(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre IX. » pp. 97-129
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(1803) Lettres sur la danse, dernière édition augmentée en 4 vol. Avec les programmes de ballet. Tome I [graphies originales] « Lettres sur la danse. — Lettre IX. » pp. 97-129

Lettre IX.

C’est, comme vous le savez, Monsieur, sur le visage de l’homme, que les passions s’impriment, que les mouvemens et les affections de l’ame se déploient, et que le calme, l’agitation, le plaisir, la douleur, la crainte et l’espérance se peignent tour-à-tour. Cette expression est cent fois plus animée, plus vive et plus précieuse, que celle qui résulte du discours le plus véhément. Dépouillé de la pantomime du visage de celui qui le débite, il faut un temps pour articuler sa pensée, il n’en faut point à la physionomie pour la rendre avec énergie : c’est un éclair qui part du cœur, qui brille dans les yeux, et qui, répandant sa lumière sur tous les traits, annonce le bruit des passions, et laisse voir, pour ainsi dire, l’âme à nu. Tous nos mouvemens sont purement automatiques et ne signifient rien, si la face demeure muette en quelque sorte, et si elle ne les anime et ne les vivifie. La physionomie est donc la partie de nous-même la plus utile à l’expression ; or, pourquoi l’éclipser au théatre par un masque, et préférer l’art grossier à la belle nature. Comment le danseur peindra-t-il, si on le prive des couleurs les plus essentielles ? comment fera-t-il passer dans l’ame du spectateur les mouvemens qui agitent la sienne, s’il s’en ôte lui-même les moyens, et s’il se couvre d’un morceau de carton et d’un visage postiche, triste et uniforme, froid et immobile. Le visage est l’organe de la scène muette, il est l’interprête fidèle de tous les mouvemens de la pantomime : en voilà assez pour bannir les masques de la danse, cet art d’imitation, dont l’action doit tendre uniquement à tracer, à séduire et à toucher par la naïveté et la vérité de ses peintures.

 

Je serois fort embarrassé de démêler l’idée d’un peintre, et de conçevoir le sujet qu’il auroit voulu jeter sur la toile, si toutes les têtes de ses figures étoient uniformes comme le sont celles de l’opéra, et si les traits et les caractères n’en n’étoient pas variés. Je ne pourrois dis-je, comprendre, ce qui engage tel personnage à lever le bras, tel autre à avoir la main à la garde de son sabre ; il me seroit impossible de discerner le sentiment qui fait lever la tête et les bras à celui-ci, et reculer celui-la : Toutes les figures fûssent-elles dessinées dans les règles de l’art et les proportions de la nature, il me seroit malaisé de saisir l’intention de l’artiste ; je consulterois en vain toutes les physionomies, elles seroient muettes ; leurs traits monotones ne m’instruiroient pas ; leurs regards sans feu, sans passion, sans énergie, ne me diroient rien ; je ne pourrois me dispenser enfin de regarder ce tableau comme une copie fort imparfaite de la nature, puisque je ne rencontrerois pas cette variété qui l’embellit et qui la rend toujours nouvelle.

 

Le public s’appercevra-t-il plus facilement de l’idée et du dessein d’un danseur, si sans cesse il lui cache sa physionomie sous un corps étranger ; s’il enfouit l’esprit dans la matière, et s’il substitue aux traits variés de la nature ceux d’un plâtre mal dessiné et enluminé de la manière la plus dèsagréable ? Les passions pourront-elles se montrer et percer le voile que l’artiste met entre le spectateur et lui ? parviendra-t-il à répandre sur un seul de ces visages artificiels les caractères innombrables des passions ? lui sera-t-il possible de changer la forme que le moule aura imprimé à son masque ? Car un masque, de quelque genre qu’il soit, est froid ou plaisant, sérieux ou comique, triste ou grotesque. Le Modeleur, ne lui prête qu’un caractère permanent et invariable : S’il réussit aisément à bien rendre les figures hideuses et contrefaites et toutes celles qui sont purement d’imagination, il n’a pas le même succès lorsqu’il abandonne la charge, et qu’il cherche à imiter la belle nature ; cesse-t-il de faire grimacer ? il devient froid ; ses moules sont de glace ; ses masques sont sans caractère et sans vie ; il ne peut saisir les finesses des traits, et toutes les nuances imperceptibles, qui grouppant, pour ainsi dire, la physionomie, lui prêtent mille formes différentes, quel est le modeleur qui puisse entreprendre de rendre les passions dans toutes leurs dégradations ? Cette variété immense qui échappe quelquefois à la peinture, et qui est la pierre de touche du grand peintre, peut-elle être rendue avec fidélité par un faiseur de masques ? Non, Monsieur, le magasin de Ducreux ne fût jamais celui de la nature ; ses masques en offrent la charge et ne lui ressemblent point.

Il faudroit, pour autoriser l’usage des masques dans la danse en action, en mettre autant de différentes espèces sur sa physionomie, que Dom Japhet d’Arménie met de calottes de diverses couleurs sur sa tête, les ôter et les mettre successivement, suivant les circonstances et les mouvemens opposés que l’on éprouveroit dans un pas de deux. Mais on est attaché à un usage plus facile, on garde une face emprûntée qui ne dit rien, et la danse qui s’en ressent nécessairement ne parle pas mieux ; elle est totalement inanimée.

Ceux qui aiment les masques, qui y sont attachés par ancienneté d’habitude, et qui croiroient que l’art degénéreroit, si l’on secouoit le joug des vieilles rubriques de l’opéra, diront, pour autoriser leur mauvais goût, qu’il est des caractères au théatre qui exigent des masques ; comme les Furies, les Tritons, les Vents, les Faunes etc. cette objection est ridicule ; elle est fondée sur un préjugé aussi facile à combattre qu’à détruire, je prouverai premièrement que les masques dont on se sert pour ces sortes de caractères, sont mal modelés, mal peints, et qu’ils n’ont aucune vraisemblance ; secondement, qu’il est aisé de rendre ces personnages avec vérité sans aucun secours étranger. J’appuierai ensuite ce sentiment par des exemples vivans que l’on ne pourra rejetter, si l’on est enfant de la nature, si la simplicité séduit, si le vrai semble préférable à cet art grossier qui détruit l’illusion, et affoiblit le plaisir du spectateur.

Les caractères que je viens de vous nommer sont idéaux, et purement d’imagination ; ils ont été crées et enfantés par les poètes ; les peintres leur ont donné ensuite une réalité par des traits et des attributs différents, qui ont varié à mesure que les arts se sont perfectionnés, et que le Flambeau du goût a éclairé les artistes. On ne peint plus, ni on ne danse plus, les vents, avec des soufflets à la main, des moulins à vent sur la tête, et des habits de plumes pour caractériser leur légèreté : on ne peindroit plus le monde, et on ne le danseroit plus avec une coiffure, qui formeroit le mont Olympe, avec un habit représentant une carte de Géographie ; on ne garnira plus son vêtement d’inscriptions ; on n’écrira plus en gros caractères sur le sein, et du côté du cœur, Gallia ; sur le ventre, Germania ; sur une jambe, Italia ; sur le derrière, Terra Australis incognita ; sur un bras, Hispania, etc.

On ne caractérisera plus la musique avec un habit rayé à plusieurs portées, et chargé de croches et de triples croches ; on ne la coiffera plus avec les clefs de G-ré-sol, de C-sol-ut, et de F-ut-fa ; on ne fera plus enfin danser le mensonge avec une jambe de bois, un habit garni de masques et une lanterne sourde à la main ; ces allégories grossières ne sont plus de notre siècle : mais ne pouvant consulter la nature à l’égard de ces êtres chimériques, consultons du moins les peintres ; ils représentent les Vents, les Furies et les Démons sous des formes humaines ; les Faunes et les Tritons ont la partie supérieure du corps semblable aux hommes, la partie inférieure tient du bouc et du poisson.

Les masque des Tritons sont verts et argent ; ceux des Démons, couleur de feu et argent ; ceux des Faunes d’un brun noirâtre ; ceux des Vents sont bouffis, et dans l’action de quelqu’un qui fait des efforts pour souffler : tels sont nos masques. Voyons présentement, en les comparant avec les chefs-d’œuvre de la peinture, s’ils ont quelque ressemblance. Je vois dans les tableaux les plus précieux des Tritons dont les physionomies ne sont point vertes ; j’apperçois des Faunes et des Satyres d’un teint rougeâtre et basané, mais un brun sombre n’est pas répandu également sur tous les traits ; je cherche des physionomies couleur de feu et argent, mais inutilement ; les Démons ont un teint rougeâtre qui emprûnte sa couleur de l’élément qu’ils habitent ; je sens la nature, et je la vois partout ; elle ne se perd point sous l’épaisseur de la couleur, et sous la pésanteur de la grosse brosse ; je distingue la forme de tous les traits ; je les trouve, si vous voulez, hideux, chargés ; tout me paroît outré ; mais tout me montre l’homme, non comme il est, mais comme il peut-être sans choquer la vraisemblance. Dailleurs, la différence de l’homme et de ces êtres engendrés de la fiction du cerveau des poètes, n’est-elle pas nécessaire, et les habitants des éléments ne doivent-ils pas différer en quelque chose de l’humanité ? Les masques des Vents sont ceux qui ressemblent le mieux aux originaux que les peintres nous ont donnés ; et si l’on a besoin d’un masque au théatre, c’est sans doute de celui-lâ. Deux raisons me le feroient adopter : premièrement, la difficulté de conserver longtems cette physionomie boursoufflée ; secondement, le peu d’expression de ce genre. Il ne dit rien, il tourne avec rapidité, il a beaucoup de mouvement et peu d’action ; c’est un tourbillon de pas sans goût et souvent estropiés, qui éblouissent, sans satisfaire, qui surprennent sans intéresser ; ainsi le masque ne dérobe rien. Je trouve, Monsieur, ce genre si froid et si ennuyeux, que je consentirai même que le danseur en mette plusieurs, s’il imagine pouvoir amuser par ce moyen ceux qui les aiment. Si l’on en excépte Borée dans le ballet ingénieux des Fleurs, je ne connois à l’opéra que des Vents aussi fatigants qu’incommodes.

En supprimant les masques ne seroit-il pas possible de déterminer les danseurs à s’ajuster d’une manière plus pittoresque et plus vraie ? ne pourroient-ils pas suppléer aux dégradations du lointain, et, par le secours de quelques teintes légères et de quelques coups de pinceau distribués avec art, donner à leurs physionomies le caractère principal qu’elle doit avoir ? On ne peut rejetter cette proposition, sans ignorer ce que la nature peut produire lorsqu’elle est aidée et embellie des charmes de l’art ; on ne peut, dis-je, me condamner, qu’en ignorant totalement l’effet séduisant qui résulte de cet arrangement et les métamorphoses intéressantes qu’il opère sans éclipser la nature, sans la défigurer, sans affoiblir ses traits, sans la faire grimacer : un exemple étayera cette vérité ; il lui donnera la force de persuader les gens de goût, et de convaincre une foule d’ignorans incrédules dont le théatre est infecté.

M. Garrick, célèbre comédien Anglais, est le modèle, que je vais proposer. Il n’en est pas de plus beau, de plus parfait et de plus digne d’admiration ; il a pû être regardé comme le Prothée de nos jours, car il réunissoit tous les genres, et les rendoit avec une perfection et une vérité qui lui attirérent non seulement les applaudissemens et les suffrages de sa nation, mais qui excitent encore l’admiration et les éloges de tous les étrangers. Il étoit si naturel ; son expression avoit tant de vérité ; ses gestes, sa physionomie et ses regards étoient si éloquents et si persuasifs, qu’ils mettoient au fait de la scène ceux mêmes qui n’entendoient point l’Anglois. On le suivoit sans peine : il touchoit dans le pathétique ; il faisoit éprouver dans le tragique les mouvemens successifs des passions les plus violentes ; et, si j’ose m’exprimer ainsi, il arrachoit les entrailles du spectateur, il déchiroit son cœur, il perçoit son âme, et lui faisoit répandre des larmes de sang. Dans le comique noble, il séduisoit et il enchantoit ; dans le genre moins élevé, il amusoit et s’arrangeoit au théatre avec tant d’art, qu’il étoit souvent méconnu des personnes qui vivoient habituellement avec lui. Vous connoissez la quantité immense des caractères que présente le théatre Anglais ; il les jouoit tous avec la même supériorité ; il avoit, pour ainsi dire, un visage différent pour chaque rôle ; il savoit distribuer à propos et suivant que les caractères l’exigeoient, quelques coups de pinceau sur les endroits où la physionomie doit se groupper, et faire tableau : l’âge, la situation, le caractère, l’emploi et le rang du personnage qu’il devoit représenter, déterminoient ses couleurs et ses pinceaux. Ne pensez pas que ce grand acteur fut bas, trivial, et grimacier : fidèle imitateur de la nature, il en sût faire le plus beau choix ; il la montra toujours dans des positions heureuses et dans des jours avantageux ; il conserva la décence que le théatre exige dans les rôles même les moins susceptibles de graces et d’agrémens ; il ne fut jamais au dessous ni au dessus du personnage qu’il faisoit ; il saisissoit ce point juste d’imitation, que les comédiens manquent presque toujours : ce tact heureux qui caractérise le grand acteur et qui le conduit à la vérité, est un talent rare que M. Garrick possédoit ; talent d’autant plus estimable, qu’il empêche l’acteur de s’égarer et de se tromper dans les teintes, qu’il doit employer dans ses tableaux ; car on prend souvent le froid pour la décence, la monotonie pour le raisonnement, l’air guindé pour l’air noble, la minauderie pour les grâces, le poumon pour les entrailles, la multiplicité des gestes pour l’action, l’imbécillité pour la naïveté, la volubilité sans nuances pour le feu, et les contorsions de la physionomie, pour l’expression vive de l’ame. Ce n’étoit point tout cela chez M. Garrick ; il étudioit ses rôles, et plus encore les passions. Fortement attaché à son état, il se renfermoit en lui-même, et se déroboit à tout le monde, les jours qu’il jouoit des rôles importants. Son génie l’élevoit au rang du prince qu’il devoit représenter ; il en prenoit les vertus et les foiblesses ; il en saisissoit le caractère, et les goûts ; il se transformoit ; ce n’étoit plus Garrick à qui l’on parloit, ce n’étoit plus Garrick que l’on entendoit : la métamorphose une fois faite, le comédien disparoissoit et le héros se montroit ; il ne reprenoit sa forme naturelle que lorsqu’il avoit rempli les devoirs de son état. Vous concevez, Monsieur, qu’il étoit peu libre, que son âme étoit toujours agitée, que son imagination travailloit sans cesse, qu’il étoit les trois quarts de sa vie dans un enthousiasme fatiguant, qui altéroit d’autant plus sa santé, qu’il se tourmentoit et se pénétroit d’une situation triste et malheureuse, vingt quatre heures avant de la peindre et de s’en délivrer. Rien de si gai que lui au contraire, les jours, où il devoit représenter un poète, un artisan, un homme du peuple, un nouvelliste, un petit-maitre ; car cette espèce règne aussi en Angleterre, sous une autre forme, à la vérité, que chez nous : Le génie, différera, si vous le voulez, mais l’expression du ridicule et de l’impertinence est égale : Dans ces sortes de rôles, dis-je, sa physionomie se déployoit avec naïveté ; son âme y étoit toujours répandue ; ses traits laissoient voir à chaque instant de nouveaux sentimens peints avec la plus grande vérité. On peut, sans partialité, le regarder comme le Roscius de l’Angleterre, puisqu’il réunissoit à la diction, au débit, au feu, au naturel, à l’esprit et à la finesse, cette pantomime et cette expression rare de la scène muette, qui caractérisent le grand acteur et le parfait comédien, je ne dirai plus qu’un mot au sujet de cet acteur distingué, et qui fera connoitre la supériorité de ses talens. Je lui ai vû représenter une tragédie à la quelle il avoit retouché ; car il joignoit au mérite d’exceller dans la comédie, celui d’être un des poètes les plus agréables de sa nation ; je lui ai vu, dis-je, jouer un tyran, qui, effrayé de l’énormité de ses crimes, meurt déchiré de ses remords. Le dernier acte n’étoit employé qu’aux regrets et à la douleur ; l’humanité triomphoit des meurtres et de la barbarie ; le tyran sensible à sa voix détestoit ses crimes ; ils devenoient par gradation ses juges et ses bourreaux ; la mort à chaque instant s’imprimoit sur son visage ; ses yeux s’obscurcissoient ; sa voix se prêtoit à peine aux efforts qu’il faisoit pour articuler sa pensée : Ses gestes, sans perdre de leur expression, caractérisoient les approches du dernier instant ; ses jambes se déroboient sous lui, ses traits s’alongeoient ; son teint pâle et livide portoit l’emprunte de la douleur et du repentir ; il tomboit enfin ; dans cet instant, ses crimes se retraçoient à son imagination sous des formes horribles ; effrayé des tableaux hideux que ses forfaits lui présentoient, il luttoit contre la mort ; la nature sembloit faire un dernier effort. Cette situation faisoit frémir : il grattoit la terre, il creusoit en quelque façon son tombeau ; mais le moment approchoit, on voyoit réellement la mort : tout peignoit cet instant qui raméne à l’égalité ; il expiroit enfin : le hoquet de la mort et les mouvemens convulsifs de la physionomie des bras et de la poitrine, donnoient le dernier coup à ce tableau terrible.

Voilà ce que j’ai vû, Monsieur, et ce que les comédiens devroient voir. En imitant ce grand acteur, il ne seroit pas difficile d’abolir les masques, parce qu’alors les physionomies seroient parlantes et animées, et que l’on posséderoit le talent de les caractériser avec autant d’esprit et d’art que Garrick lui-même.

Plusieurs personnes prétendent que les masques servent à deux usages : premiérement, à l’uniformité ; secondement, à cacher les tics ou les grimaces produites par les efforts d’un exercice pénible. Il n’est dabord question que de savoir si cette uniformité est un bien ; pour moi, je l’envisage tout différemment ; je trouve qu’elle altère la vérité et qu’elle détruit la vraisemblance. La nature est elle uniforme dans ses productions ? quel est le peuple de la terre à qui elle a donné une exacte ressemblance ? tout n’est-il pas varié ? tout ce qui existe dans l’univers n’a-t-il pas des formes, des couleurs et des teintes différentes ? Le même arbre produit-il deux feuilles semblables, deux fleurs pareilles, deux fruits égaux ? non, sans doute, les gradations et les dégradations des productions de la nature sont infinies ; leur variété est immense et incompréhensible. Si l’on trouve rarement des Ménechmes, si l’uniformité des traits et la conformité de la ressemblance est admirée dans deux jumeaux, comme un jeu de la nature, quelle doit être ma surprise, lorsque je verrai à l’opéra, douze hommes qui n’auront à eux tous qu’un même visage ! et quel sera mon étonnement, lorsque je trouverrai dans les Grecs, dans les Romains, dans les Bergers, dans les Matelots, dans les jeux, dans les Ris, dans les Plaisirs, dans les Prêtres, dans les sacrificateurs enfin, une seule et même physionomie ! quelle absurdité ! surtout dans un spectacle, où tout varie, où tout est en mouvement, où les lieux changent, où les nations se succédent, où les vêtemens différent à chaque instant, tandis que les physionomies des danseurs ne sont qu’une. Nulle diversité dans les traits, nulle expression, nul caractère : tout languit, et la nature gémit sous un masque mort et désagréable. Pourquoi laisser aux acteurs et aux chanteurs des chœurs leurs physionomies, dès qu’on la dérobe à ceux qui, privés de la parole et de l’usage de la voix, en auroient encore plus besoin qu’eux ? quel contre-sens que celui qu’offre le dieu Pan et une partie des Faunes et des Silvains de sa suite, avec des visages blancs, tandis que l’autre partie porte des masques bruns ! Les Démons dansans sont couleur de feu, et ceux qui sont à coté d’eux, ont un teint pâle et livide. Les Dieux marins, les Tritons, les Fleuves, les Ondins ont la physionomie semblable à la nôtre lorsqu’ils chantent. Les fait-on danser ? Ce sont des visages vert-de-pré, qui passeroient à peine dans une mascarade uniquement destinée au déguisement. Voilà cette uniformité prétendue absolument détruite. Est-elle nécessaire ? que l’on masque généralement tout le monde. Cesse-t-elle de l’être ? que l’on brise les masques : car les raisons qui en interdisent l’usage aux acteurs, sont les mêmes que celles qui doivent le proscrire dans la danse. Vous voyez, Monsieur, que toutes les physionomies bizarres ne sont faites que pour choquer tous ceux qui sont amis du vrai, du simple et du naturel.

Mais passons aux Tics ; c’est une objection si foible qu’elle ne mériteroit peut-être pas de réponse. Les Tics, les contorsions et les grimaces prennent moins naissance de l’habitude, que des efforts violens que l’on fait pour sauter ; efforts qui contractant tous les muscles, font grimacer les traits de cent manières différentes, et aux quels je ne peux reconnoitre qu’un forçat, et non un danseur et un artiste. Tout danseur qui altère ses traits par des efforts, et dont le visage est sans cesse en convulsion, est un mauvais danseur qui ignore les premiers élémens de son art, qui ne s’attache qu’à la partie grossière de la danse, et qui n’en a jamais senti l’esprit. Un tel homme est fait pour aller faire le saut périlleux : Le Tramplain (1) et la Batoude doivent être son théatre, puisqu’il a sacrifié l’imitation, le génie et les charmes de son art à une routine qui l’avilit ; puisqu’au lieu de s’attacher à peindre et à sentir, il ne s’est appliqué qu’à la mécanique de son talent ; puisqu’enfin sa physionomie ne montre que la peine et la contrainte, lorsqu’elle ne devroit me tracer que l’aisance et la liberté ; un tel homme enfin n’est qu’un mal-adroit, dont l’exécution pénible est toujours désagréable. Eh ! qui peut nous flatter davantage, Monsieur, que la grace qui nait de la facilité ? les difficultés ne sont en droit de plaire que lorsqu’on ne les sent pas, et qu’elles empruntent enfin cet air noble et aisé, qui, dérobant la peine, ne laisse voir que la légèreté. Les danseuses de nos jours, ont, proportion gardée, plus d’exécution que les hommes ; elles font tout ce qu’il est possible de faire. Je demanderai donc pourquoi les danseuses conservent les graces de leur physionomie dans les instants les plus violens de leur exécution ? Pourquoi les muscles du visage ne se contractent-ils pas, lorsque toute la machine est ébranlée par des secousses violentes et des efforts réitérés ? Pourquoi, dis-je, les femmes naturellement moins nerveuses, moins musculeuses, et moins fortes que nous, ont elles la physionomie tendre et voluptueuse, vive et animée, et toujours expressive, lors même que les ressorts et les muscles qui coopérent à leurs mouvemens sont dans une contention forcée, et qui contraint la nature ? D’où vient enfin ont-elles l’art de dérober la peine, de cacher le travail du corps, et les impressions désagréables et de substituer à la grimace qui nait des efforts, la finesse de l’expression la plus délicate et la plus tendre ? C’est qu’elles apportent une attention particulière à l’exercice ; qu’elles savent qu’une contorsion enlaidit la figure, et change le caractère de la physionomie ; c’est qu’elles sentent que l’ame se déploie sur le visage, qu’elle se peint dans les yeux, qu’elle anime les traits ; c’est qu’elles sont persuadées enfin que la physionomie est, ainsi que je l’ai dit, la partie de nous-même où toute l’expression se rassemble, et qu’elle est le miroir fidèle de nos sentimens, de nos mouvemens et de nos affections. Aussi mettent-elles plus d’ame, plus d’expression et plus d’intérêt dans leur exécution que les hommes. En apportant le même soin qu’elles, nous ne serons ni affreux ni désagréables, nous ne contracterons plus d’habitude vicieuse ; nous n’aurons plus de tics, et nous pourrons nous passer d’un masque qui, dans cette circonstance, aggrave le mal, sans le détruire : C’est un emplâtre qui dérobe aux yeux des imperfections, pour en offrir une constante et plus désagréable. Le rémède ne pourra s’appliquer, si l’on cache continuellement sa physionomie. En effet, quel conseil peut-on donner à un masque ? il seroit toujours froid et maussade en dépit des bons avis. Que l’on dépouille la physionomie de ce corps étranger, que l’on abolisse cet usage qui cache le jeu de l’âme et qui l’empêche de se déployer sur les traits ; alors on jugera le danseur, on estimera son expression. Celui qui joindra aux difficultés et aux grâces de l’art cette pantomime vive et animée et cette expression rare de sentiment, recevra avec le titre d’excellent danseur, celui de bon comédien : les éloges l’encourageront ; les avis et les conseils des connoisseurs le conduiront à la perfection de son art. On lui diroit alors : « Votre physionomie étoit trop froide dans tel endroit ; dans tel autre, vos regards n’étoient pas assez animés ; le sentiment que vous aviez à peindre étant foible au dedans, n’a pu se manifester au dehors avec assez de force et d’énergie ; aussi vos gestes et vos attitudes se sont ils ressentis du peu de feu que vous avez mis dans l’action : Livrez vous donc davantage une autre fois ; pénétrez-vous de la situation que vous avez à rendre, et n’oubliez jamais que pour bien peindre, il faut sentir, mais sentir vivement. » De tels conseils, Monsieur, rendroient la danse aussi florissante que la pantomime l’étoit chez les anciens, et lui donneroient un lustre, qu’elle n’atteindra jamais, tant que l’habitude prévaudra sur le bon goût.

Permettez moi donc de donner la préférence aux physionomies vives et animées. Leur variété nous distingue ; elle indique ce que nous sommes, et nous sauve enfin de la confusion générale, qui règneroit dans l’univers, si elles se ressembloient toutes comme à l’opéra.

Vous m’avez dit plusieurs fois que pour abolir les masques, il faudroit nécessairement que tous les danseurs eûssent une physionomie théatrale. Je suis de ce sentiment, et je ne fais pas plus de cas d’un visage triste, froid et inanimé, que d’un masque ; mais comme il y a trois genres de danse réservés à des tailles et à des physionomies différentes, les danseurs, en s’examinant avec soin, et en se rendant justice, pourront tous se placer avantageusement ; leur objet est égal ; dans quelque genre que ce soit, ils doivent imiter, ils doivent être pantomimes, il n’est donc question que de faire parler à la danse un langage plus ou moins élevé, suivant la dignité du sujet et l’espèce de genre.

 

La danse sérieuse et héroïque porte en soi le caractère de la tragédie ; la mixte ou demi-sérieuse, que l’on nomme communément demi-caractère, celui de la comédie noble, autrement dit le haut-comique ; la danse grotesque emprûnte ses traits de la comédie d’un genre comique, gai et plaisant. Les tableaux d’histoire du célèbre Vanloo sont l’image de la danse sérieuse ; ceux du galant et de l’inimitable Boucher, celle de la danse demi-caractère ; ceux enfin de l’incomparable Téniers, celle de la danse comique. Le génie des trois danseurs qui embrasseront particulièrement ces genres, doit être aussi différent que leur taille, leur physionomie, et leur étude. L’un sera grand, l’autre galant, et le dernier plaisant. Le premier puisera ses sujets dans l’histoire et la fable ; le second dans la pastorale ; et le troisième dans l’état grossier et rustique. Et tout homme, s’il en existe un qui ne puisse donner aucun caractère à son visage, doit quitter le théatre pour jamais.

 

Il n’est pas moins nécessaire que ces trois genres de danseurs aient de l’esprit, du goût et de l’imagination, ainsi que trois grands peintres dans des genres opposés. Ils doivent saisir cet instant de vérité et cette imitation juste qui place la copie au rang de l’original et montre l’objet réel dans l’objet imité.

La taille qui convient au sérieux est sans contredit la taille noble et élégante. Ceux qui se livrent à ce genre, ont sans doute plus de difficulté à surmonter et plus d’obstacles à combattre pour arriver à la perfection. C’est avec peine qu’ils se dessinent agréablement : plus les parties ont d’étendue, plus il est difficile de les arrondir, et de les développer avec grace, tout est séduisant, tout est charmant dans les petits enfans ; leurs gestes, leurs attitudes sont pleins de graces ; les contours en sont admirables. Si ce charme diminue, si tel enfant cesse de plaire, si ses bras paroissent moins bien dessinés, si la tête n’a plus cet agrément qui séduisoit le spectateur, c’est qu’il grandit, que ses membres en s’alongeant, perdent de leur gentillesse, et que les beautés réunies dans un petit espace, frappent davantage que lorsqu’elles sont éparses. L’œil aime à voir et n’aime point à chercher.

La taille qui est propre au demi-caractère et à la danse voluptueuse, est sans contredit la moyenne ; elle peut réunir toutes les beautés de la taille élégante. Qu’importe la hauteur, si d’agréables proportions brillent également dans toutes les parties du corps, et rendent cette grâce et cette expression sans art qui regne au village ?

La taille du danseur comique exige moins de perfections : plus raccourcie, elle prêtera plus de grace, plus gentillesse et de naïveté à l’expression.

Les physionomies ainsi que les tailles doivent différer. Une figure noble, de grands traits, un caractère fier, un regard majestueux, voilà le masque du danseur sérieux.

Des traits moins grands, une figure aussi agréable qu’intéressante, un visage composé pour la volupté et la tendresse forment la physionomie propre au demi-caractère et au genre pastoral.

Une physionomie plaisante et toujours animée par l’enjouement et la gaîté, est la seule qui convient aux danseurs comiques. Ils doivent imiter cette simplicité, cette joye franche de la nature en belle humeur.

Il n’est donc question, Monsieur, pour se passer de masque et pour réussir, que de s’étudier soi-même. Consultons souvent notre miroir ; c’est un grand maître qui nous dévoilera toujours nos défauts et qui nous indiquera les moyens de les pallier ou de les détruire, lorsque nous nous présenterons à lui dégagés d’amour-propre et de toutes les préventions ridicules. Le caractère de la beauté est beaucoup moins nécessaire à la physionomie que celui de l’esprit : Toutes celles qui, sans être régulières, sont animées par le sentiment, plaisent bien davantage que celles qui sont belles, sans expression et sans vivacité. Le théatre dailleurs est avantageux à l’acteur ; les lumières donnent ordinairement de la valeur aux traits, et les physionomies qui sont spirituelles gagnent toujours à être vues sur la scène. Au reste, Monsieur, les danseurs, qui pèchent par la taille, par la figure et par l’esprit, et qui ont des défauts visibles et rebutans, doivent renoncer au théatre, et prendre, comme je l’ai déja dit, un métier qui n’exige aucune perfection dans la structure ni dans les traits. Que tous ceux au contraire que sont favorisés de la nature, qui ont un goût vif et décidé pour la danse, et qui sont comme appellés à la pratique de cet art, apprennent à se placer et à saisir le genre qui leur est véritablement propre. Sans précaution, plus de réussite, plus de supériorité. Molière n’auroit point eu de succès, s’il eut voulu aspirer à être Corneille, et Racine ; il n’auroit jamais été un Molière.

Si Préville n’a pas pris les rôles de Rois, c’est que le caractère plaisant et enjoué de sa figure auroit fait rire au lieu d’en imposer ; et s’il excelle dans son emploi, c’est qu’il a su le choisir comme celui qui lui convenoit le mieux, et pour le quel il étoit né. Lany, par la même raison, s’est livré à la danse comique, parce que ce genre sembloit être fait pour lui, ou plutôt parce qu’il étoit fait pour ce genre : il eût été déplacé et n’auroit pas été supérieur, s’il eût adopté celui du célèbre Dupré, etc.

M. Sarrazin enfin n’auroit pas trouvé en lui ce qu’il faut pour jouer les niais, et tous les rôles de charges attachés à cet emploi. L’élévation de son âme, le caractère respectable de sa physionomie, ses organes disposés à rendre le pathétique et à faire verser des larmes, n’auroient pu convenir à des caractères bas, qui exigent aussi peu de talens que de perfection. M. Vestris, à son exemple, à laissé le burlesque pour se livrer à la danse noble et au grand sérieux, genre dans le quel il a été le modèle le plus parfait.

Pour élever la danse au dégré de sublimité qui lui manque, et qu’elle peut atteindre aisément, il seroit à propos que les maîtres de danse suivissent dans leurs leçons, la même conduite que les peintres observent dans celle qu’ils donnent à leurs éléves. Ils commencent par leur faire dessiner l’ovale, ils passent ensuite aux parties de la physionomie, et les réunissent enfin pour former une tête, ainsi des autres parties du corps. Lorsque l’éléve est parvenu à mettre une figure ensemble, le maître lui enseigne la façon de l’animer, en y répandant de la force et du caractère ; il lui apprend à connoitre les mouvemens de la nature ; il lui indique la manière de distribuer avec art ces coups de crayon qui donnent la vie, et qui impriment sur la physionomie les passions et les affections dont l’âme est pénétrée.

Le maître de danse, ainsi que le peintre, après avoir enseigné à son éléve les pas, la manière de les enchainer les uns avec les autres, les oppositions des bras, les effacemens du corps, et les positions de la tête, devroit encore lui montrer à y donner de la valeur et de l’expression par le secours de la physionomie. Il ne faudroit, pour y réussir, que lui régler des entrées, dans les quelles il y auroit plusieurs passions à rendre. Il ne seroit pas suffisant de lui faire peindre ces mêmes passions dans toute leur force ; il faudroit encore qu’il lui enseignât la succession de leurs mouvemens, leurs gradations, leurs dégradations, et les différens effets qu’elles produisent sur les traits. De telles leçons feroient parler la danse et raisonner le danseur ; il apprendroit à peindre en apprenant à danser, et ajouteroit à notre art un mérite qui le rendroit beaucoup plus estimable.

Mais dans l’état où sont les choses une bonne peinture m’affecte plus qu’un ballet. Ici je vois de la conduite et du raisonnement, de la précision dans l’ensemble, de la vérité dans le costume, de la fidélité dans le trait historique, de la vie dans les figures, des caractères frappans et variés dans les têtes, et de l’expression partout ; c’est la nature qui m’est offerte pas les mains habiles de l’art : mais là, je ne vois que des tableaux aussi mal composés que dèsagréablement dessinés. Voilà mon sentiment ; et si l’on suivoit exactement la route que je viens de tracer, on briseroit les masques, on fouleroit aux pieds l’idole, pour se vouer à la nature, et la danse produiroit des effets si frappans, que l’on seroit forcé de la placer au niveau de la peinture et de la poësie1.

Si nos maitres de ballets étoient des auteurs ingénieux, si nos danseurs étoient excéllents comédiens, où seroit la difficulté de diviser la danse par emploi, et de suivre l’usage que la comédie s’est imposé ? les ballets étant des poèmes, ils exigeroient ainsi que les ouvrages dramatiques, un certain nombre de personnages pour les représenter : dèslors l’on ne diroit plus, tel danseur excelle dans la chaconne, tel autre brille dans la loure ; telle danseuse est admirable dans les tambourins ; celle-ci est unique pour les passe-pieds, et celle-là est supérieure dans les musettes : mais on pourroit dire alors, (et cet éloge seroit plus flatteur), tel danseur est inimitable dans les rôles tendres et voluptueux ; tel autre est excellent dans les rôles de tyrans, et dans tous ceux qui exigent une action forte ; telle danseuse séduit dans les rôles d’Amoureuses ; telle autre est incomparable dans les rôles de fureur ; celle-ci enfin rend les scènes de dépit avec une vérité singulière.

Je conçois qu’un tel arrangement ne peut avoir lieu si les compositeurs se renferment dans un seul genre, et si les danseurs ne quittent cette fureur de remuer machinalement les jambes et les bras.

Tel est le caractère de la belle danse, qu’il faut y substituer le raisonnement à l’imbécillité, l’esprit aux tours de force, l’expression aux difficultés, les tableaux aux cabrioles, les graces aux minauderies, le sentiment à la routine des pieds, et les caractères variés de la physionomie à ces masques tiédes qui n’en portent aucun.

On pourroit m’alléguer encore que le masque sérieux porte un caractère de noblesse ; qu’il ne dérobe point les yeux du danseur, et qu’on peut lire dans leurs regards les mouvemens qui les affectent, je répondrai premiérement, qu’une physionomie qui n’a qu’un caractère, n’est pas une physionomie théatrale ; secondement, que le masque ayant une épaisseur, et résultant d’un moule dont la forme diffère de celle des physionomies qui s’en servent, il est impossible qu’il emboite exactement les traits ; non seulement il grossit la tête et lui fait perdre ses justes proportions, mais il enterre, il étouffe encore les regards. En supposant même qu’il ne prive point les yeux de l’expression qu’ils doivent avoir, ne s’oppose-t-il pas à l’altération que les passions produisent sur les traits et sur la couleur du visage ? le public peut-il les voir naître, s’appercevoir de leurs progrès et suivre le danseur dans tous ses mouvemens ? Les yeux sont-ils les seuls organes du sentimens ?

L’imagination, diront les défenseurs du masque, supplée à ce qui nous est caché ; et lorsque nous voyons les yeux étincellans de jalousie, nous croyons voir le reste de la physionomie allumé du feu de cette passion. Non, Monsieur, l’imagination quelque vive qu’elle soit, ne se prête point à des contre-sens de cette espèce : des yeux expriment la tendresse, tandis que les traits peindront la haine, des regards pleins de fureur, lorsque la physionomie sera gaie et enjouée, sont des contrastes, qui ne se rencontrent point dans la nature, et qui sont trop révoltans pour que l’imagination, quelque complaisante qu’elle soit, puisse les concilier. Voilà pourtant l’effet que produit le masque sérieux ; il est toujours gracieux et ne peut changer de caractère, lorsque les yeux en prennent à chaque instant de nouveaux.

Il y a plus de deux mille ans, diront les Apologistes, du masque, que les visages postiches sont en usage ; mais il y a deux mille ans qu’on est dans l’erreur à cet égard : cette erreur pardonnable aux anciens, ne peut l’être chez les modernes.

Les spectacles autrefois étoient autant pour le peuple que pour les gens d’un certain ordre. Pauvres, riches, tout le monde y étoit admis : il falloit donc de vastes enceintes pour contenir un nombre infini de spectateurs qui n’auroient point trouvé le plaisir qu’ils venoient chercher, si l’on n’eût eu recours à des masques énormes, à un ventre, à des mollets postiches et à des cothurnes fort exhaussés

Mais aujourd’hui que nos salles sont resserrées, qu’elles ont peu d’étendue, que la porte est fermée à quiconque ne paye pas, on n’a pas besoin de suppléer aux gradations du lointain : L’acteur et le danseur doivent paroître sur la scène dans leurs proportions naturelles ; le masque leur devient étranger, il ne fait que cacher les mouvemens de leur âme ; il est un obstacle aux progrès et à la perfection de leur art.

Cependant, dira-t-on encore, les masques ont été imaginés pour la danse. Qu’est-ce que cela prouveroit ? mais il n’y a rien de certain là-dessus, Monsieur, et il y a même plus d’apparence qu’ils l’ont été pour la tragédie et la comédie. Pour en être plus surs, et pour nous en convaincre, remontons, s’il est possible, à leur origine.

Orphée et Linus, suivant Quintillien, en parloient dans leurs poèsies : mais à quoi servoient-ils dans ce tems-là au théatre ? on ne les connoissoit pas encore.

        Therpsis, qui vint après eux,
……… fut le premier qui, barbouillé de lie
promena par les Bourgs cette heureuse folie,
et d’acteurs mal ornés chargeant un Tombereau,
amusa les passans d’un spectacle nouveau.
        Eschyle lui succèda, et
……… dans les chœurs jetta les personnages
d’un masque plus honnête habilla les visages,
sur les ais d’un théatre en public exhaussé,
fit paroitre l’acteur d’un Brodequin chaussé.

Voilà donc des masques ; mais étoient-ils faits pour les danseurs ? Les auteurs ne s’expliquent point, et ne parlent que des acteurs.

Sophocle et Euripide, après eux, n’introduisirent rien de nouveau ; ils perfectionnèrent seulement la tragédie, et ne changèrent aux masques d’Eschyle que la forme dont ils avoient besoins, pour les différents caractères de leurs pièces.

A peu près, dans le même temps parut Cratés, à l’exemple d’Epicharmus et de Phormis, poëtes Siciliens ; il donna à la comédie un théatre plus décent et dans un ordre plus régulier. L’histoire ne dit rien de ce qu’ils firent pour les masques : peut-être différencièrent-ils les masques comiques d’avec les tragiques.

Je consulte encore Aristophane et Ménandre, mais ils ne m’instruisent de rien ; je vois que ce premier donne Socrate en spectacle dans sa pièce des Nuées, et qu’il fait sculpter un masque qui, en excitant la risée de la populace, n’offroit sans doute que la charge des traits de ce grand philosophe.

Je passe chez les Romains : Plaute et Térence ne me parlent point des masques destinés aux pantomimes. Je vois dans les anciens manuscrits, sur les pierres gravées, sur les médailles et à la tête des comédies de Térence, des masques tout aussi hideux que ceux dont on se servoit à Athènes.

Roscius et AEsopus m’éblouissent, mais ce sont des acteurs et non des danseurs. Je tâche en vain de découvrir le tems de l’origine des masques à Rome ; recherche inutile. Dioméde dit bien que ce fût un Roscius Gallus qui le premier s’en servit pour cacher un défaut qu’il avoit dans les yeux ; mais il ne me dit pas dans quel tems ce Roscius vivoit : ce qui n’avoit été employé dabord que pour dérober une difformité, devint par la suite absolument nécessaire, vû l’immensité des théatres ; et l’on fit, ainsi qu’à Athènes, des masques énormes. Grands yeux de travers, bouche large et béante, lèvres pendantes, pustules au front, joues bouffies ; tels étoient les masques des anciens.

On ajoutoit encore à ces masques une espèce de cornet ou de porte-voix, qui portoit les sons avec fracas aux spectateurs les plus éloignés ; ils furent incrustés d’airain. On employa ensuite une espèce de Marbre que Pline nommoit calcophonos ou son d’airain, parce qu’il rendoit un son semblable à celui de ce métal.

Les anciens avoient encore des masques à deux visages ; le profil du côté droit étoit gai, celui du coté gauche étoit triste et de mauvaise humeur. L’acteur avoit soin, selon l’exigence des cas et la situation, où il se trouvoit, de présenter le coté de la physionomie dont le caractère étoit analogue à l’action qu’il avoit à rendre.

On faisoit enfin des masques critiques ; on se donnoit la liberté de jouer les citoyens, et les sculpteurs, chargés de l’exécution des masques, imitoient la ressemblance de ceux qu’on donnoit en spectacle.

Ces masques énormes étoient sculptés en bois, et d’une pésanteur considérable ; ils enveloppoient toute la tête, et ils avoient pour base les épaules. Je vous laisse à penser, Monsieur, s’il est possible d’imaginer que de pareils fardeaux aient été crées pour la danse ; ajoutez encore l’attirail, le ventre, les mollets, les cuisses postiches et les échasses, et vous verrez qu’il n’est pas probable que cet accoûtrement ait été imaginé pour un art enfant de la liberté, qui craint les entraves d’une mode embarrassante, et qui cesse de se montrer dès qu’il cesse d’être libre.

Ce costume étoit si gênant et si incommode que l’acteur recitant ne faisoit aucun mouvement. La déclamation étoit souvent partagée entre deux personnes ; l’un faisoit les gestes tandis que l’autre déclamoit.

On seroit presque tenté de croire que les anciens n’avoient aucune idée de la danse analogue à celle de nos jours : car, comment concilier notre exécution vive et brillante avec l’attirail lourd des Grecs et des Romains ?

Il est vrai, dit Lucien, que les masques des pantomimes étoient moins difformes que ceux des acteurs, que leur équipage étoit propre et convenable ; mais les masques étoient-ils moins grands ? Les danseurs avoient-ils moins besoin de s’enfler et de se grossir ? devoient-ils moins ménager le lointain que les acteurs ? il y auroit de l’absurdité à le penser : ceux-ci auroient donc été des colosses, et les autres des pygmées.

Voilà, Monsieur, le seul passage qui puisse faire penser que les pantomimes se servoient du masque ; mais dans les auteurs anciens, ni dans les auteurs modernes qui ont traité de cette matière, il n’en n’est aucun qui me convainque que ces figures colossales aient été enfantées pour la danse.

Enfin, Monsieur, la comédie Française à secoué cet usage, non par frivolité, mais par raison. On a senti que ces ombres inanimées et imparfaites de la belle nature s’opposoient à la vérité et à la perfection des comédies.

L’Opéra, qui, de tous les spectacles, est celui qui se rapproche le plus de celui des Grecs, n’a adopté les masques que pour la danse seulement, preuve convainquante que l’on n’a jamais soupçonné cet art de pouvoir parler. Si l’on s’étoit imaginé qu’il pût imiter, on se seroit bien gardé de lui mettre un masque, et de le priver des sécours les plus utiles au langage sans parole, et à l’expression vive et animée des mouvemens de l’âme désignés par les signes extérieurs.

Que l’on continue à danser comme on danse ; que les ballets ne soient en usage à l’opéra que pour donner le tems aux acteurs essoufflés de reprendre leur respiration ; qu’ils n’intéressent pas davantage que les entr’actes monotones de la comédie, et l’on pourra sans danger conserver l’usage de ces visages mornes aux quels on ne peut préférer une physionomie morte et inanimée. Mais si l’art se perfectionne, si les danseurs s’attachent à peindre et à imiter, il faut alors quitter la gêne, abandonner les masques et en briser les moules, la nature ne peut s’associer à l’art grossier ; ce qui l’éclipse et ce qui la dégrade doit être proscrit par l’artiste éclairé.

Il est aussi difficile, Monsieur, de démêler l’origine des masques, que de se former une idée juste des spectacles et de la danse des anciens. Cet art, ainsi que quantité de choses précieuses, a été, pour ainsi dire, enterré dans les ruines de l’antiquité. Il ne nous reste de tant de beautés que de foibles esquisses aux quelles chaque auteur prête des traits et des couleurs différentes ; chacun d’eux leur donne le caractère qui flatte son goût et son génie. Les contradictions continuelles qui règnent dans ces ouvrages, loin de nous éclairer nous replongent dans notre première obscurité. L’antiquité, à certains égards est un chaos qu’il nous est impossible de débrouiller ; c’est un monde dont l’immensité nous est inconnue ; chacun prétend-y voyager sans s’égarer et sans se perdre. Cette multitude de choses qui se présentent à nous dans l’éloignement le plus reculé, est l’image d’une perspective trop étendue : L’œil s’y perd et ne distingue qu’imparfaitement ; mais l’imagination vient au secours et supplée à la distance et à la foiblesse des regards ; l’enthousiasme rapproche les objets, il en crée de nouveaux, il s’en fait des monstres ; tout lui paroit grand, tout lui semble gigantesque, l’on pourroit appliquer ici ces vers de Molière dans les femmes savantes.

……………… j’ai vu clairement des hommes dans la lune
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Je n’ai point encore vu d’hommes comme je crois ;
Mais j’ai vû des Clochers tout comme je vous vois.

Telle est la vicissitude des choses et leur instabilité. Les arts ainsi que les empires sont sujets à révolution : ce qui brille aujourd’hui avec le plus d’eclat, dégénère ensuite et tombe au bout de quelque tems dans une langueur et une obscurité profonde. Quoiqu’il en soit, (et les sentimens à cet égard sont uniformes), les anciens parloient avec les mains ; le climat, le tempérament et l’application que l’on apportoit à perfectionner l’art du geste, l’avoient porté à un dégré de sublimité, que nous n’atteindrons jamais, si nous ne nous donnons les mêmes soins qu’eux pour nous distinguer dans cette partie. La dispute de Cicéron et Roscius à qui rendroit mieux la pensée, Cicéron par le tour et l’arrangement des mots, et Roscius parle mouvement des bras et l’expression de la physionomie, prouve très clairement que nous ne sommes à cet égard que des enfans, que nous n’avons que des mouvemens machinaux et indéterminés, sans signification, sans caractère et sans vie.

Les anciens avoient des bras, et nous avons des jambes : réunissons, Monsieur, à la beauté de notre exécution, l’expression vive et animée des pantomimes ; détruisons les masques, ayons une âme, et nous serons les premiers danseurs de l’univers.

Je suis, etc.