19 mars. Le cas des Sakharoff.
Ce que je préfère chez les Sakharoff c’est décidément l’article de M. Émile Vuillermoz reproduit dans leur programme, car on ne saurait mieux dire. Ainsi le passage sur les danses du grand siècle, étonnant entre tous, nous montre le rythme et la configuration même du mouvement chez le danseur épousant la ligne musicale dans un parallélisme quasi absolu. Or, dans cette « prose dansée » du critique, les coupes et les modulations de la phrase traduisent le mouvement chorégraphique d’une manière si concrète que l’on croit voir la démarche élastique, le genou fléchi, les petits pas frappés et tendus d’Alexandre Sakharoff, toute cette promenade cérémonieuse et ironique. En se servant de certaines réalités, de quelques observations prises sur le vif, le grand critique créa la légende des Sakharoff, le type idéal du danseur-musicien. Cette magnifique fiction est, il me semble, de moitié dans la renommée des Sakharoff.
Ces derniers sentirent cependant le danger dont les menaçait cette formule qui leur conférait le titre de musiciens et ils cherchent à s’en échapper en affirmant la priorité, dans leur art, de l’invention et de la réalisation plastiques, en s’attribuant de plus un entraînement gymnastique qui me semble, d’ailleurs, purement imaginaire. On les a dit traducteurs ; ils se voient créateurs.
J’ai longuement cherché à définir cette espèce de malaise, cette résistance intérieure que j’éprouve chaque fois qu’il s’agit de revoir les Sakharoff. Leur art ressort à une culture intellectuelle et artistique peu commune, diverse, complexe. Les éléments de style, les rappels et les suggestions historiques sont utilisés avec dextérité. Ils ont glané partout et se sont parfumés des plus rares arômes. Leurs nombreux emprunts, ils les ont tranformés par l’ironie ou le pittoresque. Leurs costumes comme leurs danses sont pleins de petites choses curieuses, burlesques ou élégantes : la perruque démesurée dans Couperin, la carrure du port de bras renversé dans la Danseuse de Delphes.
Eh bien ! jamais devant ces morceaux savamment rapportés, devant cet agencement méticuleux, laborieux des détails, je n’ai la sensation d’une chose organique, complète, d’un grand jet d’inspiration, d’un grand rythme intérieur extériorisé par le mouvement. Je n’ai pas la sensation d’un style, — car qu’est le style sinon la conformité de l’exécution avec le geste intérieur ? J’ai celle d’un travail obstiné et stérile de stylisation. Ces danses n’ont pas l’allure franche du grand art ; c’est là de l’art appliqué, du fignolage et du plaquage. L’universalité même de leurs motifs déconcerte et impatiente. Mme Clotilde Sakharoff se tire fort bien d’une danse américaine ; elle projette sa jambe très haut dans le temps « classique » du chahut ; son costume est plaisant, ses jeux de physionomie piquants et discrets. Mais elle disparaît devant une Nina Payne, voire une Marion Ford, qui s’expriment dans le même langage de formes — mais qui est leur langage spécifique. La Valse romantique, si séduisante d’attitudes et de costumes, mais si étriquée, si inconsistante dans son exécution sans ampleur — car on ne valse pas en scène sans sauter et glisser — peut apparaître plausible si l’on n’a jamais vu valser une Karsavina et un Nijinsky dans les Sylphides. Or, la technique des Sakharoff est une discipline purement factice, ou plutôt feinte. Ils font semblant de danser et ceci prête à la confusion. Ils ne nous apportent aucune conception d’art mais un choix varié de succédanés. Voici je crois ce qui m’oppresse et m’irrite dans les tentatives de ces célèbres danseurs, que je tâcherai pourtant de revoir. Mais quelle fut ma joie quand quelques instants plus tard, en sortant du music-hall, je pus encore voir, sur le tremplin du Moulin-Rouge les Aragonais Gomez danser admirablement, royalement, la jota paysanne de leur village. J’ai ressenti un bonheur immense à ce bain de soleil. Je me délectais à cette forte nourriture qui redresse l’âme et l’entendement. Et j’en conçus une aversion presque insurmontable pour les soufflés à la vanille et les condiments sucrés dont je venais d’avoir une part bien servie.
Cette antithèse mérite d’être développée. Aussi j’y reviendrai. Mais il ne faut pas qu’on m’attende pour aller voir les Gomez.