7 mars. Spectacle de danse de Mlle Brociner.
Vendredi, jour qui depuis un certain temps semble tout particulièrement propice à la danse, nous avons assisté à une matinée de danse donnée dans la presque intimité de la Comédie des Champs-Élysées ; une inconnue, Mlle Anna Brociner, y fit ses débuts. Son programme musical nous avait séduit mais surtout inquiété. Car bien souvent l’on nous gave de friandises sonores pour nous faire avaler des fadaises chorégraphiques ! Eh bien, ces appréhensions ont été vaines.
C’est une toute jeune fille que Mlle Brociner ; elle est roumaine ; cependant ses yeux en amande son nez mince et un peu busqué, ses sourcils finement fusinés sont autant de caractères de la beauté sémitique. Elle danse, dans un joli costume populaire aux tonalités atténuées, sur des airs polonais de Tansmann. Musique fluide, au rythme divers ; rien de ce martèlement obsédant et des carrures monotones propres au folklore dansé. Mélodies qui naissent, s’exhalent et se meurent dans un imperceptible soupir. À cette ligne rythmique ténue, entrecoupée, ondoyante, Mlle Brociner adapte sa danse avec un sens musical très sûr. Sa danse, car effectivement elle danse : chose inédite, inouïe à ces Vendredis où toutes les impuissances viennent faire la roue devant les badauds. Dès les premières mesures, j’identifie la danseuse classique malgré la nudité des jambes chaussées de mules sans rubans, malgré l’absence des temps sur les pointes. Elle s’attache à s’interpréter les caractères rythmiques de Debussy ou de Bela Bartok, à cristalliser leur lyrisme en des formules plastiques. Non uniquement par le geste significatif mais surtout par le dynamisme vivant du mouvement. Ce mouvement est ample et désinvolte car la danseuse est tournée en dehors. Volontiers elle utilise, sans presque les transposer, des temps d’exercices à la barre, détirés ou grands battements ; et ces éléments de discipline scolaire servent de base à une imagination plastique naïve et subtile en même temps. Mlle Brociner n’a certes pas l’autorité d’une danseuse complète. L’envergure d’un rag-time de Stravinsky la dépasse, mais je retiens la Puerta del vino de Debussy ; Le Printemps, de Darius Milhaud, toutes les pièces du charmant Tansmann.
Cette jeune fille, et c’est là l’essentiel, pense par images plastiques et elle est outillée pour les réaliser. Sa forme est encore rudimentaire et son métier souvent hésitant. Qu’importe ! Il faut que jeunesse se passe. Mais, dès à présent, sa place n’est pas parmi les incurables, clientèle ordinaire des Vendredis de danse.