(1921) Théophile Gautier et le ballet romantique pp. 149-162
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(1921) Théophile Gautier et le ballet romantique pp. 149-162

Théophile Gautier et le ballet romantique,
par André Levinson

La floraison d’art multiple et touffue que suscita il y a bientôt cent ans l’ardente fièvre romantique fit éclore une conception nouvelle du spectacle de danse. Que le ballet romantique, le « ballet 1830 » continuât sous maint rapport une tradition ou plutôt un développement ininterrompu et plus que séculaire, qu’il eût été préparé de longue main par les maîtres italiens perfectionnant et codifiant la gymnastique de la danse théâtrale, qui songerait à le nier ? La prestigieuse nouveauté de ses allures n’en reste pas moins frappante. C’est que l’esthétique de la danse se renouvelle totalement en changeant de base. Elle exprime un nouvel état d’âme, une sensibilité modifiée, voire une différente vision de l’univers.

Ce n’est pas en vain que Maria Taglioni, que Fanny Elssler, que Carlotta Grisi remplissent les deux mondes d’un frou-frou de blanche tarlatane. Osons l’affirmer : la Catchucha de Fanny, le Pas de l’ombre de Taglioni, le libretto de Giselle ne datent pas moins dans les annales de la grande génération romantique que la première d’Hernani, la Barque du Dante, les Méditations. Apport éphémère, soit, par son essence même, mais sans lequel notre vision de la période romantique resterait incomplète et tant soit peu faussée. Contenant des éléments de beauté impérissable le ballet 1830 est bien de son temps. C’est que le genre inauguré en France par les Taglioni, dynastie de danseurs italienne et venant de Vienne, comportait toutes les caractéristiques du génie romantique : spiritualisme rêveur, engouement pour la couleur locale puisée aux sources populaires, nostalgie de pays lointains ou féeriques, d’un passé oublié ou légendaire, amour mystique plus fort que la mort.

Le ballet, qui fut sous l’Empire surtout un divertissement de danse accolé à un sujet quelconque de mythologie scolaire ou bien, comme en Italie, un drame passionnel mimé en mesure, se vit ainsi appelé à exprimer les aspirations d’une époque, sa pensée philosophique, son besoin de beauté. Transformation magique ! La danse dite classique, qui fut une acrobatie élégante satisfaisant à un appétit d’harmonie bien ordonnée, de mouvement symétrique, devint le langage de l’indicible, le mouvement s’érigea en symbole, le geste conventionnel se mua en un signe, une formule abstraite. Le spectacle ne fut plus un régal des sens, mais — selon un mot de Gœthe — la réalisation de l’imaginaire. Résumons : le ballet romantique fut essentiellement, sous une forme palpable, directe, suggestive, l’expression spontanée et inconsciente d’une métaphysique spiritualité. C’en était fait du rationalisme des classiques. Ce que fut pour les multitudes ferventes du moyen-âge le mystère, le ballet romantique le fit éprouver aux abonnés de l’Opéra vers 1830.

Le ballet fut, il sied de le préciser, un des foyers de rayonnement de l’influence germanique. Marie Taglioni — et ce n’est pas pour rien que du sang scandinave coule dans ses veines — dansa ce qu’avait pensé Kant, ce qu’avait chanté Novalis, ce qu’avait imaginé Hoffmann.

Examinons les sujets de la Sylphide, de la Fille du Danube, de Giselle. Nous verrons toute la contexture de l’action faire preuve d’un dualisme marqué ; le monde de la réalité immédiate et mesquine et, juxtaposé, un monde idéal, celui des réalités essentielles, la vanité des apparences et la vérité du rêve. Partout la fiction transcendante prime la vie réelle ; la défaite du rêve anéanti par les passions terrestres détermine fatalement le dénouement tragique. Dès que la sylphide a perdu ses ailes, c’en est fait de la danse : le ballet est fini.

Dans tous ces « ballets blancs » le mécanisme de la danse, le caractère et l’amplitude du mouvement sont puissamment déterminés par cette conception. L’avènement décisif des temps sur les pointes, le triomphe de l’« élévation » en résultent. Nous avons vu dans chacun de ces célèbres ballets la protagoniste, la ballerine allier une existence surnaturelle — sylphide, ondine, revenant, péri — à une destinée terrestre. S’évadant de la réalité, abordant l’au-delà, la danseuse brise avec le mouvement naturel et s’astreint à une dynamique abstraite et sublime.

Elle s’élève sur les pointes, sur l’orteil tendu et rigide ; ce n’est plus ni la marche ni la course. C’est une forme de mouvement inouïe, qui s’affranchit des lois de la gravitation, des habitudes mécaniques du mouvement vulgaire, des nécessités de l’aplomb. La ballerine n’appartient plus à la terre ; son règne est la région éthérée, le domaine de la fantaisie délivrée. La gymnastique se révèle source de symboles, tremplin de l’imagination.

À quel point et à quel moment précis se transforme la discipline traditionnelle ? Évidemment les éléments restent les mêmes, mais tels d’entre eux s’effacent, d’autres s’accentuent. Mais que de difficultés à résoudre pour le chercheur !

Ainsi le Traité de la Danse de Carlo Blasis, l’illustre maître milanais, mentionne dans le texte de la première version (1820) tels temps ou positions sur les pointes. Mais considérons les dessins correspondant à ces passages : partout le danseur s’appuie sur la demi-pointe ; c’est sur l’articulation de l’orteil que porte l’aplomb ; il y a équivoque et il vaut mieux s’abstenir de dater avec exactitude l’apparition de la danse sur les pointes.

Une autre conquête de la danse romantique, c’est l’amplitude plus grande des mouvements, le diapason plus vaste des lignes. Encore au temps de Jean-Georges Noverre, la distance extrême entre les deux pieds de l’exécutant ne devait point dépasser 18 pouces. Auguste Vestris qui assiste en pédant maussade et baroque au renouveau romantique avait bien tourné de son temps d’innombrables pirouettes « à la hauteur », son rival victorieux Duport l’avait bien éclipsé par l’élasticité de ses bonds prodigieux : ces triomphes restaient réservés aux danseurs ; jamais une Bigottini, une Fanny Bias, étoiles de l’époque impériale, ne purent leur disputer le succès.

En 1830 revirement complet : le danseur s’efface, est réduit à la pantomime. Il cède le pas à la danseuse, être aérien, matérialisation diaphane de « l’éternel féminin » qui traverse la scène dans une envolée de temps sautés et ballonnés, de jetés prodigieux. Des centaines de lithographies romantiques nous montrent la ballerine négligeant d’effleurer la terre, emportée par une cabriole ailée qui escalade le ciel. Ces images tant soit peu conventionnelles et mièvres nous renseignent sur une autre réforme fondamentale : la transformation du costume féminin.

Abolie la tunique néo-grecque à la David ; le corsage rigide et le « tutu » allongé, cloche de tarlatane blanche, inspirée à la Taglioni par le peintre Eugène Lamy, affranchissant le mouvement, l’entourant d’une brume laiteuse, deviennent l’« uniforme » de la sylphide, de la libellule, de la salamandre. Nous ne saurions imaginer aujourd’hui la Grisi ou la Grahn sans l’ornement de cette corolle renversée. Il arriva que la personnalité de plus en plus exaltée de la danseuse, la Madone de ces nouveaux Mystères, écarta non seulement le danseur mais l’ensemble, le chœur figuré par le corps de ballet. C’est Taglioni qui inaugure l’époque brillante et néfaste des virtuoses.

Or, cet incessant va-et-vient entre le ciel et la terre, cette échelle de Jacob éternellement dressée n’épuise point la matière du ballet romantique ; le clair de lune mélancolique argentant les ruines d’un donjon à mâchicoulis peint par Cicéri, la ronde nocturne des esprits élémentaires ou des fantômes dolents, la danse immatérielle et abstraite ne remplissent qu’un des hémisphères de ce monde imaginaire.

L’autre s’épanouit en plein soleil. Si dans la Sylphide de la Taglioni l’imagination émigrée se perd dans les brumes d’Ossian, dans les légendes celtes de Walter Scott, ce sont les Contes d’Espagne et d’Italie qui semblent servir d’itinéraire à Fanny dansant Le diable boiteux. Nous avons vu le système de la danse classique s’adapter aux exigences du style transcendant. Mais au même instant l’action terrestre se colore brillamment. Tous les procédés surannés des « danses de caractère » sont subitement débordés par l’invasion des danses populaires ; les éléments ethnographiques les plus variés, authentiques ou transposés, affluent.

Dans la Catchoucha ou la Cracovienne de Fanny Elssler, dans la Gitane de Taglioni, descendue de l’empyrée et maniant les castagnettes, la couleur locale triomphe. Elle prend volontiers une teinte d’exotisme. La Péri de Théophile Gautier n’est-elle pas un écho des Orientales de Victor Hugo ? Souvent l’invention romantique se retrempe aux sources mêmes, en contemplant le Fandango de Dolorès Serral, l’Andalouse, les Colombes d’Amany, la Bayadère.

Par tous ces contacts une conception plus vaste, plus intense de la beauté plastique est bientôt instaurée ; devant la plénitude des formes évoquées ou entrevues la grâce étriquée, guindée et toute de convention, promulguée par l’école de Gardel, s’étiole et disparaît.

C’est à cette grande révolution théâtrale que fut intimement mêlé Théophile Gautier, le poète d’Émaux et Camées, tant par son action de critique que par son effort créateur. Le ballet romantique lui apparut sous ses deux espèces, personnifiées par la Taglioni et Fanny jusqu’au jour où Carlotta Grisi vint réaliser l’équilibre, la synthèse suprême. Aussi le début de la future Giselle fut-il un événement qui pesa sur toute la vie du « bon Théo ». Il mourut trente-deux ans plus tard avec le nom de la « dame aux yeux de violettes » sur les lèvres.

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On se doute rarement de l’énorme travail fourni par Théophile Gautier, journaliste, ce forçat du feuilleton. Seules ses chroniques dramatiques qui ne forment qu’une partie de son labeur monstrueux font revivre plus de trente ans de vie théâtrale. On en a recueilli voilà plus de soixante ans deux ou trois cents qui n’ont pas été réimprimées depuis. Dans leur totalité elles constitueraient la matière d’une vingtaine de volumes.

Ces feuilletons décèlent à un certain degré son don extraordinaire de conteur désinvolte, d’improvisateur sans pareils ; je ne lui connais point de rival pour savoir conter d’une manière claire, imagée et tangible, avec une exactitude relevée par l’ironie, ce qui se passe sur les planches, pour savoir transposer en mots évocateurs la vision totale du spectacle. Telles de ses critiques sur le ballet ont pour nous la valeur documentaire, le charme animé et précis de portraits peints avec toutes les délicatesses du modelé, toute la finesse harmonieuse du contour ; ces portraits rendent vivantes et inaltérables les figures quasi légendaires d’une Taglioni, d’une Carlotta.

« Ses pieds sont comme deux flèches d’acier rebondissant sur un pavé de marbre », écrit un jour Gautier en parlant de la Fuoco1. Ces quatorze mots ne suffisent-ils pas pour que le nom de la ballerine italienne à demi oubliée ne soit jamais effacé des annales de la danse ?

Il serait bien tentant de réduire en formules exactes, à l’appui de citations probantes, les idées de Théophile Gautier sur le ballet, de reconstituer l’esthétique théâtrale dont ressortent ses jugements. J’y renonce pour le moment, les théories de Gautier étant par trop paradoxales, fragmentaires ou même contradictoires pour être résumées en passant. Il suffit de constater que la plupart de ses opinions sur le ballet et les danseuses sont établies sur l’antithèse des deux espèces-types de la danse : la danse voluptueuse et robuste, faite de beauté plastique et d’émotion passionnée incarnée par Fanny et la danse dans sa perfection abstraite, idéalisée et exsangue de la Taglioni, « cet autre ange charmant de cieux imaginaires » (Banville).

Aussi les deux fameuses rivales sont-elles inséparablement opposées l’une à l’autre dans les colonnes de la Presse comme jadis les héros des Vies parallèles de Plutarque.

Dès 1836, Gautier non promu encore critique dramatique acclame dans une « chronique parisienne » Marie Taglioni comme « l’un des plus grands poètes de notre temps ». Stendhal compara Vigano à Shakespeare. Gautier place la sylphide aux côtés de Lamartine et de lord Byron. Mais le jour de son investiture il a fait son choix. Dans la retentissante querelle des deux ballerines il a pris parti.

« La danse de Fanny Elssler », affirme-t-il dans une page célèbre, « s’éloigne complètement des données académiques ; elle a un caractère particulier qui la sépare des autres danseuses ; ce n’est pas la grâce aérienne et virginale de Taglioni, c’est quelque chose de beaucoup plus humain qui s’adresse plus vivement aux sens.

« Mademoiselle Taglioni est une danseuse chrétienne… Elle voltige comme un esprit au milieu des transparentes vapeurs des blanches mousselines dont elle aime à s’entourer, elle ressemble à une âme heureuse qui fait ployer à peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes. Fanny Elssler est une danseuse tout à fait païenne… Quand elle se cambre hardiment sur ses reins et qu’elle jette en arrière ses bras enivrés et morts de volupté, on croit voir une de ces belles figures d’Herculanum ou de Pompéi qui se détachent blanches sur un fond noir et accompagnent leurs pas avec les crotales sonores…

« … Sans doute, le spiritualisme est chose respectable ; mais, en fait de danse, on peut bien faire quelques concessions au matérialisme. La danse, après tout, n’a d’autre but que de montrer de belles formes dans des poses gracieuses et de développer des lignes agréables à l’œil ; c’est un rythme muet, une musique que l’on regarde. La danse se prête peu à rendre les idées métaphysiques ; elle n’exprime que des passions : l’amour, le désir avec toutes ses coquetteries, l’homme qui attaque et la femme qui se défend mollement, forment le sujet de toutes les danses primitives.

« Mademoiselle Fanny Elssler a compris parfaitement cette vérité. Elle a plus osé qu’aucune autre danseuse de l’Opéra : la première, elle a transporté sur ces planches pudiques l’audacieuse cachucha sans presque rien lui faire perdre de sa saveur native. Elle danse de tout son corps, depuis la pointe des cheveux jusqu’à la pointe des orteils… »

Cependant Gautier ose reprocher à l’idole sa défaillance dans la Muette de Portici, pour ne l’exalter que plus hautement à propos de la Gipsy, ballet de Mazilier qui servit de cadre à la danse qui se place dans la légende Elsslérienne à côté de la Cachucha ; c’est la Cracovienne.

« Vous peindre cette danse », avoue Théophile Gautier après avoir décrit avec verve le costume de Fanny, « est une chose impossible : c’est une précision rythmique mêlée d’un abandon charmant, une prestesse nerveuse et sautillante dont on ne peut se faire une idée ; le babil métallique des éperons, espèce de castagnettes talonnières, accentue nettement chaque pas et donne à la danse un caractère de vivacité joyeuse tout à fait irrésistible ! »

Une fois Fanny partie pour l’Amérique « son critique », comme elle qualifie Gautier dans ses lettres, ne laisse échapper aucune occasion de rappeler la danseuse à la mémoire des Parisiens. Du reste le très remarquable « portrait écrit » qu’il fait d’elle à ce propos dans Les beautés de l’Opéra, album où Jules Janin se charge du panégyrique de Taglioni, n’est qu’une réduction de l’article d’ensemble qu’il avait publié au Figaro en 1837. On n’analyse jamais la beauté des actrices, on ne les envisage jamais sous le côté purement plastique, se plaint-il au début. C’est à ce point de vue qu’il se place en abordant encore une fois le sujet Elssler.

« Mademoiselle Fanny Elssler est grande, souple et bien découplée ; elle a les poignets minces et les chevilles fines ; ses jambes, d’un tour élégant et pur, rappellent la sveltesse vigoureuse des jambes de Diane, la chasseresse virginale ; les rotules sont nettes, bien détachées et le genou est irréprochable ; ses jambes diffèrent beaucoup des jambes habituelles des danseuses, dont tout le corps semble avoir coulé en bas et s’y être tassé… »

Il s’excuse d’insister si longuement sur les jambes, mais elles sont bien dignes d’être amoureusement étudiées.

« Mademoiselle Elssler », continue-t-il dans son éloge, « a des bras ronds, bien tournés, ne laissant pas percer les os du coude et n’ayant rien de la misère de formes des bras de ses compagnes…

« … Quant au caractère de la tête, nous avouons qu’il ne nous paraît pas aussi gracieux qu’on le dit. Mademoiselle Elssler possède de superbes cheveux qui s’abattent de chaque côté de ses tempes, lustrés, et vernissés comme deux ailes d’oiseau ; la teinte foncée de cette chevelure tranche un peu trop méridionalement sur le germanisme bien caractérisé de sa physionomie : ce ne sont pas les cheveux de cette tête et de ce corps…

« … On a appelé Mademoiselle Elssler une Espagnole du Nord », constate-t-il en accentuant l’antithèse : « C’est son défaut. Elle est Allemande par le sourire, par la blancheur de la peau, la coupe de la figure, la placidité du front. Espagnole par sa chevelure, par ses petits pieds, ses mains fluettes et mignonnes, la cambrure un peu hardie de ses reins. Deux natures et deux tempéraments se combattent en elle… Elle est jolie mais elle manque de race ; elle hésite entre l’Espagne et l’Allemagne. Et cette même indécision se remarque dans le caractère du sexe : ses hanches sont peu développées, sa poitrine ne va pas au-delà des rondeurs de l’hermaphrodite antique ; comme elle est une très charmante femme, elle serait le plus charmant garçon du monde. »

Sur quelques avis savants sur la coiffure et le sourire s’achève ce portrait qui nous paraît un document iconographique aussi peu négligeable que les lithographies de Grèvedon ou de Jentsen. C’est ce détail plastique minutieusement observé par un homme pour qui « le monde visible existe » (paroles de Gautier sur lui-même citées par les Goncourt) qui revêt l’image de la danseuse de ce caractère de vivacité et d’intimité.

Le jour que Fanny reprend les deux rôles, qui avaient été les plus beaux titres de Taglioni à la gloire théâtrale, ceux de la Sylphide et de la Fille du Danube, non seulement Gautier ne crie point au sacrilège, mais franchement il se déclare — dans un nouveau portrait parallèle — pour Elssler. Le « bon Théo » se montre alors presque cruel pour « Marie pleine de grâces ».

« Mademoiselle Taglioni, fatiguée par d’interminables voyages, n’est plus ce qu’elle a été ; elle a perdu beaucoup de sa légèreté et de son élévation. Quand elle entre en scène, c’est toujours la blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, la vision aérienne et pudique, la volupté divine que vous savez ; mais, au bout de quelques mesures, la fatigue vient, l’haleine manque, la sueur perle sur le front, les muscles se tendent avec effort, les bras et la poitrine rougissent : tout à l’heure c’était une vraie sylphide, ce n’est qu’une danseuse, la première danseuse du monde si vous voulez, mais rien de plus… »

Cette peinture impitoyable du déclin de Taglioni est faite pour servir de repoussoir à l’apothéose de la rivale heureuse.

« Mademoiselle Fanny Elssler est aujourd’hui dans toute la force de son talent ; elle ne peut que varier sa perfection et non aller au-delà ; … c’est la danseuse des hommes, comme Mademoiselle Taglioni était la danseuse des femmes. »

Remarquez bien cet insidieux petit mot était, ce « prétérit trépassé » comme disait à un autre propos Gautier, appliqué par lui à une danseuse qui ne compte que 34 printemps et qui a encore dix ans de succès devant elle !

« Quand Fanny danse », renchérit-il, « on pense à mille choses joyeuses… … Taglioni vous faisait penser aux vallées pleines d’ombre et de fraîcheur, où une blanche vision sort tout à coup de l’écorce d’un chêne aux yeux d’un jeune pasteur surpris et rougissant ; elle ressemblait à s’y méprendre à ces fées d’Écosse, dont parle Walter Scott, qui vont errer au clair de lune, près de la fontaine mystérieuse, avec un collier de perles de rosée et un fil d’or pour ceinture… »

Combien diffère de cet art immatériel, de cette idéale séraphicité de la Sylphide, « ce démon dont n’avait pas rêvé Charles Nodier », la vivacité espagnole de Fanny tempérée par sa naïveté allemande. « Les filles de Milet, les belles Ioniennes, dont il est tant parlé dans l’antiquité, ne devaient pas danser autrement », suppose Gautier. Quelle est ici la part à faire aux sentiments intimes de l’homme, je l’ignore ; mais en combattant pour Fanny c’est son propre idéal artistique qu’affirme le chef de l’« école plastique », — quitte à restaurer quelques années plus tard dans sa Giselle le type du « ballet blanc » en faveur d’une troisième ballerine.

Si, emporté par l’ardeur de la bataille théâtrale, Gautier constatait avec un pédantisme non dénué de méchanceté l’amoindrissement du charme de la Taglioni, marqué par les stigmates du temps, il se rétracte complètement six ans plus tard quand la danseuse renonce au théâtre ou du moins fait ses adieux à Paris. Il compare la ballerine qui rentre dans l’ombre à la cantatrice dont la mort prématurée fut chantée par Musset. « Taglioni, dit-il, c’était la danse, comme Malibran c’était la musique. »

Taglioni commençait à devenir pour les gens dont la vie avait pris une autre pente, qui s’étaient fait d’autres enthousiasmes et d’autres amours une figure idéale, une personnification poétique. Pourrait-elle sans déboire affronter la réalité de la rampe ? « Heureuse femme », répond Gautier, « c’est toujours la même taille, élégante et svelte, le même visage doux, spirituel et modeste ; pas une plume n’est tombée de son aile ; pas un cheveu n’a pâli sous sa couronne de fleurs… Quelle légèreté ! quel rythme de mouvements ! quelle noblesse de geste ! quelle poésie d’attitude et surtout quelle douce mélancolie, quel chaste abandon ! »

Dans ces adieux du critique-poète à la danseuse je signale surtout l’émotion, le mouvement véhément de la diction ; au fond Gautier n’enrichit son admiration pour ainsi dire rétrospective d’aucune formule inédite.

Taglioni était d’une autre génération que Théo, le début du poète correspondait à l’apogée de l’actrice. Bien différemment, son appréciation de Fanny, qui fut le « double », l’incarnation prodigieuse de la muse de Gautier, sensuelle et plastique, — ne fait que s’approfondir, que s’orner de nouvelles métaphores éblouissantes. C’est ainsi que la reprise du vétuste ballet pastoral de Dauberval, La fille mal gardée, lui sert quinze ans après le premier article par nous cité de prétexte à une nouvelle apothéose. Le sourire rustique de Lise, la bonne fille en jupon court, filant le lin ou battant le beurre, n’est que le masque de la divinité ; c’est la blanche nymphe Terpsichore qui se cache sous ce travestissement trop évident ; et ces bras sous la toile grossière, mais ce sont ceux qui manquent à la Vénus de Milo.

Tel ce dernier jugement de l’homme de quarante ans sur la danseuse sa contemporaine, jugement qui remplit le récit de ce ballet « agréablement inepte » d’un arôme d’ambroisie, l’enveloppe d’un rayonnement surnaturel. Pour Fanny Gautier transforme une dernière fois en mythe la chronique théâtrale.

Carlotta Grisi, qui devait être pour Gautier l’objet d’une amitié amoureuse, d’une longue et adorable torture pareille au culte du Russe Tourgénev pour la cantatrice Viardot, qui devait en plus décider de sa vocation de poète dramatique, Carlotta Grisi est une première fois mentionnée à propos de ses débuts à la Renaissance dans le Zingaro, début qui lui ouvrit les portes de l’Opéra. C’est du reste « Perrot l’Aérien », son mari, « la Taglioni mâle », qui emporte les suffrages ; Carlotta n’est encore appréciée qu’en second lieu.

« Madame Carlotta Grisi seconde admirablement Perrot ; elle sait danser, ce qui est rare ; elle a du feu, mais pas assez d’originalité ; elle manque de cachet à elle ; c’est bien, mais ce n’est pas mieux… Quant à sa figure, elle n’est pas fort italienne, et répond peu aux idées brunes qu’éveille le nom de Grisi dont elle est parente. Elle a des cheveux châtains plus près d’être blonds que d’être noirs, des traits assez réguliers, et, autant qu’on peut le distinguer sous le fard, le teint coloré naturellement ; elle est de taille moyenne, svelte, assez bien prise, sa maigreur n’est pas excessive pour une danseuse… »

Une année s’est à peine écoulée depuis cet éloge mesure et plein de restrictions et nous voyons le critique créer pour ce nouveau talent une œuvre nouvelle, qui correspond à ses qualités propres comme la Sylphide avait exprimé intégralement la personnalité de Marie Taglioni. Il fallait que la fiction s’identifie complètement à l’être intime de l’actrice.

Gautier fit le programme de Giselle ; Carlotta entrait dans la gloire. Dans son feuilleton en forme de lettre à Henri Heine, auquel il était redevable de la première inspiration, Gautier parle brièvement de l’exécution de Giselle par Carlotta. Il tient cette fois surtout à la « classer ».

« La Carlotta a dansé avec une perfection, une légèreté, une hardiesse, une volupté chaste et délicate qui la mettent au premier rang entre Elssler et la Taglioni ; pour la pantomime, elle a dépassé toutes les espérances ; pas un geste de convention, pas un mouvement faux ; c’est la nature et la naïveté même… »

Quelques mois plus tard Gautier suivra Giselle à Londres pour se faire l’écho de son triomphe. Ce sont les qualités d’émotion et de pathétique, propres à Carlotta qu’il exalte à propos de La jolie fille de Gand, œuvre de Saint-Georges et Adam, cauchemar romantique frisant le macabre.

« Que Carlotta Grisi dansât parfaitement ses pas, cela n’était douteux pour personne : elle est à présent la première danseuse de l’Europe ; mais on aurait pu craindre que les scènes dramatiques et violentes du livret, conçu tout en pantomime, ne convinssent pas à sa nature simple et poétique. Elle a dépassé toutes les espérances… Sa sensibilité pénétrante, son énergie dans les scènes à situation, sa terreur si vraie et si pathétique sous la malédiction paternelle n’ont rien laissé à désirer. »

En ce qui concerne la danse, Gautier ne tarit pas : « Il est impossible de danser avec plus de perfection », telle est en termes généralisés son appréciation du « métier » de Carlotta.

Deux ans après Giselle il lui est donné encore une fois de collaborer avec la Grisi sur la scène de l’Opéra. Avec la Péri il tente, vainement du reste, de battre en brèche la nouvelle tradition du « ballet blanc » en faveur d’un Orient authentique et coloré. C’est néanmoins une nouvelle réussite pour Carlotta, réussite que conte Théophile Gautier dans son feuilleton-missive, cette fois-ci adressé à Gérard de Nerval, qui a quitté Paris pour le Caire.

« Le Pas du songe a été, pour Carlotta, un véritable triomphe… À la fois correcte et hardie, la danse de Carlotta Grisi a un cachet tout particulier… Être neuf dans un art si borné ! Il y a dans ce pas un certain saut qui sera bientôt aussi célèbre que le saut du Niagara… Au moment où la vision va finir, la Péri se laisse tomber du haut d’un nuage dans les bras de son amant.

« Si ce n’était qu’un tour de force nous n’en parlerions pas ; mais cet élan si périlleux forme un groupe plein de grâce et de charme ; on dirait plutôt une plume de colombe soutenue par l’air qu’un corps humain qui se lance d’un plancher… »

Mais Gautier ne quitte Le Pas de l’ombre que pour combler des plus hauts éloges le Pas de l’abeille, cette suave et chaste transposition d’une vision d’Orient ardente et lascive. Qui s’étonnerait, étant donné l’envoûtement produit sur le bon Théo par la bouche enfantine, les yeux de violettes, l’harmonie sans effort de la danse, de voir l’image de Carlotta fleurir tant de pages de l’œuvre formidable et parfaite du poète.

Évidemment ces nombreuses créations d’auteur dramatique se dévouant au ballet, ses jugements sur tant d’interprètes fameux d’œuvres quelquefois oubliées se prêteraient à une étude infiniment plus vaste et que nous nous réservons. Je n’ai voulu en ces notes brèves qu’encadrer de renseignements essentiels quelques-unes de ces pages étincelantes et fluides qui font du poète d’Albertus l’un des classiques de la critique de ballet, ce métier littéraire si pauvre en chefs-d’œuvre.

Le ballet romantique lui doit de survivre glorieux à tous les oublis et à tous les mépris.

André Levinson.