tous ceux qui seront coupés par des couleurs vives & entieres.

Dans les décorations de goût & d’idée, comme Palais Chinois, Place publique de Constantinople, ornés pour une Fête, genre bizarre qui ne soumet la composition à aucune regle sévere, qui laisse un champ libre au génie, & dont le mérite augmente à proportion de la singularité que le Peintre y répand ; dans ces sortes de décorations, dis-je, brillantes en couleurs, chargées d’étoffes, rehaussées d’or & d’argent, il faut des habits drapés dans le costume, mais il les faut simples & dans des nuances entiérement opposées à celles qui éclatent le plus dans la décoration. Si l’on n’observe exactement cette regle, tout se détruira faute d’ombres & d’oppositions ; tout doit être d’accord, tout doit être harmonieux au Théatre, lorsque la décoration sera faite pour les habits, & les habits pour la décoration, le charme de la représentation sera complet.

La dégradation des tailles ne doit pas être observée moins scrupuleusement dans les instants où la Danse fait partie de la décoration. L’Olympe ou le Parnasse sont du nombre de ces morceaux, où le Ballet forme & compose les trois quarts du Tableau, morceaux qui ne peuvent séduire & plaire si le Peintre & le Maître de Ballets ne sont d’accord sur les proportions, la distribution & les attitudes des personnages.

Dans un Spectacle aussi riche en ressources que celui de notre Opéra, n’est-il pas choquant & ridicule de ne point trouver de dégradations dans les tailles, lorsqu’on s’y attache & qu’on s’en occupe dans les morceaux de Peinture qui ne sont qu’accessoires au Tableau ? Jupiter par exemple, au haut de l’Olympe, ou Apollon au sommet du Parnasse, ne devroient-ils pas paroître plus petits à raison de l’éloignement que les Divinités & les Muses qui étant au-dessous d’eux sont plus rapprochés du Spectateur. Si pour faire illusion, le Peintre se soumet aux regles de la perspective, d’où vient que le Maître de Ballets qui est Peintre lui-même, ou qui devroit l’être, en secoue le joug ? Comment les Tableaux plairont-ils, s’ils ne sont vraisemblables, s’ils sont sans proportion, & s’ils péchent contre les regles que l’Art a puisé dans la nature par la comparaison des objets ? C’est dans les Tableaux fixes & tranquilles de la Danse que la dégradation doit avoir lieu ; elle est moins importante dans ceux qui varient & qui se forment en dansant. J’entends par Tableau fixe tout ce qui fait grouppe dans l’éloignement ; tout ce qui est dépendant de la décoration, & qui d’accord avec elle, forme une grande machine bien entendue.

Mais comment, me direz-vous, observer cette dégradation ? Si c’est un Vestris qui danse Apollon, faudra-t-il priver le Ballet de cette ressource, & sacrifier tout le charme qu’il y répandra au charme d’un seul instant ? Non, Monsieur, mais on prendra pour le Tableau tranquille un Apollon proportionné aux différentes parties de la machine ; un jeune homme de quinze ans que l’on habillera de même que le véritable Apollon ; il descendra du Parnasse, & à l’aide des ailes de la décoration on l’escamotera, pour ainsi dire, en substituant à sa place la taille élégante & le talent supérieur.

C’est par des épreuves réitérées que je suis convaincu des effets admirables que produisent les dégradations. Le premier essai que j’en fis, & qui me réussit, fut dans un Ballet de Chasseurs ; & cette idée, peut-être neuve dans les Ballets, fut enfantée par l’impression que me fit une faute grossiere de M. Servandoni, faute d’inattention, & qui ne peut détruire le mérite de ce grand Peintre ; c’étoit, je crois, dans la représentation de la Forêt enchantée, Spectacle plein de beauté & tiré du Tasse. Un pont fort éloigné étoit placé à la droite du Théatre ; un grand nombre de Cavaliers défiloient ; chacun d’eux avoit l’air & la taille gigantesque & paroissoit beaucoup plus grand que la totalité du Pont ; les chevaux postiches étoient plus petits que les hommes, & ces défauts de proportion choquerent les yeux même les moins connoisseurs. Ce Pont pouvoit avoir de justes proportions avec la décoration, mais il n’en avoit pas avec les objets vivants qui devoient le passer : il falloit donc ou les supprimer, ou leur en substituer de plus petits ; des enfants, par exemple, montés sur des chevaux modelés, proportionnés à leurs tailles, & au Pont, qui dans cette circonstance étoit la partie qui devoit régler & déterminer le Décorateur, auroient produit l’effet le plus séduisant & le plus vrai.

J’essaiai donc dans une chasse d’exécuter ce que j’avois desiré dans le Spectacle de M. Servandoni ; la décoration représentoit une Forêt, dont les routes étoient paralleles au Spectateur. Un Pont terminoit le Tableau, en laissant voir derriere lui un Paysage fort éloigné. J’avois divisé cette entrée en six classes toutes dégradées ; chaque classe étoit composée de trois Chasseurs & de trois Chasseresses, ce qui formoit en tout le nombre de trente-six Figurants ou Figurantes ; les tailles de la premiere classe traversoient la route la plus proche du Spectateur ; celles de la seconde les remplaçoient en parcourant la route suivante ; & celles de la troisieme leur succédoient en passant à leur tour sous la troisieme route, ainsi du reste, jusqu’à ce qu’enfin la derniere classe composée de petits enfants termina cette course en passant sur le Pont. La dégradation étoit si correctement observée que l’œil s’y trompoit ; ce qui n’étoit qu’un effet de l’Art & des proportions, avoit l’air le plus vrai & le plus naturel ; la fiction étoit telle, que le Public n’attribuoit cette dégradation qu’à l’éloignement des objets, & qu’il s’imaginoit que c’étoit toujours les mêmes Chasseurs & les mêmes Chasseresses qui parcouroient les différents chemins de la forêt. La musique avoit la même dégradation dans ses sons, & devenoit plus douce, à mesure que la chasse s’enfonçoit dans la forêt, qui étoit vaste & peinte de bon goût.

Voilà, Monsieur, l’illusion que produit le Théatre, lorsque toutes les parties en sont d’accord, & que les artistes prennent la nature pour leur guide & leur modele.

Je crois que j’aurai à peu près rempli l’objet que je me suis proposé dans cette Lettre, en vous faisant faire encore une observation sur l’entente des couleurs. Les Jalousies ou les Fêtes du serrail vous ont offert l’esquisse de la distribution qui doit régner dans les quadrilles des Ballets, mais comme il est plus ordinaire d’habiller les Danseurs & les Danseuses uniformement, j’ai fait une épreuve qui m’a réussi, & qui ôte à l’uniformité des habits le ton dur & monotone qu’ils ont ordinairement ; c’est la dégradation exacte de la même couleur divisée dans toutes les nuances, depuis le bleu foncé jusqu’au bleu le plus tendre ; depuis le rose vif jusqu’au rose pâle ; depuis le violet jusqu’au lilas clair : cette distribution donne du vaste & de la netteté aux Figures ; tout se détache & fuit dans de justes proportions ; tout enfin a du relief & se découpe agréablement de dessus les fonds.

Si dans une décoration représentant une entrée de l’Enfer, le Maître de Ballets veut que la levée du rideau laisse voir & ce lieu terrible & les tourments des Danaïdes, des Ixion, des Tentale, des Sysyphe, & les différents emplois des Divinités infernales ; s’il veut enfin offrir au premier coup d’œil un Tableau mouvant & effrayant des supplices des Enfers, comment réussira-t-il dans cette composition momentanée, s’il n’a l’Art de savoir distribuer les objets & de les ranger dans la place que chacun d’eux doit occuper ; s’il n’a le talent de saisir l’idée premiere du Peintre, & de subordonner toutes les siennes au fonds que celui-ci lui a préparé ? Ce sont des rochers obscurs & lumineux, des parties éteintes, & des parties brillantes de feu ; c’est une horreur bien entendue, qui doit régner dans le Tableau ; tour doit être affreux, tout enfin doit afficher le lieu de la Scene, & annoncer les tourments & les douleurs de ceux qui la remplissent. Les habitants des Enfers, tels qu’on les représente au Théatre, sont vêtus de toutes les couleurs qui composent les flammes ; tantôt le fond de leur habit est noir, tantôt il est ponceau, ou couleur de feu ; ils empruntent enfin toutes les teintes qui sont employées dans la décoration. L’attention que doit avoir le Maître de Ballets, c’est de placer sur les parties obscures de la décoration les habits les plus clairs & les plus brillants, & de distribuer sur toutes les masses de clair les habits les plus sombres & les moins éclatants ; de ce bon arrangement naîtra l’harmonie ; la décoration servira, si j’ose m’exprimer ainsi, de repoussoir au Ballet ; celui-ci à son tour augmentera le charme de la Peinture, & lui prêtera toutes les forces capables de séduire, d’émouvoir & de faire illusion au Spectateur.

Je suis, &c.