(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre III. » pp. 21-26
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre III. » pp. 21-26

Lettre III.

J e vous ai parlé, Monsieur, dans ma précédente, du triomphe des arts ; j’en ai fixé la brillante époque au beau siècle de Périclès ; mais je ne vous ai rien dit de leur chute, de leur décadence, de leur fuite, de leur disparution totale, et de leur renaissance.

Il y auroit de ma part injustice, ou ignorance, si je me taisois sur les succès longs, et constants, que les sciences et les arts obtinrent en Egypte. Une foule de chefs-d’oeuvre, et de pompeux monuments déposent en faveur de leur gloire et de leur antique splendeur.

M. Thomas nous dit dans son essai sur les éloges ; à la tête des pays civilisés, je vois dabord l’ancienne Egypte, pays de superstition, et de sagesse, fameux par ses monumens et par ses loix, et qui a été le berceau des arts, des sciences, et des mystères. On sait que ce pays est un de ceux qui a eu le plus d’influence sur le reste du monde. Il fut l’école d’Orphée, et d’Homère, de Pythagore, et de Platon, de Solon, et de Lycurgue. Il donna ses Obélisques à Rome, ses loix à la Grèce, ses institutions religieuses à l’Orient, ses colonnes et ses usages à plusieurs pays de l’Asie et de l’Europe ; il n’eût, presque surtout, que des idées vastes, ses ruines même nous étonnent, es ses pyramides qui subsistent depuis quatre mille ans semblent faire toucher le voyageur au premier siècle du monde.

D’après cette description, on ne peut douter de l’antiquité des sciences, et des arts ; et il est naturel de penser qu’à peine sortis de leur enfance, ils furent dispersés sur la terre, et qu’ils abandonnèrent les lieux arides de leur naissance, pour chercher une nouvelle patrie ; qu’enfin ils choisirent l’Egypte de préférence, parce que ce pays jouissoit de la plus grande renommée. Ce fut donc là qu’ils se réunirent et se perfectionnèrent ; ce fût en Egypte que le goût, et le génie se déployèrent, et qu’ils embéllirent ses fertiles contrées par les plus riches, et les plus étonnantes productions.

Mais à quoi peut-on attribuer leur fuite de l’Egyple, et cette émigration prèsque générale ? seroit-ce de leur part inconstance, et frivolité ? auroient ils essuyé des dégoûts ? Le gouvernement riche de leurs chefs-d’oeuvre immortels auroit-il abandonné les artistes, qui avoient contribué à sa gloire ? ou la renommée, en proclamant le nom, et les Vertus de Périclès, en annonçant la sagesse de ses loix, la douceur de son gouvernement, et son amour pour tout ce qui portoit le caractère imposant du beau, et de l’utile, les auroit-elle séduits au point d’abandonner leur patrie ? C’est, ce que l’on ignore absolument mais, ce qui n’est point conjectural, c’est que ce peuple d’artistes et de savans quitta l’Egypte, et se réfugia à Athènes, qui devint la ville favorite des arts, et des sciences.

Chacun de ces arts s’empressa à l’envi à lui donner de la célébrité par les chefs-d’oeuvre immortels qu’il enfanta ; ces monumens de leur triomphe firent la gloire de l’heureuse contrée, qu’ils embellissoient ; ils servirent de modèles à toutes les nations ; et nous cherchons encore aujourd’hui dans ces chefs-d’oeuvre précieux, échappés à la main destructive des tems, et de la barbarie de l’ignorance, les sources rares et pures du vrai beau en tout genre.

Ces progrès, et cette perfection sublimes furent encouragés pendant deux siècles ; les récompenses, les distinctions et les honneurs excitèrent l’émulation ; les hommes célèbres dans tous les genres parurent en foule dans ce premier âge, que l’on peut appeller l’âge d’or des beaux arts ; leurs talens étoient couronnés et par les succès, et par les honneurs du triomphe ; c’étoit a la vüe d’un peuple nombreux et enthousiaste, qu’ils recevoient le prix flatteur que les Grecs décernoient au mérite ; ils étoient couronnés par les premiers magistrats, et cette distinction flatteuse étoit accompagnée des cris et des applaudissemens d’un peuple, qui attachoit une partie de sa gloire et de son bonheur à l’amour qu’il avoit pour les beaux arts. Les Grecs ne bornoient point leurs récompenses au moment passager d’un triomphe ; ils y ajoutoient des pensions considérables, et préparoient aux arts et aux sciences des retraites agréables ; tels étoient, Monsieur, les degrés que les Athéniens élevoient aux artistes, pour les faire monter sans peine et sans inquietude au point de la perfection. Tant de récompenses et d’encouragemens étoient bien propres à exciter l’émulation, à enflammer le génie, à alimenter le goût, et à fortifier, et propager l’esprit des sciences.

Nous ne sommes plus à Athènes, Monsieur, tout est bien changé ; ce n’est pas en calculant tristement dans son attelier, ou dans son grenier sur les moyens de se procurer un habit, et du pain, que le génie peut s’élever ; et c’est à la gêne, et à l’infortune des artistes que l’on doit souvent le maigre, le décousû, et la négligence qui régnent dans leurs ouvrages.

Mais au milieu de tant de magnificence, et de prodigalité, n’est-il pas douloureux de voir des hommes, d’une sublimité rare, délaissés, abandonnés, et entièrement oubliés d’un gouvernement, qui devoit une partie de sa gloire, et de sa splendeur à la protection, qu’il accordoit aux sciences et aux arts.

Une grande injustice commise par un gouvernement efface ses plus belles actions ; c’est une tache que le tems, et les siècles ne peuvent faire disparoitre.

Ici, je vois Homère, l’immortel Homère, le modèle de tous les poëtes, et de tous les siècles, le confident des Muses, le favori et le secrétaire d’Appollon réduit à mendier son pain dans les rues d’Athènes, et à chanter ses vers divins pour éxciter la compassion, et la charité des passants. Quel contraste dur, et choquant dans une République surtout enthousiasmée des arts et des sciences, et qui s’en étoit déclarée si hautement la protectrice.

Là, je vois Périclès, cet homme, qui, par son éloquence, sa sagesse, et ses vertus héroïques, captiva pendant quarante ans l’amour des Athéniens ; je vois, dis-je, cet homme aussi illustre dans la paix que dans la guerre, à qui la république avoit érigé neuf trophées pour autant de victoires, qu’il avoit remportées ; accablé dans sa vieillesse par tous les maux, qui peuvent déchirer une âme sensible ; les Athéniens lui otèrent sa charge de général, le condamnèrent à une forte amende, et oublièrent en un instant les longs, et signalés services, qu’il avoit rendus à la République.

Ici, j’apperçois Thémistocle, le plus grand capitaine de la Grèce, le vainqueur de Salamine, couronné aux jeux olimpiques ; éprouver l’inconstance, et l’ingratitude des Athéniens ; après l’avoir diffamé par un arrêt flétrissant, ils lui confièrent de nouveau les rênes du gouvernement, et bientôt après ils le bannirent de la République. Ce fut en vain qu’il chercha un azile dans la Grèce, qu’il avoit sauvée par sa valeur ; il fut contraint de se réfugier chez ces barbares, à qui son courage avoit été si funeste. Le Roi de Perse voulut lui confier le commandement d’une grande armée pour aller combattre son ingrate partie ; mais jaloux de sa gloire et de sa réputation, il ne voulut ni flétrir ses lauriers, ni entacher ses trophées et préférant la mort à l’ignominie, il s’empoisonna.

Je trouve encore Aristide, nommé le juste, et l’idole de la république, éxilé pendant sept ans.

Euripide composa soixante et quinze tragédies, dont cinq seulement furent couronnées, et remportérent le prix aux jeux olimpiques. L’ingratitude de la république qui applaudissoit aux sarcasmes d’Aristophane l’obligea d’abandonner sa patrie ponr se retirer auprès du Roi Archiloüs, qui le combla de bienfaits.

Socrate enfin que l’oracle avoit déclaré le plus sage de la Grèce, Socrate, le maître de Platon, de Xènophon, de Calisthène, de Dion, de Libanius, devenu bien plus célèbre par ses vertus que beaucoup de princes, qui, les armes à la main avoient boulversé le monde, fut condamné à mort par un décret de l’Aréopage ; il but tranquillement la cigüe préparée par les mains de la jalousie, de l’envie et du fanatisme. Mais par une inconstance, et une versatilité de caractère familière aux Athéniens, ils élevèrent une statue à ce même homme, qu’ils avoient empoisonné.

 

Je suis, etc.