(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre II » pp. 10-20
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome II [graphies originales] « Lettre II » pp. 10-20

Lettre II

Japplaudis à votre curiosité, Monsieur, et au désir que vous avez de vous instruire. Il ne me reste que le regret de ne pouvoir les contenter aussi complettement que je le voudrois. Je vais causer avec vous sur l’objet intéressant et fugitif de votre demande, je consulterai la nature, mais elle est souvent mystérieuse ; ses secrets impénétrables opposent à la curiosité une barrière qui arrête l’esprit, et que le génie ne peut franchir.

L’origine des arts imitateurs, et l’époque de leur naissance n’ont point été fixées ; elles sont inconnues, et se perdent dans l’immensité des siècles. Ce que les auteurs anciens et modernes ont écrit sur ce sujet est enveloppé de Nuages ténébreux, et offre bien plus de contradictions que de vérités. Leurs opinions divergentes se heurtent, et se brisent, sans produire la moindre étincelle, et ne nous offrent enfin que des conjectures vagues peu dignes de nous instruire, et de nous convaincre.

Dans l’impossibilité, où je suis de lire dans le passé, et de voyager dans le néant des siècles, je ne Hazarderai pas de prononcer affirmativement sur cet objet ; mais comme on se trompe rarement en consultant la nature, je me bornerai à chercher dans celle de l’homme le principe inné des arts et des connaissances humaines.

Oui, c’est dans la conformation, ou la construction de l’homme dans ses organes, et ses facultés intellectuelles, qu’il faut puiser de grandes vérités ; c’est dans ses mouvemens physiques, sa charpente, ses articulations, le jeu varié de leurs différentes charnières, la mobilité des muscles et des tendons, c’est enfin dans une multitude innombrable de positions, et d’attitudes diversifiées à l’infini, et toutes contrastées, par les oppositions des bras, que l’on trouvent le principe de tous les mouvemens possibles.

Les bras sont, pour ainsi dire, les ailes du corps ; ils en balancent tous les mouvemens ; ils le maintiennent en équilibre dans ses positions même les plus forcées : ce sont eux qui établissent, sans art et sans étude, ce que l’on nomme le centre de gravité ; ils préservent enfin l’homme des chûtes, et des accidens inévitables, dont il seroit sans cesse menacé.

Si j ajoute à toutes ces merveilles la variété des traits de la physionomie, leur mobilité à se ployer, et à se déployer pour exprimer énergiquement les sensations, et les affections de l’âme ; si je parle du langage des yeux, du feu qui en animant les regards, embrase, éclaire et vivifie tous ses traits, et les grouppes variés, que les passions y impriment ; si je joins à tant de facultés sublimes la variété des sons et des infléxions de la voix, ses modulations naturelles, la finesse de l’oreille, son tact et sa sensibilité ; enfin les gestes éloquents qui en résultent, et forment un langage universel, on trouvera dans cette richesse de moyens, les principes innés de la danse, et de la pantomime sans règle, de la musique, et de la mélodie sans étude.

L’homme, condamné dès sa naissance à la peine et au travail, eut besoin de délassement ; ce besoin devint actif ; il sentit que la joye, et le plaisir pouvoient seuls le consoler des fatigues de la journée ; pour éxprimer ses sentimens, il sauta, gambada, et trépigna, fit des bonds, frappa dans ses mains en signe d’allégresse ; ses bras s’associèrent aux mouvements de ses pas et de son corps ; les sons éclatants de sa voix se réunirent à son action ; les traits de sa physionomie s’animèrent ; ses yeux éxprirnèrent le sentiment de la joye ; et ses mouvemets toniques peignirent de concert le plaisir, et le bonheur.

Pourroit-on se dispenser de nommer cette action franche et vive, danse naturelle, ou danse primitive ? Il faut conclure d’après ces observations puisées dans la nature de l’homme, que la danse, et la musique privées de règles et de principes, sont aussi anciennes que le monde.

La nécessité et le besoin furent deux sources fécondes, où les hommes puisèrent les prémiers principes des arts, et des sciences. Le désir d’imiter les occupa sans cesse ; mais ils restèrent longtems dans l’ignorance : les progrès furent lents ; les éssais pénibles et souvent infructueux ; ils érrèrent pendant plusieurs siècles, et toujours égarés, ils ne pouvoient arriver à un but qui sembloit s’éloigner d’eux, à mesure qu’ils en approchoient. Mais peu à peu l’esprit se développa, l’intelligence se perfectionna ; les idées vagues, et éparses se classèrent, et s’agrandirent ; le goût germa ; l’envie de créer, en imitant, tira l’imagination de sa longue léthargie, elle s’échauffa gradativement ; et les hommes apprirent dès cet instant à sentir et à apprécier le brillant et pompeux spectacle de la nature. Frappés à la vüe de ses merveilles, ils l’étudiérent, la consultérent et cette mère tendre et généreuse, s’empressa de leur fournir des modèles parfaits dans tous les genres. Ce fut alors que les hommes devinrent imitateurs ; la marche régulière des astres, le renouvellement périodique des saisons, et l’ordre incompréhensible qui régne dans l’univers, leur apprirent combien il étoit nécessaire d’établir des règles, des principes de l’harmonie, et de l’ordre dans leurs imitations.

Les chants jusqu’alors vagues, insignifiants, et barbares, furent assujetis à une mesure quelconque, à des modulations plus simples, et plus naturelles. Le murmure des eaux, le mugissement de la mer, le bruit des feuillages balancés et agités par le vent, le ramage varié des oiseaux, et leurs concerts harmonieux contribuèrent sans doute à la naissance de la mélodie ; ses chants délicieux eurent vraisemblablement la simplicité, et l’ingénuité de son enfance. La mélodie, ce chant naif, et touchant qui n’emprunte rien de l’art et qui doit tout au goût et à la nature a surnagé sur les flots tumultueux des siècles ; le tems n’a pu flétrir ses charmes, et elle brille encore parmi nous de l’éclat, et de la fraîcheur intéressante de la jeunesse. Soit quelle paraisse isolée, soit quelle sorte du sein de l’harmonie, et du fracas musical, elle se montre avec la simplicité touchante du sentiment et des graces ; elle charme l’oreille, et en parlant au goût, elle remue et berce pour ainsi dire le coeur.

La mélodie est à l’harmonie, ce qu’un tems serein et calme est à la suite d’un violent orage, si le souffle des zéphirs tempère la chaleur d’un jour brulant, et nous procure une jouissance douce après la quelle nous soupirions ; de même la mélodie repose agréablement l’oreille après le Fracas éclatant de l’harmonie. Cet heureux contraste produit en nous une délicieuse sensation, et embellit la musique par ce clair-obscur, qui est l’âme des beaux arts.

Le premier homme qui fit un air, le composa sans règle et sans mesure ; son oreille suppléa au défaut de principes ; mais par succession de tems, il donna plus de variété à ses chants ; il en marqua les phrases par des signes, qu’il imagina, ou que la délicatesse de son tact lui suggéra, ses airs devinrent moins monotones, et moins barbares ; ils fixèrent les pas et les mouvemens de la danse ; ils furent mieux ordonnés, et moins diffus : ce fut donc la musique, dans son enfance qui donna les premières regles à la danse sortant à peine du berceau. La musique cultivée par un instinct, ou un goût inné s’efforça de perfectionner ses heureux essais. Le premier air qui parut, le plus agréable, et le plus chantant obtint la préférence ; il fut repeté dans toutes les cabanes, fit les délices de ses humbles habitants, et devint l’âme de leurs amusemens champêtres. Le premier homme qui eut l’idée heureuse d’adapter des paroles au chant fut sans contredit le premier versificateur du monde.

Il me reste à parler de la peinture et de la sculpture.

Il ne peut exister de tableau sans dessin ; il est la base fondamentale de la peinture ; les traits qu’il trace sont autant de limites sages que le pinceau ne peut franchir sans s’égarer. Ces lignes esquissées par le goût fixent et déterminent les couleurs de l’objet imité et en offrent leurs justes proportions et leur ressemblance. Si le dessin est le corps inanimé de la peinture, les couleurs, employées avec art, en sont, l’ame et la vie. Car si l’on étendoit vaguement et au hasard des couleurs sur une planche, et qu’elles ne fussent point arrêtées par les traits qui fixent les contours, ces couleurs, ou ces teintes prodiguées sans intention sans goût et sans harmonie, ne présenteroient qu’un barbouillage informe, et seroient l’image de la palette d’un peintre après quelques heures de travail.

On ne peut fixer l’époque de la naissance de cet art difficile et divin. L’invention en est attribuée l’Amour. On dit qu’une femme, nommée Dybutade, vivement éprise, et prête à être séparée de son amant, en traca le profil sur la muraille. Ses traits réfléchis par la lumière d’une lampe lui suggérèrent l’idée de dessiner les contours et de doubler ainsi l’image de celui qu’elle aimoit passionnément, cette pensée est ingénieuse sans doute ; mais elle n’offre qu’une agréable fiction, et ne conclut rien en faveur de l’art, et de son origine. Cependant on est autorisé à croire que l’amour est aussi ancien que le monde, et que de tout tems il exerca son empire sur les coeurs et que les passions vives qu’il alluma stimulées par le désir de plaire à l’objet adoré, échauffèrent l’imagination, excitérent l’industrie, et dévelopérent dans l’homme le germe de tous les talens.

La sculpture dont le dessin est encore la baze, parut probablement après la peinture ; et l’argile soumise à une main industrieuse prit les formes, que l’idée, et la volonté de l’homme voulurent lui imprimer. La première tête qu’il parvint à mettre ensemble, quelqu’imparfaite quelle fut, dût lui faire éprouver autant de contradictions que d’obstacles, et exiger beaucoup de tems, et de patience. Tout cela est conjectural, mais n’est pas invraisemblable ; et l’on peut croire aisément que les artistes n’ont produit que des caricatures informes de la belle nature, jusqu’au moment, où ils parvinrent à l’imiter, et à la faire sourire.

Combien de siècles ont dû s’écouler, combien de tentatives infructueuses, d’études et de recherches avant que les artistes pûssent s’élever au degré de perfection, et de sublimité qu’ont atteint les Agésandre, les Téléclés, les Praxitélle, et les Phidias. La peinture nous offre les Antiphile, les Protogène, les Appolonius, les Appelle et les Xeuxis ; la poésie, les Homère, les Sophocle, les Euripide et les Virgile ; la musique, les Antigénide, les Anaxénor, les Archiloque, et les Thimothée ; l’art de la saltation et du geste, les Prothée, les Batyae, et les Pylade. Tous ces hommes célèbres, en étonnant leurs siècles reçurent les tributs d’admiration et de respect, qu’ils avoient mérités : la plupart obtinrent des distinctions flatteuses, et des récompenses magnifiques, qui outre les avantages d’une grande fortune, les mirent en état de se procurer une retraite sûre et honorable.

Nous ne sommes plus dans le tems ou un tableau d’Appelle étoit payé trois cens mille francs ; où un grand Monarque écrivoit de sa main au cavalier Bernin, pour le prier de venir en france, et lui offroit trois mille louis par an, s’il vouloit y rester. Tout est bien changé ; mais ces hommes rares seront toujours nos maîtres, et nos modèles ; leurs noms, et et quelques-uns de leurs chefs-d’oeuvre qui ont surnagé sur les flots ensanglantés des révolutions, sont arrivés jusqu’à nous à travers les siècles, et ils seront en vénération, tant qu’il y aura des hommes qui cultiveront les arts, et les lettres.

Il me seroit facile d’ajouter aux noms fameux, que je viens de vous citer, d’autres noms également célèbres : j’aurois pu vous faire la déscription d’une tonie de chefs-d’oeuvre dans tous les genres ; mais mon dessein n’étant pas de former une nomenclature, vous trouverrcz dans Pline, dans Athénée, et autres auteurs de l’antiquité, les éloges pompeux de tous ces êtres éxtraordinaires, et rares, qui en éclairant le monde, ont fait la gloire de leurs siècles, et sont encore aujourd’hui l’ornement de la nature humaine.

Avant de finir ma lettre je veux vous éxposer une grande verité, et assurer, s’il est possible, son éxistence.

Personne ne contestera, je crois, que les arts et les sciences n’ayent été longtems foibles et languissants. La poësie ne faisoit que balbutier ; la musique au berceau n’articuloit que les sons de l’enfance ; la danse se trainoit à peine ; la peinture sans dessin, privée de la variété des couleurs et en ignorant l’heureux mélange, n’offroit que de foibles ébauches ; la sculpture pétrissoit l’argile, et il ne sortoit de ses mains que d’insipides caricatures. A cet état de langueur et d’inertie, tout à coup succédèrent l’intelligence, la force et la puissance ; et comme si un coup électrique eût animé tous les hommes, bientôt les arts et les sciences se montrèrent en Egypte, avec autant d’éclat que de majesté. Mais ce qui dût étonner la Grèce, ce fut de les voir paroitre tous à la fois comme un brillant phénomène ; ils s’y montrèrent avec une perfection rare qui ne pouvoit être que l’ouvrage du tems, de l’imagination et du génie, qui sembloient leur avoir prêté leurs ailes pour les élever d’un vol rapide vers la perfection. L’époque de leur gloire est invariablement fixée au siècle de Périclès. Ce fut à Athènes qu’ils déployèrent, à l’envi, leur richesse, et leur magnificence, ce fut dans cette ville si justement célébrée, que des hommes supérieurs exposèrent aux regards d’un peuple passionné les chefs-d’oeuvre de l’esprit, de l’imagination, et du génie ; ils embéllirent cette ville en y élevant des temples, des palais, des théatres et des colonnes. La peinture et la sculpture enrichissoient ces pompeux édifices si propres à perpétuer la gloire des artistes, et à porter leurs noms au temple de l’immortalité.

Si je n’ai rien dit de l’architecture, cet art majestueux et imposant ; c’est que je n’ai pas cru pouvoir la ranger dans la classe des arts imitateurs. Je sais qu’elle emprunte plusieurs choses de la nature. L’idée des trones d’arbres employés dans les cabanes lui donna celle des colonnes ; les feuilles de différentes espèces, les fleurs, les coquilles, les congélations, les animaux, enfin les thermes, les caryatides, les grouppes d’enfans, les statues ; mais toutes ces choses ne sont que des accéssoires propres à orner, et à enrichir l’architecture, l’exécution appartient à la sculpture.

Je sais qu’il est réservé à l’architecte de {les distribuer avec goût ; et sans profusion ; d’assigner à chacune d’elles la place qui leur convient ; en sorte que de l’assemblage et de la réunion de toutes ces parties, il résulte un tout imposant et majestneux, où l’on admire la régularité des proportions, et la perfection de l’ensemble. Au reste, les chefs-d’oeuvre de l’architecture brillent encore dans les contrées les plus éloignées, et embellissent aujourd’hui les grandes Cités de 1’Europe. Cette foule de monumens qui font l’admiration des connoisseurs, sont pour elle autant de titres de gloire, et la meilleure démonstration de son ancienneté. On peut dire que son origine ainsi que celle de tous les arts se perd dans la nuit des tems.

En voilà bien assez, et peut-être trop sur un objet presqu’imperceptible ; j’ai puisé toutes mes observations dans la nature de l’homme ; je ne crois pas être tombé dans l’erreur ; si je me suis trompé, c’est de bonne foi ; mon dessein n’ayant jamais été d’établir un système, encore moins de me vouer aux idées abstraites d’une Métaphysique Ténébreuse que je n’entends point, et dont la langue ne sera jamais celle des artistes.

 

Je suis, etc.