5 mars. Pour le ballet français. Ballets russes ; ballets français. — Une variation de « Sylvia ». — « Fox-Péri ». — Juliette Péri.
L’Opéra vient d’inaugurer une série de spectacles de danse par la reprise de Sylvia. Ce choix est bon ; par lui l’effort moderne tend à se rattacher à la tradition française, la seule viable à l’Académie Nationale.
M. Émile Vuillermoz a énuméré avec une bonhomie malicieuse, en parlant d’une création récente, les emprunts faits par l’Opéra aux Russes. Le fait est patent ; il est de plus assez grave. Car si les Russes sont susceptibles de faire un ballet français sans faillir à leur nature, les Français ne sauraient faire un ballet russe sans se trahir et s’amoindrir.
Le Russe a le génie des métamorphoses. Il revit en de nombreux avatars. Dostoïevsky, un jour, a tiré la formule de cette universalité.
L’âme russe, polymorphe et fluide, s’incarne sous d’innombrables espèces, s’adapte à tous les moules. Elle est, cette âme, spontanée et complexe, Fokine peut imaginer les Danses Polovtsiennes, car le vent des steppes asiatiques fouette son sang, Nijinsky a pu être le Spectre de la Rose, car il fut nourri du plus pur suc de la civilisation occidentale. En se dépouillant de ses caractères ethniques, le Russe fait valoir son humanité profonde et créatrice.
Ces caractères, le génie français les affirme sans d’ailleurs s’y confiner. Il ne s’isole pas. Mais l’apport étranger, il l’intègre, l’assimile, le résorbe. Un Poussin fait de la peinture française avec des paysages d’Italie. Un Watteau emprunte aux Flamands. Mais le maître de Valenciennes n’en est pas moins la quintessence d’une grande époque française. Molière prenait son bien où il le trouvait. Mais il ne se donnait pas. Il se mit à l’école de Tiberio Fiorillo, le fameux Scaramouche. Fût-ce pour introduire en France la comédie improvisée à l’italienne ? Plutôt pour doter son pays d’un art comique qui est, depuis, le sien, représentatif de son tempérament et saturé de son esprit.
Sans doute, l’art français, condamné à l’isolement, se serait étiolé. Il devait puiser au fonds commun. Mais, dans le choix de ses nourritures intellectuelles, un instinct vital infaillible l’a guidé jusqu’ici.
Dans le domaine du théâtre, la formidable révélation des saisons russes a secoué la torpeur qui avait envahi le ballet français. Disons-le : le prodige russe éclaira d’une lumière implacable le spectacle d’une complète déchéance.
Que restait-il dès lors à faire pour le danseur français ? Se camoufler en Russe ? Renchérir sur l’exotisme savoureux de Shéhérazade ou de Pétrouchka ? J’en doute. Une telle mascarade aurait été stérile. On pourrait au besoin créer une surface qui bientôt s’effriterait. Pourquoi ? Mais parce que cette floraison touffue dépérirait une fois déracinée ; parce qu’il y a incompatibilité entre les caractères créateurs des deux races ; parce qu’il faut un retour sur soi-même pour reconstituer un art de danse français. Car si un glorieux exemple stimule l’émulation, l’imitation dégrade et tue.
Considérons l’apport des Saisons russes non dans l’immense talent de leurs réalisateurs, mais dans la conception dont ils s’inspirent. Nous constaterons que les Ballets Russes agissent sur nous par la déformation voulue, dans le sens burlesque ou dans le sens décoratif, des styles traditionnels. Ils valent par l’ironie ou par l’outrance, par la parodie aiguë ou par l’ivresse sensuelle de la couleur. Ils greffent des sensations inédites et frappantes sur des notions périmées. Les résultats sont prodigieux.
Mais il y a une autre mission à remplir. Ne plus déformer avec génie mais former, créer des formes. Exprimer avec clarté les choses essentielles de l’âme. Rechercher non l’outrance passionnée mais la nuance ténue. Ne point s’enivrer de couleur : construire. Traduire par le jeu aisé et exact des lignes son rythme intérieur. Récupérer l’expression complète et normale de l’esprit national dans son mode plastique et dynamique. Reconstituer une discipline. Se connaître, se restreindre. Puis créer, car la France ayant, dans l’histoire donné à la danse son expression suprême peut être appelée à en déterminer la renaissance. C’est là, du moins, l’opinion du Russe qui écrit ces lignes.
Cependant l’on ne saurait restaurer en un tournemain une tradition méconnue, piétinée par le dilettantisme triomphant. La Sylvia de Mérante aura été un chef-d’œuvre de lyrisme élégant. La partition reste étonnamment vivante. Quant à la présentation actuelle du ballet de Delibes, elle apparaît assez blafarde ; nous la soupçonnons appauvrie, étriquée, erronée. La mise en scène, décors et costumes, semble revêtir d’un linceul poudreux cette chose pimpante et facile : la couleur morne et exsangue est celle d’un dessinateur : le faux rococo exquis de 1870 est remplacé par un pensum latin dicté par un maître d’école. Le style des danses est hybride ; le classique y est amoindri ; le moderne timide ; en style culinaire, c’est un chaufroid.
Dans cet ensemble un peu fade, un peu officiel, on trouve des pages admirables ; j’en signale deux. C’est, dans le pas des chasseresses, cette espèce de refrain plastique, répété par Mlle Zambelli sur une fanfare accompagnée d’un roulement de timbales ; quelques sauts de chat, brefs et fringants, suivis d’une pirouette. L’étoile vire en faisant tournoyer son arc au-dessus de la tête avec ce port de bras anguleux qui rend le mouvement cinglant, farouche, ivre d’ardeur guerrière. Puis, c’est la variation de Sylvia et d’Aminta, étourdissant presto sauté, battu, tourné dans une joyeuse et étincelante extase. Ces séries d’entrechats, interpolées de sissones, portent merveilleusement, exécutées simultanément comme elles le sont, par la ballerine et son danseur ; puis ce parallélisme se brise ; chacun recule vers l’extrémité d’une diagonale, y tourne isolément ; enfin ces deux tourbillons humains quittent leurs pôles respectifs ; le couple se reforme, s’enlace, les bras s’entrecroisent, et derechef un seul élan vertical enlève les deux corps.
Je ne sais si ces pas sont faits par M. Staats, qui a signé l’œuvre, ou sont calqués sur la version de Mérante. Si cette dernière supposition est justifiée, le restaurateur a fait preuve d’un éclectisme averti. Si la variation est de lui, il s’est montré capable des plus grandes choses.
Parlerai-je encore une fois de Mlle Zambelli ? Rare et précieuse nature s’exprimant complètement, parfaitement dans un beau langage classique. M. Aveline est très à son aise, dans le rôle du berger dans cette mythologie galante. C’est un parfait cavalier du xviiie , Lauzun ou Faublas, qui jette sa perruque et saisit une houlette à la grille du petit Trianon.
L’insuffisance chorégraphique de la Péri est aussi évidente que son charme musical. Deux thèmes alternant, luttant, se pénétrant, ont suffi à M. Paul Dukas pour établir sa partition. De même deux thèmes forment le fond de la pantomime de M. Staats : celui de la dévotion au Lotus, symbole de vie éternelle et celui de la Péri incarnant l’enchantement sensuel. Mais si chez le musicien ce dialogue se revêt de toutes les splendeurs de l’invention harmonique, s’amplifie par les timbres éclatants des instruments à vent, le débit du maître de ballet apparaît monotone et mesquin. Iskender fait et recommence le tour du plateau poursuivi par la Péri ou la poursuivant ; on dirait presque deux envoûtés du fox-trott parcourant méthodiquement le tremplin. La tentatrice exécute trois petits pas sur les pointes ; puis une génuflexion, et elle recommence. Ce n’est pas le fox-trott, rectifie un « académicien » du Claridge : vous avez décrit une « scottish espagnole » — sauf les pointes. Car nous ne faisons que de la demi-pointe…
Quel est donc, dans ce poème dansé, à peine dansé, le sortilège qui bannit l’ennui et suscite le rêve ? Le clair visage d’une toute jeune fille ; sous la petite tiare de la Péri, cet ovale allongé au menton volontaire, au nez droit et aux longs yeux étroits. Cette idole précoce a nom Mlle Juliette Bourgat ; selon la hiérarchie chorégraphique, c’est là un « petit sujet » — mais qui grandira. Sa technique est encore incomplète, le « dehors » insuffisant ; par contre, ses pointes sont fermes, endurantes ; de plus et surtout ses dons plastiques sont évidents et à travers une candeur encore juvénile de l’expression transparaît une personnalité naissante. On annonce la Khovanschtina ; je ne sais si l’on s’est déjà préoccupé de ces « danses des esclaves persanes » qui sont bercées par toutes les langueurs orientales. Mais je vois très bien Juliette Péri conduire, les bras entrelacés derrière la nuque et le torse ployé, la ronde languide des Persanes nostalgiques et pâmées.