(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre VI. » pp. 56-71
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre VI. » pp. 56-71

Lettre VI.

L es arts en général ont des règles et des principes ; ces principes et ces règles sont-ils scrupuleusement suivis ? non, Monsieur, il n’existe qu’un seul principe commun à tous, dont on ne peut s’écarter sans se perdre, où s’egarer, c’est l’imitation de la belle nature. Les productions qui ne portent point cette empreinte sacrée, n’en offrent que de grossières caricatures ; elles choquent le bon goût et n’inspirent que le mépris qu’elles méritent.

Les règles furent créées par les prémiers artistes, qui las de ne produire que des ébauches grimacières, et des copies imparfaites de la nature, sentirent la nécessité de mettre des bornes à leurs compositions exagérées, et absolument dénuées d’ensemble, et de proportions.

A mesure que les arts se fortifièrent, les règles s’aggrandirent, et suivirent la marche de leurs progrès ; mais lorsqu’ils eurent acquis cette perfection et cette sublimité, qu’ils déployèrent à Athènes, le goût et le génie enfantèrent de nouvelles règles, et de nouveaux principes, qui dûrent leur naissanse au besoin du moment et souvent à un heureux hazard. Ils n’étoient pas suivis strictement ; on les quittoit, on les reprenoit, on les modifioit, ou on les abandonnoit, lorsque les circonstances l’exigeoient, ou qu’elles s’opposoient à la marche rapide, et aux élans du génie.

Il appartient à l’artiste médiocre et routinier de se cramponner servilement aux principes étroits de sa profession, et d’en être imbécilement idolâtre ; on peut comparer les règles a ces chiffres, qui n’expriment par eux-mêmes aucune quantité fixe, et n’acquièrent de valeur que par le secours d’un nombre positif.

C’est le génie seul qui pose ce nombre, et c’est par lui seul que ces caractères vagues et indéterminés parviennent à exprimer des quantités réelles.

Il n’est point rare de voir tomber des ouvrages composés cependant suivant toutes les réglès. Tantôt ce sont des drames et des tragédies, dont les sujets pauvres et décharnés sont sans mouvement, et peu propres à faire naître l’illusion, et à nous entraîner à l’admiration. Une versification lâche, et sans nerf, des tableaux sans effet, des situations forcées, des coups de théâtre mal préparés.

Ici, c’est, un grand ballet d’une longueur mortelle, le sujet en est beau et intéressant ; il prête à l’action pantomime, et est propre à faire naître une foule de tableaux d’autant plus séduisans, qu’ils sont variés à l’infini ; mais ce sujet fait pour séduire et pour émouvoir se trouve éclipsé par un corps de danses insignifiantes qui en coupe le fil, en rompt la trame, et n’offre plus à l’imagination que les lambeaux épars de la pièce. Toutes ces richesses et ces ornemens etrangers affoiblissent l’action, et en éffacent les traits ; dès lors l’illusion disparoit le charme cesse, et le plaisir fuit. Le feu le plus brillant et le plus actif s’éteint facilement, lorsqu’on le couvre de glaces.

Les inutilités retranchées, ce ballet marcheroit rapidement et féroit naitre des émolions douces et enchanteresses. Les productions trop longues, fussent-elles dailleurs éxcellentes, finissent par produire l’ennui. Chaque homme porte avec lui la mesure de ses plaisirs, et le trop plein de cette mesure, se change bientôt en dégoût. L’ennui naît de la satiété, car l’homme est facilement transporté vers les extrêmes, le plaisir, et la peine.

Là c’est un morceau de sculpture représentant la muse de la danse. Elle est aussi froide que le marbre dont elle est composée, dépourvue de graces, elle est maniérée, privée d’expression, elle ne dit rien à l’oeil qui l’éxamine ; son attitude n’est ni svelte ni animée, sa tête n’annonce point une gaité franche, enfin cette statue est un marbre inanimé. Elle indique aux connoisseurs le travail pénible de l’artiste, et les soins accumulés, qu’il s’est donnés pour la créer.

D’un autre coté c’est une symphonie à grand orchestre éxécutée par les artistes les plus célèbres, elle est longue, et chargée de notes ; qu’offre-t-elle à l’oreille ? un bruit incommode, un tapage fatiguant. Cette pièce riche en fracas musical, et pauvre en mélodie, vuide d’expression et de goût, écrite sans dessin, offre des grouppes harmoniques qui se heurtent, se choquent, et se brisent mutuellement, privée de ce clair-obscur, si nécessaire aux productions des beaux arts, elle est sans effet. Les trois morceaux de cette symphonie, étant de la même couleur, ne présentent aucune opposition, aucun contraste, et ce Brouhaha musical ne peignant rien à la pensée, blesse également l’oreille et le goût. N’est-ce pas ici le cas de dire avec Fontenelle ? Symphonie, que me veux-tu ? et de s’écrier : Hayden, où es-tu ? au nom du Dieu de l’harmonie dont tu es le favori, viens nous consoler et guérir par les accens touchans de la mélodie nos oreilles impitoyablement déchirées.

Ici, c’est l’éxposition d’un grand tableau allégorigue qui pêche également par l’ordonnance, la couleur, et la disposition mal entendüe des figures ; c’est un logogriphe en peinture que l’esprit ne peut ni concevoir ni deviner. L’allégorie doit être noble et simple ; elle est fausse lorsqu’il faut la chercher. C’est l’éclair du génie qui doit briller sans nuages.

En examinant attentivement ces différentes productions on verra qu’elles sont composées dans toutes les règles ; que leur manque-t-il donc pour plaire ? que faudrait-il y ajouter pour les rendre belles et intéressantes ? quelques bagatelles ; de l’esprit, du goût et de l’imagination, de l’expression, du sentiment et de la grace, de la vérité dans l’imitation, de la noblesse dans la composition, un heureux choix dans les sujets, une économie sage dans leur distribution, des idées nettes et grandes, enfin du génie.

Je me rappelle deux anecdotes qui viennent merveilleusement à l’appui de mon opinion sur les règles communes à tous les arts imitateurs.

On ne peut être poëte sans génie. La ménardière fit une tragédie intitulée Alinde ; elle étoit composée dans toutes les règles, et eût cependant le malheur de n’être point goutée par le public.

L’Abbé Daubignac, fit une tragédie (Zénobie) selon toutes les règles, et les lois qu’il avoit données dans sa pratique du théatre ; et comme il se vantoit même après sa chûte, d’étre le seul de nos auteurs qui eût bien suivi les préceptes d’Aristote, je sais bon gré à M. Daubignac dit M. le Prince, d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote, mais je ne pardonnerai jamais aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise tragédie à M. Daubignac.

Il faut conclure que les règles sont exéllentes jusqu’à un certain point ; il en est d’elles, (je le répéte) comme il en est les principes en général. Il faut savoir les suivre, les quitter et les reprendre. C’est l’ouvrage du goût et du génie, c’est le besoin du moment et la nécessité de l’instant qui doivent déterminer le parti du compositeur. L’homme mercenaire en fait d’art imitateur suit servilement son sujet. Il court sans cesse après des beautés fugitives, et passagères que son imagination ne peut fixer, veut-on saisir les teintes harmonieuses et divines d’un beau couchant ? il faut avoir en ses mains les couleurs fraiches et brillantes du goût, et l’activité d’une imagination brûlante, qui sans s’arrêter aux parties de détail, embrasse d’un clin d’oeil la masse éclatante de ce vaste et imposant tableau.

Calcule-t-on au lieu de peindre ? Le nuage fuit et s’éclipse, les teintes lumineuses s’effacent insensiblement, et les sombres voiles de la nuit enveloppent tout à la fois le Phénomène brillant ; et l’artiste obscur.

Malheur à ces compositeurs froids qui s’accrochent en tremblant aux règles étroites de leur art. Ils ressemblent à ces infortunés qui pour échapper au nauffrage se cramponent à un morceau de liège. Les arts imitateurs demandent une certaine hardiesse, que le génie seul peut inspirer ; le goût doit en être la Boussole ; et je dirai, d’après un critique moderne que les hardiesses sont les ailes des beaux arts. Mais il arrive souvent que l’imbécillité leur donne des ailes inverses qui les entraînent dans la fange aulieu de les élever à la perfection.

Ne pourrai-je pas appliquer à la composition méthodique de plusieurs ouvrages, et nommément à celle des ballets, ce que Boileau dit au sujet de l’Ode ?

« Son style impétueux souvent marche au hazard
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.
Loin ces Rimeurs craintifs, dont l’esprit flegmatique
Garde dans ses fureurs un ordre didactique ;
Qui chantant d’un héros les progrès éclatans,
Maigres historiens suivent l’ordre des tems,
Ils n’osent un moment perdre un sujet de vue. etc. »

L’opinion de ce grand poète étage solidement la mienne, et me persuade que les règles agissent en raison inverse de leur utilité, lorsque le goût et l’imagination ne les dirigent pas.

Lorsque je lis les poèmes immortels d’Homère de Virgile, du Tasse, de l’Arioste et de Voltaire ; lorsque j’examine avec enthousiasme le Laocoon, l’Appollon du Belvéder, et la Venus de Médicis, lorsqu’enfin mon oeil s’arrête sur les chefs-d’oeuvre de Raphaël, de Michel-Ange, de Paul Veronnèse et du Corrège ; ces étonnantes productions du génie me pénétrent d’une admiration respectueuse ; ces hommes extraordinaires se peignent à mon ésprit étonné, sous la forme des Géants ; je réfléchis, et je me demande si ce sont les règles qui ont opéré tous ces miracles ; je consulte ma raison, et elle m’assure que la beauté, la grace et l’élégance ne peuvent être leurs ouvrages, et que les règles isolées sont des bâtons propres à guider les pas mal assurés des artistes à vüe basse. Mais si les règles ont été insuffisantes dans la création de tant de chefs-d’oeuvre, dites moi donc, ma raison, qui les a pû produire ? Un esprit juste et éclairé, un style noble et élevé (car chaque art a le sien) une vaste conception, un goût épuré, une imagination brûlante, un génie supérieur, enfin le désir de s’illuster et de rendre son nom célèbre.

Toutes ces qualités réunies dans le même cerveau fermentent, s’échauffent, s’enflamment, et produisent ce volcan que l’on nomme enthousiasme ; c’est alors que l’artiste animé par ce feu divin enfante dans son délire le beau et le sublime ; que délivré des règles il s’élève avec la rapidité de l’Aigle à la perfection, en laissant au dessous de lui l’oison au vol pésant, qu’il abandonne à la protection des règles.

Je vais vous parler un instant des règles de la danse. Elles furent créées dans un tems où cet art ne marchoit qu’à l’aide des lisières ; ces règles n’annoncent que la foiblesse de l’enfance.

Elles se bornent à des positions que l’on divise en bonnes et en mauvaises ; c’est à dire, en cinq bonnes positions qui ne le sont pas, et cinq fausses, parfaitement dénommées.

Peut-on raisonnablement admettre pour principes d’un art qui doit ne s’annoncer qu’avec l’élégance, la grace, la souplesse et la liberté combinée des mouvemens, des positions fausses, anti-naturelles, et propres à disloquer les pieds.

Les cinq autres appellées bonnes sont défectueuses dans leurs proportions ; bien plus propres à rétrécir et à guinder l’éxécution méchanique qu’à l’étendre et à l’embellir. Ces positions eussent arrêté les progrès de l’art, si le célèbre Dupré ne les eût pas dépassées, et s’il n’eût pas eu l’esprit d’en étendre le cercle trop étroit. Ce beau danseur servit de modèle à Vestris le père ; celui-ci le surpassa en goût, en intelligence, et en variétés. Il donna une plus grande extension à ces positions, et en créa de nouvelles. Les théâtres devenus plus vastes forcèrent encore les danseurs à les arpenter, à détaller leurs tems, et a parcourrir l’espace avec plus de prestesse, et de légèreté. Vestris le fils en est la preuve.

J’ai trouvé dans un vieux livre chorégraphique l’origine des cinq fausses positions. La danse noble se dégrada en admettant des pas tortillés, il étoit nécessaire pour parvenir à les faire, d’avoir alternativement les pieds en dedans et les pieds en déhors, ces pas se faissoient de la pointe aux talons, et ne pouvoient s’opérer sans le secours de la hanche, qui commande impérieusement à toutes les parties qui lui sont subordonnées ; or il résultoit de ces pas tortillés des mouvemens d’autant plus ridicules, que ce disloquement des pieds s’imprimoit au corps, et qu’il en résultoit un déhanchement désagréable, propre à détruire ce bel ensemble cette harmonie, cette grace simple, et cette élégance qui constitue la belle danse.

On s’apperçut enfin que les cinq fausses positions, ainsi que les pas tortillés ne valoient rien ; on y renonça et depuis cette époque on a donné dans l’entortillage et les tourbillons.

En l’année 1740 le célèbre Dupré, l’Appollon de la danse, ornoit le tems de Gaillarde d’un tortillé, mais il étoit si bienfait, le jeu de ses articulations étoit si doux et si liant, que ce pas fait d’un seul pied avoit beaucoup d’élégance et préparoit agréablement le pas tombé ; tel est, Monsieur, l’empire des graces qu’elles embellissent tout.

Les cinq positions nommées bonnes se font dans un cercle de dix-huit pouces, et si on les suivoit éxactement on danseroit un pas de deux sur une table de douze couverts. On arpente aujourd’hui toute la longueur du théâtre avec quatre pas de Bourrées, et si l’on suivoit strictement les règles, il faudroit en faire trente, pour arriver à l’avant-scène.

Il n’est point de règles fixes pour le déployement, ni de mesures déterminées pour les cercles ou les parties de cercles que les jambes doivent décrire ; il n’en éxiste point pour les dévelopemens et les hauteurs, où la jambe doit s’élever, et s’arrêter ; les rondeurs et les mesures des demi-cercles que décrivent les bras ne sont point invariablement fixés. Le goût seul les détermine. Peut on établir des règles fixes pour les mouvemens ? Peut-on, d’après la variété des tailles, des constructions physiques, et des déffauts qui s’y rencontrent, poser un principe immuable ? cet ouvrage est impossible ; c’est donc le goût du maître qui doit appliquer aux tailles, à la conformation, aux articulations plus on moins parfaites, a la réticence des muscles, au jeu plus ou moins liant des charnières, les préceptes qu’il croira les plus utiles. La danse n’a donc que des règles de convention, et le maître qui connoitra l’Anatomie, c’est à dire la partie de cette science qui traite des articulations en général, et des leviers propres aux mouvemens variés du danseur, sera celui qui parviendra le mieux à former un élève. L’etude de l’homme et de ses facultés physiques dirigera ses préceptes ; ils ne seront plus arbitraires ; il n’exigera de son éléve que ce que la nature lui permettra de faire. Mais si elle n’a pas fait les premières avances de cet apprentissage, tout ira mal. Il est des vices ou des déffauts de construction qui ne peuvent s’éffacer, et qui arrêtent également le maitre et l’élève ; raison suffisante pour rejetter de l’école des graces les enfans mal batis, mal constitués, et d’une figure désagréable ; lorsque l’on se consacre aux plaisirs du public, il faut être né avec toutes les dispositions que l’art du théatre exige, et si l’homme qui s’y destine n’a pas été primordialement favorisé par la nature, il languira dans la médiocrité, et l’art qu’il appellera vainement à son secours, ne lui prêtera que le masque infidèle de la nature.

Au reste, ce sont les Dupré, les Vesttris père, les Dauberval, et les Le Picq qui ont été les modèles parfaits de la danse dans trois genres différens, et absolument distinctifs ; ils sont malheureusement perdus ; ces rares talens sont passagers ; ils ont l’éclat d’une brillante aurore, et ne durent qu’un instant. Toutes ces beautés fugitives passent et s’éclipsent ; elles ne peuvent être saisies que par ceux qui ont de l’émulation et du goût, et qui veulent, en les imitant, quitter les tristes routes de la médiocrité. C’est par ce seul moyen que l’art peut se propager et s’embellir. On ne peut en donner que des ésquisses très imparfaites par la parole et l’écriture ; on ne peut, peindre le mouvement.

Je vais vous raconter une anecdote assez singulière par sa bizarerie, et bien propre à prouver que le charlatanisme artistement prêché enfante des apôtres, des idiots, et des fanatiques. Je veux vous pailer de Marcel, danseur très-médiocre ; il étoit grand, bienfait, avoit une belle physionomie et chantoit très agréablement. (Preuve non équivoque qu’il étoit mauvais danseur.)

On donna en l’année 1710, les fêtes Vénitiennes opéra-ballet, dans un divertissement de cet ouvrage il falloit chanter, et danser le menuet : les premiers danseurs ayant la voix rauque et usée ne purent raisonnablement se charger de ce double emploi, on le confia à Marcel alors prèsqu’ignoré ; il chanta agréablement, et dansa le menuet avec cette élégance que lui prêtaient sa taille et sa figure, et avec cet amour-propre, et cette hardiesse familière aux demi-talens. Les jolies femmes toujours prêtes à se porter vers les extrêmes, imitèrent les dames Romaines ; elles trouvèrent Marcel charmant, délicieux, divin, et ce fut à qui l’auroit. Marcel avoit de l’esprit, chose rare alors, chez le peuple dansant. Depuis il devint vieux, et podagre ; il ne descendoit les escaliers qu’en reculant ; portait une perruque à la Louis quatorze, une canne à crosse d’or, et deux laquais enfin lui servoient de béquilles.

Fier d’une réputation usurpée, vain par principes, insolent par succès, il se permettait envers des femmes titrées les propos les plus durs, et les plus impertinents. Il est à présumer que toutes ces sottises étoient de convention puisqu’on ne s’en fachoit pas ; on se contentait de rire, et de dire : il est plaisant, et bourru, mais il est liane, et bon homme ; dailleurs il entend son affaire à merveille, et a un talent qui n’est qu’a lui.

Marcel, profitant de l’engouement que son charlatanisme avoit fait naître, disoit à une Duchesse : « Madame, vous venez de faire la révérence comme une servante ; a une autre, Madame vous venez de vous présenter en Poissarde de la Halle ; quittez, Madame, quittez ce délabrement du maintien, recommencez votre révérence, n’oubliez jamais vos titres de noblesse, et qu’ils vous accompagnent dans vos moindres actions. »

Tantôt, Marcel, imposteur adroit, avoit l’air de tomber en extase, la tête appuyée sur sa canne, il ruminoit sans mouvement, et feignant un enthousiasme que son demi-talent ne pouvoit lui inspirer, il s’écrioit avec emphase : que de choses dans un menuet !

On le demandoit de tous les côtés. Les femmes de la cour, et celles des riches financiers ambitionnoient d’être élèves de ce maître. Marcel enflé de sa réputation, pour accaparer les seigneurs et les étrangers, eût recours à un vaste sallon orné de belles glaces, et parfaitement éclairé. Assis dans un grand Fauteuil, il recevoit en l’année 1740, tous ces illustres personnages. Après l’avoir salué dans les règles de l’art, on alloit vers la cheminée et on jettoit dans un vase d’argent son écu de six francs. Marcel avoit l’oreille line et sensible, et étoil attentif au son que produisoit l’écu. Cette réunion des deux sexes, et de toutes les nations lui rapportoit une somme considérable, les révérences de présentations à la cour, ou des menuets dansés dans les grands bals parés lui étoient payés trois cens francs.

L’histoire de la Traine, ou des longues queües adaptées aux habits de cour devinrent un costume très gênant ; en se tournant ou s’embarrassoit les jambes, en reculant, on s’empêtroit ; la chute étoit inévitable. Marcel en préservoit par un coup de talon, ou par un écart de la jambe entière, mais le difficile consistoit en ce que le buste ne se déplaçât pas, et que le corps restât tranquille, et ne cédât point au mouvement des pieds, et de la jambe.

Ce fut an printems de l’année 1740 que je fus présenté à Marcel ainsi que la jeune Puvigny. Nous devions danser a Paris un menuet dans les jeunes mariés, et le danser ensuite à la cour. Monnet disposoit à son gré du maître à la mode dont il plaçoit les fonds ; Marcel nous admit à son école, et nos progrès furent rapides. Il me prit en amitié et me dit un jour : vous pouvez vous vanter d’être mon élève, et même le faire afficher, mais je veux Vous donner une nouvelle preuve de ma protection et de ma bienveillance, en Vous réglant un petit rondeau, qui se chante, et se danse, de l’amour nous suirons les lois, etc. Vous êtes l’élève du petit Dupré ; c est un corégraphiste imbécile et un pauvre maître, qui danse le papier à la main. Vous allez deux fois par semaine chez le grand Dupré.Celui-ci danse agréablement, mais il a sauté a pieds joints sur les principes ; je veux vous en donner, et en les suivant strictement, vous deviendrez comme moi le premier maître de votre état ; venez me trouver demain à neuf heures.

Je me rendis chez lui, et il me régla le petit rondeau dans un petit cabinet de toilette, qui n’avoit pas (les meubles exceptés) six pieds en quarré. Marcel tourmenté de la goute ne pouvoit faire le pas, il pensa tomber plusieurs fois et m’écraser, je lui dis alors : Monsieur, mettez-vous sur votre fauteuil, faites moi le pas avec les doigts ; j’espère le prendre à votre satisfaction comment diable, s’écria Marcel, vos jambes saisiront le mouvement de mes doigts ; oui, Monsieur, très rapidement en ajoutant toute fois le nom du pas, ou des temps que vos deux doigts me traceront. Je vais l’essayer, mon petit ami, mais cela me paroit fort extraordinaire. Il m’esquissa le pas avec les deux index, je le pris facilement ; son prévôt jouoit du violon, et je dansai ; le rondeau sçu, il m’arrangea les bras à l’antique, et content de mon intelligence il me dit : venez me voir de tems en tems ; je parlerai de vous, et je ferai votre fortune.

Je courrus chez le grand Dupré, il étoit naturellement froid et flégmatique, je lui portois souvent des fleurs. Après les femmes et la chasse, c’est ce qu’il aimoit avec le plus de passion. Je lui racontai l’histoire du rondeau, et je lui demandai la permission de le lui danser. Il pensa étouffer à force de rire. Toutes les fois qu’il avoit, de l’humeur, je lui dansois le rondeau : je ne l’ai point oublié. Je l’ai conservé avec autant de soin, qu’un curieux conserve une médaille antique.

Une étude approfondie, soutenue par l’expérience m’a prouvé que ces principes étroits étoient plus propres à opposer une barrière à la danse qu’a étendre ses progrès. J’avouerai à regret qu’on a passé la ligne, et le point juste, que les Vestris père, les Dauberval, et les le Picq, avoient invariablement fixés par la beauté, l’élégance, et la perfection de leur exécution ; je dirai encore que les bras sont perdus, que l’on court, que l’on franchit, qu’on allonge, et qu’on ne danse plus. Que ces bras enfin sans cesse élevés vers le ciel nous tracent l’idée des Bacchantes dans leur yvresse, ou de la famille de Niobé dans son désespoir. Il faut espérer que les graces simples et touchantes reprendront leur empire, et que le goût renversera un jour le trône de la mode et de la folie.

 

Je suis, etc.