(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 22 janvier. Prose morose. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 22 janvier. Prose morose. »

22 janvier. Prose morose.

On doit être préoccupé à l’Académie de danse… La jeune Cydalise languit, s’étiole comme cette autre Cydalise, la grisette diaphane qu’aima Théophile Gautier aux jours bénis de l’impasse du Doyenné et qui, à vingt ans, mourut dans ses bras. Le souffle de la pièce faiblit dès le second tableau et, vers la finale, halète. Au premier examen on n’y comprend rien. Le succès de la générale a été éclatant ; maints snobs jusqu’alors irréductibles admirent ce soir-là l’existence du ballet de l’Opéra. L’humour délectable des harmonies imitatives, la vivace et subtile contexture rythmique semblaient assurer à la partition de M. Pierné une carrière longue et heureuse ; quant à l’ingénieux et poétique livret il pouvait fort bien durer jusqu’à la centième. S’il en est ainsi, à quoi s’en prendre ?

À la conception chorégraphique. Non à la qualité de l’ouvrage, mais au parti pris du réalisateur. Celui-ci n’a pas abordé le problème de danse franchement, sans détours. Nous avions constaté dès le premier jour que Cydalise était en somme une pantomime mesurée, une comédie en musique où tout mouvement de danse ne se produit qu’en fonction de la donnée dramatique. Les thèmes de danse, les développements dynamiques sont rares et sommaires. Le « pas des lettres » que danse Mlle Zambelli ne survient qu’à la fin du spectacle, quand l’attention du spectateur est lassée par mainte longueur. Or la diction de l’artiste est si admirablement articulée qu’on croit l’entendre parler. Mais, au fait, pourquoi ne parlerait-elle pas ? Pourquoi réduire cet épisode tout à fait concret à une expression uniquement mimique ? Cependant il ne faudrait jamais danser ce que l’on pourrait dire.

Ne demandons à la pantomime que de fournir pour le spectacle de danse une armature solide mais très légère, et ce spectacle sera viable. Stendhal, adepte fervent de la pantomime mesurée de Vigano, raillait volontiers l’absence d’exégèse psychologique dans le ballet français. « Un berger, disait-il à peu près, offre un ruban à une bergère et l’on danse à propos de ce ruban. » Formule admirable ! Car il ne faut même pas de ruban pour danser, pour libérer, pour exalter l’esprit chorégraphique, le génie du mouvement organisé, l’imagination plastique, l’ivresse motrice. La danse, jeu divin, divertissement désintéressé où l’être se dilate, s’ouvre, se tourne « en dehors », voilà la matière, la raison d’être du ballet.

Or le metteur en scène de Cydalise s’est méfié des ressources de la danse. Il a en somme remplacé le grand style classique par des effets de stylisation, étouffé le mouvement sous le costume, l’essentiel sous l’accessoire. Mais un spectacle ne peut pas durer uniquement par son agencement décoratif. La façade s’effrite, puis s’écroule — et l’on découvre le trompe-l’œil : il n’y a rien derrière. Combien l’on préfère à ces splendeurs factices ces églises romanes comme l’on en voit en Italie et dont la brique rouge à découvert attend vainement depuis six siècles son revêtement de marbre multicolore. Rien dans un édifice comme le San-Zeno de Vérone ne trouble la disposition harmonieuse des surfaces. La nudité même devient vertu suprême quand elle fait resplendir l’esprit.

J’ai revu hier cette transposition classique de la tarentelle qu’est le ballet de Roméo. Tout, au point de vue réaliste, prête au ridicule dans cet épisode de « ballet blanc » introduit en plein Shakespeare. Le poncif du décor et des costumes est évident. Et cependant quand Ricaux survole comme un grand oiseau planant très bas sur la surface du plateau (car c’est l’envergure qu’il recherche et non la hauteur du saut), quand l’étoile, enveloppée dans une trombe de jetés en tournant et de déboulés, décrit autour de la scène le cercle magique du « manège », le public est ébloui, entraîné, puis conquis.

L’esprit élémentaire de la danse, sa vertu spécifique le captivent. Et cependant on a vu et revu Roméo des centaines de fois. Mes conclusions ? Cette vérité de La Palisse : pour qu’un ballet vive il faut avant tout que l’on y danse. Et je persiste à croire qu’il y a amplement matière à un ballet dansé dans cette Cydalise qui bénéficia d’un si beau départ.