(1775) La littérature renversée, ou l’art de faire des pièces de théâtre sans paroles [graphies originales] « Poste-face, Post-scriptum , ou. Réflexions sur l’incertitude des jugemens en matière de Littérature. » pp. 38-48
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(1775) La littérature renversée, ou l’art de faire des pièces de théâtre sans paroles [graphies originales] « Poste-face, Post-scriptum , ou. Réflexions sur l’incertitude des jugemens en matière de Littérature. » pp. 38-48

Poste-face,
Post-scriptum ,
ou
Réflexions sur l’incertitude des jugemens en matière de Littérature.

Il faut l’avouer, à ma honte....qu’il est dur cependant pour un Sauteur du premier mérite, (j’ai pensé dire pour un Auteur) de déclarer, à la face de tout un Public, qu’il n’est qu’un imbécille, ou que du moins on l’a cru tel ! Hélas ! il faut en convenir, puisque d’ailleurs je ne saurais le dissimuler ; ma Pantomime , cet ouvrage que je regardais comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain, n’a point eu l’honneur d’être exécutée sur le Théâtre du sieur Nicolet. Le goût & la délicatesse gagnent donc jusqu’aux spectacles des Boulevards !.... Mais de ce que ma Pantomime est refusée, s’ensuit-il qu’elle soit mauvaise ? Concluons en plutôt que c’est une preuve infaillible de l’excessive crainte de celui qui pouvait mettre mes productions sur la Scène ; il a trouvé que je n’avais pas le sens commun ; & son idée lui a paru devoir être celle du Public.

Qu’il me soit permis au moins de me plaindre de l’orgueil & du ridicule usage qui érigent tant de petits Censeurs en arbitres souverains du goût. Comment peut-il entrer dans une tête passablement organisée que son seul jugement réunît tous ceux qu’on pourrait donner sur le même objet ? Quoi ! un Particulier, deux, quatre, douze, & un nombre plus considérable, si l’on veut, ont la vanité de se croire en état de décider de ce qui peut plaîre ou déplaîre dans le monde ! Quand la pluralité des voix doit seule prononcer, il se trouve un petit Tribunal qui s’imagine que ses arrêts sont irrévocables.

Pour moi, mon amour-propre serait très-peu flatté des applaudissemens d’un seul, quelqu’éclairé qu’on le suppose ; je ne puis être satisfait que de l’approbation universelle.

Mais comment jugera-t-on du mérite d’un Ouvrage, me demandera-t-on sans doute, si, selon vous, personne n’est en droit de l’approuver ou de le critiquer ? Ma réponse est toute simple. Un seul Lecteur peut fort bien décider de ce qui lui déplaît, ou de ce qu’il approuve, selon l’impression dont il est susceptible, par le plus ou le moins de finesse de ses organes, & par le degré de ses connaissances ; mais il s’en suivra toujours que son jugement est unique, & qu’il n’exprime que les sentimens d’un seul individu. Pour qu’il eût l’autorité requise, à laquelle la raison est forcée de se soumettre, il faudrait qu’il fût conforme à celui de tout le Public : & c’est le nombre des éditions d’un Livre, la lenteur ou la rapidité de son débit, & les suffrages unanimes qu’un Drame reçoît au Théâtre, qui sont la véritable marque de leur succès ou de leur peu de mérite.

A propos de ce que j’avance ici, je me suis souvent étonné de la manière rapide avec laquelle, lors d’une représentation théâtrale, le Parterre, c’est à dire, une assemblée de cinq ou six-cents personnes, décide du mérite d’une Pièce. Je me suis souvent demandé la raison de cette unanimité de suffrages qu’accorde la multitude. Comment se peut-il, me suis-je dit vingt fois, qu’un nombre considérable de Spectateurs devienne bons Juges des Ouvrages d’esprit, tandis qu’il n’y a peut-être pas trois de ces mêmes Spectateurs en état d’écrire ? Cette singularité, à laquelle on ne fait point assez d’attention, me paraît difficile à expliquer. Je vais pourtant essayer de résoudre une partie de la question, puisqu’il m’est impossible d’en donner une solution entière & précise.

Ne peut-on pas dire d’abord que le vrai beau devant plaîre généralement, ne saurait se montrer sans exciter l’admiration, & que tout ce qui n’est pas lui nous rebute, nous fatigue ? Il me semble encore que quelques Spectateurs délicats suffisent pour éclairer tous ceux qui les environnent : leurs pôres étant ouverts, leurs esprits étant agités, dans la chaleur d’une première représentation, lancent une inombrable quantité de petits corpuscules, qui, se liant avec ceux émanés de leurs voisins, portent par-tout le sentiment qui les anime ; & la commotion, excitée par la connaissance intime du goût, devient bientôt générale : ainsi que les impulsions de l’électricité, s’étendraient jusqu’à l’infini.

Si ces raisons avaient quelque chose de satisfaisant, on en conclurait peut-être que le suffrage d’un petit nombre suffit, au moins au Théâtre, puisque je donne à entendre que c’est ordinairement lui qui fait le succès des Ouvrages qu’on y représente ; mais avant qu’on se décide tout-à-fait, j’observerai que je donne aussi à entendre qu’il saut que l’émotion particulière devienne générale, pour faire autorité : je prierai de remarquer encore que je dis plus haut qu’il n’y a point de vrai beau, s’il ne plaît à tout le monde ; de même que l’électricité agit sur une chaîne non-interrompue.

Il est pourtant nécessaire de remarquer que les applaudissemens qu’on accorde aux ouvrages dramatiques, ne sont pas toujours une preuve de leur bonté. Le goût de la Nation peut être séduit par un caprice de mode, par une fantaisie passagère. Il revient tôt ou tard de son erreur, & méprise ce qui faisait autrefois l’objet de son admiration. La Phèdre de Pradon l’emporta quelque temps sur celle de Racine ; & l’Athalie de ce grand Homme ne fut pas toujours regardée comme un chef-d’œuvre. Nos enfans riront sûrement un jour du prodigieux succès des Drames informes mêlés d’ariettes ; de même que nous nous étonnons de l’admiration qu’inspiraient à nos bons aïeux leur Mère Sote, & les Drames pieux dont il s’édifiaient si ridiculement.

Il est encore vrai que tel Auteur peut mettre en vogue des Ouvrages sans mérite, & dont la réputation soit passagère ; parce qu’il a l’art de saisir le goût de son siècle, & que ce qui plaît à un siècle ne réunit pas toujours le vrai beau, digne d’être estimé dans tous les temps.

On insistera peut-être pour contredire mon sentiment, sur ce qui distingue le succès des Ouvrages d’esprit en tout genre. Ne peut-il pas arriver, me répliquera-t-on, que tel homme qui s’arroge le droit de prononcer définitivement, réunisse toutes les connaissances répandues parmi l’espèce humaine, ou possède ce tact fin, cette délicatesse de goût, qui devient l’interprète du goût universel, dont il est comme émané ; car qu’est-ce que la saine critique, si ce n’est le sentiment intime de ce qui peut généralement nous plaîre ; sentiment acquis par l’étude ou par l’heureuse conformation des organes ?

Je répondrai en peu de mots à cette grave objection, qu’il est impossible qu’un seul homme réunisse toutes les connaissances humaines, dont l’ensemble forme une véritable clarté ; & que quand il les posséderait même toutes, les préjugés, la faiblesse de sa nature, offusqueraient toujours son jugement, de manière à rendre aux yeux du Sage ses décisions incertaines.

Il est donc avéré qu’en Littérature, comme en toute autre chose, le sentiment général l’emporte sur celui d’un seul ou d’un plus grand nombre ; & que sans cette pluralité des voix on ne peut rien statuer de certain. Quelques réflexions, jettées rapidemment, vont achever de faire disparaître tous les doutes.

La postérité n’est autre chose que le suffrage unanime de tous les siècles.

Pourquoi mettrait-on tant d’ouvrages au jour, si l’approbation d’un seul Lecteur suffisait pour en assurer le mérite ?

Les Drames dont on enrichir la Scène, n’attendent-ils pas leur succès des applaudissemens continuels du Public ?

L’homme le plus savant, le plus raisonnable propose ses idées, & ne se glorifie de leur justesse, que lorsqu’il est certain qu’on les approuve.

Dans mon particulier je soumets tout ce que je viens d’écrire à la censure générale ; c’est à elle qu’il appartient d’y mettre le sceau de la vérité.

S’il est prouvé que le sentiment d’un seul est moins que rien, & même celui de plusieurs hommes assemblés, pourquoi tant de gens s’ingérent-ils donc de dire hautement le leur, & de le regarder comme infaillible ? Je l’ai déjà remarqué, c’est que la vanité nous séduit, & que l’usage permet au petit nombre de juger du goût universel.

Par exemple, quelle contradiction bizarre dans le procédé de toutes les Académies ? Pourquoi lisent-elles publiquement les Ouvrages couronnés ? Est-ce afin que les suffrages unanimes confirment les leurs ? Mais s’il arrive que ces mêmes suffrages unanimes révoquent leurs arrêts, (ce qu’on ne voit que trop souvent) le Prix en est-il moins adjugé9 ?

Il résulte encore de tout ceci que les Comédiens ont grand tort de se croire en état de décider si un Drame est digne ou non de paraître sur la Scène. Soyez moins paresseux, parce que vous êtes trop riches ; ayez un Théâtre où soient représentées toutes les Pièces qu’on vous apporte ; attendez que le véritable Juge des productions de l’esprit les ait mises à leur place ; & convenez enfin que parce que vous avez une mémoire excellente, & l’art de faire valoir les vers des Auteurs, vous n’en êtes pas pour cela plus spirituels ni plus grands connaisseurs dans tout ce qui concerne la Poétique.

Il s’ensuit aussi que le Lecteur d’un Ouvrage, & que le Spectateur d’un Drame, se trompent en regardant leur jugement comme infaillible, & lorsqu’ils prononcent en dernier ressort à leur petit Tribunal.

Les Journalistes sont encore dans l’erreur, puisqu’ils donnent leurs avis comme des loix, & veulent apprendre au Public ce qu’il doit estimer ou dédaigner.

Voilà des réflexions bien profondes pour un sujet qui n’en paraissait guère susceptible. On a peut-être oublié que toutes les belles choses que je viens d’écrire ont leur source dans le refus qu’ôse faire le sieur Nicolet de ma Pantomime . Si les Lecteurs sont étrangement surpris qu’une très-petite cause ait amené d’aussi grands effets, j’avouerai de bonne-foi que le sieur Nicolet n’est qu’un prétexte dont je me suis servi pour avoir lieu de mettre au jour mes savantes idées.

Mais ce qui n’est que trop réel, c’est que le sieur Nicolet a rejetté ma Pantomime . Comme j’étais loin de m’y attendre, & que j’étais au contraire fortement persuadé qu’elle serait accueillie avec transport, j’ai écrit mon espèce de préface & ma Lettre à M. de Voltaire, dans une aussi douce conviction. Après avoir vu détruire par l’événement mes plus chères espérances, je n’ai pu me résoudre à perdre à jamais les charmantes productions de mon esprit, & je me suis dit qu’il fallait les donner au Public sans y rien changer. Ainsi je raisonne de ma Pantomime comme si elle avait été jouée, tandis qu’elle ne l’a point été ; j’en parle comme si le Public l’avait très-bien reçue, tandis qu’il ne la connaît que par le moyen de l’impression, & qu’il pourrait sort bien la trouver détestable.

Cette singularité me fera peut-être honneur, sur-tout dans un temps où l’on se croit Philosophe lorsqu’on affecte d’être bizarre. J’observe pourtant ici, pour la tranquillité de mon amour-propre, plutôt que par intérêt pour la vérité, que je ne suis pas le premier Auteur qui ait été cruellement trompé dans ses projets.

On sera surpris, sans doute, de voir la manière ouverte dont je sais mon éloge. J’ai cru d’après les exemples que j’en vois tous les jours, j’ai cru qu’il était du bon-ton de se louer soi-même, & que la modestie n’était plus de mode. Sans parler des Extraits que tant d’Auteurs font de leurs Ouvrages, & qu’ils insérent dans les Journaux, comme s’ils étaient d’une main étrangère ; sans parler des petites ruses en usage parmi les Littérateurs, je me contenterai de citer la Lettre qui accompagne certaine Tragédie assez connue, & dont j’ai eu la hardiesse d’insérer des fragmens dans ma missive adressée aussi à Monsieur de Voltaire. Mais si l’on veut encore un exemple frappant d’un amour-propre qui ne prend pas la peine de se cacher, qu’on parcoure le nouvel Ouvrage de M.L**, intitulé : Théorie du Libelle 10.

Mais voilà qui est décidé ; je renoncé à la manie d’écrire. Assez de gens sans moi barbouilleront du papier ; d’ailleurs, je suis assez persuadé de mon mérite ; je me prodigue assez de louanges moi-même, sans avoir besoin des suffrages d’autrui. Les seuls applaudissemens que j’envie, ce sont ceux des Spectateurs rassemblés au Théâtre du sieur Nicolet. Plutôt que d’écrire de mauvais vers ou de pitoyable prose, il vaut encore mieux faire des sauts périlleux. Je conseille néanmoins aux Auteurs tourmentés par la manie de s’illustrer, de composer des Pantomimes  : ils ne courront plus risque dans leurs Pièces de Théâtre, de faire débiter tant de choses insipides ou ennuyeuses.