(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 12 février. Pylade chez Roscius. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 12 février. Pylade chez Roscius. »

12 février. Pylade chez Roscius.

J’aperçois que certains de mes confrères, critiques dramatiques, n’ont que faire du Théâtre Kamerny, de Moscou. Ceux mêmes qui jadis ont failli être étranglés par Sarcey usent contre les intrus des arguments insidieux et de la feinte logique du tueur de cygnes. Ainsi le talent de Taïroff et de sa jeune compagnie, n’a sur la place de Paris ni cours ni change. Et l’on met en garde le public contre cette monnaie de singe.

Eh ! bien, si ceux de la comédie laissent tomber ces nouveaux venus déconcertants, ceux de la danse n’ont qu’à les ramasser. Et pour cela, nous n’aurons pas besoin de nous baisser. Nous revendiquons l’honneur de parler de cette troupe et de lui offrir salut et fraternité.

Certes leur culture n’est pas celle des danseurs, dans leur technique l’assouplissement acrobatique et la gymnastique dominent ; et dans des œuvres comme Phèdre, cette technique sert de support au débit des acteurs. Cependant avec eux, « charbonnier est maître chez lui », car il est maître de lui-même. Grâce à leur virtuosité corporelle, ces artistes font de la composition scénique un ensemble complet, cohérent, savamment équilibré. À chaque moment de la tragédie ou de la parade excentrique, ils réalisent, distribués sur les praticables ou emportés par une ronde rythmée une vision parfaitement construite, harmonieuse ou grandiose. Les mouvements de danse de Tsérételli-Marasquin ont une justesse, une désinvolture et surtout une ampleur, un parcours qui nous reposent de la paralysie partielle des comédiens ordinaires ! Et ce même Tsérételli, dans le rôle d’Hippolyte, monté sur ces patins qui l’exhaussent et l’héroïsent, commande à son mouvement une allure monumentale, le torse se portant avec puissance sur le genou plié.

Vous avez vu, dans les spectacles lyriques, s’affronter sans se confondre, deux races, deux humanités, deux entités antinomiques : les chanteurs, autant de poissons se débattant sur le sable et les danseurs nageant dans leur élément, ivres d’espace et d’harmonieuse exaltation. Vous avez vu, dans les théâtres où l’on parle le mouvement gauche ou guindé, toujours amoindri et incertain des hommes en veston et des hommes en chiton, toute cette misère plastique, tout ce néant dynamique. Or nous avons enfin un théâtre dramatique où le danseur, être placé « en dehors », peut mettre les pieds. Étoiles de la danse, saluez Mme Alice Coonen, la reine aux cothurnes d’or qui font rentrer la cheville de la jambe libre en une si adorable courbe. Vous montez sur les pointes, elle chausse le patin tragique. Ainsi vous êtes de la même taille ; vous êtes aussi de la même famille spirituelle. Car vous vous évadez par des chemins différents mais qui convergent, des réalités mesquines ; et vous affirmez votre humanité plus pure en dépassant les limites de la vie usuelle.

Certes, la danse classique reste l’expression la plus haute du génie chorégraphique d’Occident. Son dynamisme abstrait et sa plastique absolue se suffisent à eux-mêmes. Mais notre tradition comporte une lacune, nous manquons, pour le spectacle de danse d’un langage mimique, car la pantomime conventionnelle du ballet n’est qu’une grammaire pour sourds-muets. Et c’est ici que l’enseignement du Kamerny nous est précieux. Car ces moscovites de la dernière heure sont des mimes admirables qui impriment à l’émotion une forme définitive.

Ce théâtre unique, nous avons tout lieu d’en prendre soin ; il est notre débiteur. Ce qu’il nous rend magnifiquement, c’est notre dû. Car Taïroff n’a eu pour se guider dans sa recherche du comédien intégral, qui sache couler son émotion dans une forme impeccable et solide, qu’un seul exemple salutaire : celui du ballet. Et c’est dans le principe même de notre art prétendu périmé que cet homme d’aujourd’hui a pu trouver la confirmation de ses plus téméraires espoirs. La pourpre royale de la Phèdre russe s’incline devant le tutu de blanche tarlatane !

Je vois d’ici venir les rieurs. Ce sont donc des danseurs que vos fameux Russes. N’est-ce pas, d’ailleurs, d’un Russe déçu Phèdre que me vient cette formule irrésistiblement drolatique : le Kamerny, ce ballet de Lénine ? Eh ! bien soit, ils dansent Phèdre si vous y tenez et si vous voulez attribuer à ce mot son ampleur antique. Ils la dansent comme le jeune Sophocle dansa les Perses, d’Eschyle ; comme l’officiant danse devant l’autel le Mystère du Saint-Sacrement. Et l’audacieuse création de Phèdre à Paris est bien l’offrande du jongleur russe à Notre-Dame de France.

Quant à moi, en exaltant l’effort de ce théâtre héroïque et fantasque, je crois rester fidèle aux idées du grand critique français qui a dit : « Je suis quelqu’un pour qui le monde visible existe ».

Et qui sait si cet autre maître vénéré, dont on va fêter après-demain le centenaire, n’aurait pas consacré à ces « clowns » dédaignés une de ses Odes funambulesques ?