12 février. Pour un répertoire.
Désirant nous associer à la commémoration du grand compositeur de danse que fut Édouard Lalo et devant la carence de l’Académie Nationale, nous nous sommes rendu l’autre soir à l’Opéra-Comique ou M. Ruhlmann conduisait la suite de Namouna. Nous avons goûté l’âpre saveur de cette partition si virile, si éclatante de sonorités colorées et surtout si saturée de rythmes saltatoires. Nous n’avons pas été seuls, mon cher Linor, à voir distinctement d’imaginaires figures de danse surgir de l’orchestre ; il y avait dans la salle une main nerveuse qui se crispait de convoitise, d’impatience ou de colère, deux yeux sombres qui dardaient : ceux de Carlotta Zambelli.
Voilà plus de dix ans que l’Opéra a laissé tomber Namouna, reprise jadis parla direction Messager. On aurait dû profiter du centenaire pour renflouer ce chef-d’œuvre. Certaines dates mémorables, certains retours périodiques exercent sur le public un prestige magique. On peut risquer à la faveur d’un extrait de naissance, daté de 1823, une reprise que l’infortuné, né vers 1833, devra attendre dix ans. C’est ainsi qu’avant peu on verra tout le monde scander la Prière sur l’Acropole et citer le Roseau pensant et l’on ne songera plus ni à Pasteur ni au « bon Théo » ; ils ont eu leur tour !
L’Opéra, nous dira-t-on, n’a que faire d’un ballet en trois actes ! Sylvia, cette merveille de goût et d’imagination, n’est plus jamais affichée à cause des vacances d’un soprano léger qui chantait L’Enlèvement, de Mozart. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où l’on se décidera à redonner des spectacles intégralement consacrés à la danse et qui ont fait fureur l’année passée. Si, pour voir danser, il faut absolument avoir entendu chanter pendant deux heures et demie, pourquoi n’a-t-on pas songé à détacher tout au moins l’épisode fameux de la foire en le complétant par la sérénade et d’autres fragments ? Mutilation ? Impiété ? Hypocrisie que tout cela ! Il vaut mieux, somme toute, rudoyer un peu une gloire que de l’enterrer vivante. Et l’on a fort bien amputé Coppélia d’un acte très beau ! Bien présentée, avec un effort de mise en scène adéquat à la valeur de l’œuvre, La Foire de Corfou aurait pu devenir le Petrouchka français !
Ainsi, on a commis une erreur grave. Car il ne peut être question dans ce cas de manquement volontaire. Le stoïcisme souriant avec lequel M. Jacques Rouché assume la lâche redoutable de diriger, à l’époque des « deux décimes », le plus dispendieux au monde des théâtres de cour, le met au-dessus des reproches. Son attitude envers les jeunes mérite notre admiration affectueuse. Il refuse de sacrifier les droits d’un Ravel, d’un Paul Dukas, d’un Albert Roussel aux plus grandes gloires défuntes. Il lésine sur Delibes et tourne le dos à Aldophe Adam ou à Auber. Mais, chaque sou épargné, il le glisse dans la tirelire de Florent Schmitt ou de Debussy. J’aurais pu cependant citer deux ou trois œuvres récentes, mais bien anodines, bien fades, bien inutiles, qui encombrent le répertoire sans pouvoir se maintenir au programme.
Ceci dit, constatons qu’un répertoire de ballet n’existe pas à l’Opéra. Gabriel Boissy a exposé ici même le plan de transformation et de rajeunissement inauguré à la Comédie-Française. Un fonds national composé de biens impérissables devait être de même constitué à l’Opéra. Le ballet a ses classiques comme la comédie, comme la poésie. La Péri de Gautier et Coraly a droit de survivre à l’instar des Orientales et du Massacre de Delacroix. Il y a dans la Source des pages de Delibes qui valent une ode funambulesque de Théodore de Banville. Un Jules Perrot, créateur d’Esméralda ou un Saint-Léon qui fit Néméa sont des maîtres français comme Berlioz ou Carpeaux. On pourrait d’ailleurs, pour les choses du Second Empire dont la vogue est si grande, consulter les survivants, recueillir des souvenirs. Fokine est venu, en 1921, danser à l’Opéra sa Marquise sur la musique des Petits riens de Mozart. Il paraît qu’il fit merveille. Mais sait-on que cette musique a été faite à l’intention de Noverre, le « Shakespeare de la danse », le plus grand des maîtres français et qu’il n’est pas impossible de reconstituer l’action de la pièce originale ? Et n’est-ce pas encore une étoile étrangère, la Balachova, qui tenta de ressusciter, avec des moyens de fortune, cette Fille mal gardée, créée par Dauberval, et qui s’apparente à ces modèles du rococo : La chercheuse d’esprit ou une sanguine de maître Frago ? Décidément il faudrait, après un classement consciencieux, un effort de longue haleine, réparti sur autant d’années qu’il serait nécessaire, exécuté avec méthode, pour la création d’un répertoire de danse. Et nous pourrons alors entendre et même voir Namouna sans bouger de l’Opéra.