(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 5 février. Les périls du music-hall. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 5 février. Les périls du music-hall. »

5 février. Les périls du music-hall.

J’ai l’habitude d’assister aux spectacles de music-hall dans un recueillement béat, avec une curiosité candide que rien ne saurait lasser. Cependant, plus le tour de la danse approche, plus une appréhension trop justifiée me crispe. Le danseur pourra-t-il affronter la rivalité formidable des attractions ? On vient d’applaudir une jeune femme en maillot pailleté qui, suspendue au trapèze par un crochet qu’elle serre avec ses dents, « fait la toupie » en virant sur elle-même avec une rapidité toujours croissante. Le danseur osera-t-il, à la suite, tourner à terre ses huit ou douze pirouettes ? Trois chiens de Pepino sont lancés à fond de train sur la barrière de la piste ; un quatrième, galopant dans la direction contraire, saute en un bond allongé le triple obstacle mouvant. L’intention burlesque mise à part, cette prouesse de quadrupèdes est saisissante quant à son dynamisme impétueux, voire grandiose. Que le danseur s’enlève dès lors à un mètre pour l’entrechat, et cet entrechat soit un entrechat-dix, ce haut fait saurait-il s’imposer au public ? Sans doute, si c’est là un artiste complet qui condense dans son numéro les ressources spécifiques de sa maîtrise, qui met les éléments de son métier au service d’une conception logique et forte. Mais tout le monde n’est pas Quinault, Argentina ou Nina Payne, Car ce sont justement les incomplets, mal outillés pour les grandes scènes lyriques, qui viennent le plus souvent chercher des compensations au music-hall. Et pour ceux-ci il n’y a qu’un moyen de salut : un naturel spontané et sympathique, une personnalité scénique originale et vivante. Récemment j’ai vu danser à l’Olympia Mlle Maria Ley. Danser ? À peine, son métier manquant de précision et de vigueur. Et cependant il me reste un souvenir très net de sa vaporeuse blondeur. Mlle Ley se défend mal. Comment l’attaquer ? Elle avoue n’être que faiblesse. Et elle dompte la critique. Elle tourne, bercée par la valse du Danube ; ses beaux bras accompagnent le tournoiement du corps et quand tout à coup elle laisse aller le poignet en ouvrant la main, elle n’est plus que la petite vague fraîche qui vient se briser au rivage de la rampe. Puis elle mime un menuet de Schubert ; une interprétation pathétique et passionnée aurait été ridicule. Les petites moues de soubrette, les déformations voulues et qui font saillir la grâce ingénue de Ley tirent l’artiste de ce mauvais pas. Sa « gueuse » en cheveux qui transpose un « succès populaire » de Fortugé n’est qu’une archiduchesse qui a mal tourné. Et cela peut fort bien aller comme ça.

Mlle Paulette Duval s’essaie sur le plateau de l’Alhambra à un genre bien plus dangereux : l’imitation ethnographique très poussée. Un pastiche de l’Espagne, une Espagne postiche. Et pourtant l’effort est très appréciable. La draperie-décor, certains costumes pleins de goût, ces guitaristes alignés, leurs cris un peu trop enthousiastes, les « r » gutturaux, les « h » âprement aspirés créent une ambiance. L’exécution de Mlle Duval est savante, habile, bien observée. La traîne de la robe jaune se déroule en volutes magnifiques, les bras ondulent provocants, les talons scandent le rythme avec justesse… Et cependant tout cela apparaît stérile ; inutile beauté ! Le génie de la race est absent de cette copie consciencieuse ; et en regardant faire Mlle Duval, je ne peux m’empêcher de songer à d’autres sourires et d’autres cambrures, à des bras qui s’ouvrent lentement, en un mouvement décomposé en dix temps, et qui vous fascine, à des pieds qui font vibrer le plateau comme le bois d’une guitare et qui, se posant sur une cape, en font un « reliquaire »… Danseuses, méfiez-vous de vous mêler aux « cosas de España » !

C’est encore à l’Olympia que j’ai vu Mme Yurieva. C’est une jeune femme grande et belle qui exécuta le fameux adage du Cygne et plusieurs danses de caractères composées avec l’utilisation de pas classiques. L’impression a été indécise ; cela s’annonçait bien, puis cela se gâtait. Et vous m’en voyez navré. Voici pourquoi. J’ai vu Mme Yurieva il y a quelques années ; elle n’avait pas de technique. Elle en a une aujourd’hui et je me rends compte du travail courageux qu’il a fallu pour s’astreindre, après tant de succès éclatants et faciles, à une discipline implacable et ardue.

Or, cette technique acquise tardivement est vigoureuse dans certains détails mais incomplète, incohérente et souvent défectueuse. Figurez-vous une grammaire qui fourmillerait de solécismes. Mme Yurieva exécute une longue série de pirouettes à la grande seconde, bel enchaînement plutôt masculin, d’une grande allure. Mais dès le troisième tour, la jambe mal placée en dehors, dégagée trop bas, descend ; la cuisse tombe, entraîne le genou, puis la pointe — et voilà toute notre joie gâtée. C’était d’ailleurs un début ; nous irons redemander à Mme Yurieva, quand tout se tassera, ses pirouettes. Je me tais sur son danseur ; n’ayant pas daigné répéter, il n’a pas droit à une critique.