15 janvier. Trois vedettes.
En rédigeant le communiqué chorégraphique de la semaine, il sied de citer à l’ordre du jour M. Paul Franck, directeur de l’Olympia, pour avoir bien mérité de la danse ; chargé d’un commandement difficile, il n’a cessé de faire preuve de courage et d’un esprit d’initiative peu commun. Il a gagné du terrain en faisant figurer au programme de son spectacle trois vedettes de danse. Ceci pour l’intention ; quant à la réalisation du « gala », elle n’a pas été sans déboires.
Mlle Isabelita Ruiz est une magnifique créature, à la beauté prenante et provocante, mais nous n’aimons pas son style. Car, à la base de son exécution, nous trouvons l’appétit effréné du succès ; elle pactise avec les instincts du public et leur sacrifie la grande tradition ancestrale.
Récemment, à Séville, Manuel de Falla a organisé un concours de chants andalous ; les « cantaors » amateurs se sont associés pour maintenir intactes les méthodes vocales de leurs pères et pour réagir contre l’attitude des professionnels qui déforment sans scrupule ce qu’il y a de plus précieux dans cet art de terroir. Mais il n’y a personne pour défendre la danse espagnole, antique comme les exploits du Cid, fécondée à deux reprises par l’apport de l’Orient. Eh bien, pour la sincérité et la pureté du style, j’ai plus de confiance en n’importe quelle petite gitanille de l’Albaïcin, laideron basanée et pouilleuse, qu’en cette étourdissante Mlle Isabelita. Que nous sommes loin avec elle de cette sombre ardeur, de cette absorption dans la danse que nous retrouvions encore chez ces somptueuses et décoratives danseuses de la génération de Maria Guerrero ! Du noble langage espagnol, la Ruiz tire une sorte de « petit-nègre » chorégraphique ; elle pratique ce déhanchement provocant des « colored ladies » américaines. Avec elle, l’allure indiciblement hautaine et passionnée — qui a fait Gautier admirer Dolorès Serrai et Manet peindre Lola de Valence — se diminue, s’encanaille — je risque le mot.
Mlle Saint-Mahésa est une grande illustration d’outre-Rhin. Il n’y a pas de livre allemand sur la danse — sauf celui du charmant Oscar Bie — qui ne lui consacre mainte page enthousiaste et qui ne donne la reproduction de ses costumes et de ses attitudes. Ceci nous paraît plausible en Allemagne, qui est essentiellement le pays sans ballet comme l’Angleterre, et est, selon l’un des plus brillants chroniqueurs viennois, le « pays sans musique »
. Car l’effort de Mlle Saint-Mahésa porte plutôt sur des recherches de mise en scène, sur la stylisation des attitudes, sur le pastiche d’œuvres plastiques que sur la danse proprement dite. Sa physionomie est originale, mais son exécution très pauvre et sans beauté, ses costumes prétentieux et sans charme. Les évocations exotiques sont aussi arbitraires qu’incomplètes, et nous avons vu avec étonnement des mouvements caractéristiques de l’Extrême-Orient figurer dans des danses indiennes de l’Amérique. On s’étonne encore de voir toutes ces élucubrations pesantes, cette documentation laborieuse, tout ce sérieux et toute cette conviction aboutir à une telle vacuité du fond et à un tel néant de la forme. Pourquoi faut-il qu’on attribue une valeur d’art aux danses où l’élément dynamique et rythmique est ostensiblement sacrifié à des préoccupations « extrachorégraphiques » tandis qu’on hésite à faire confiance à la danse pure, dépouillée de tout apport étranger à sa nature ?
Cependant, un troisième « numéro » est venu mettre fin à nos doléances : celui des « steppeurs » nègres Douglas et Jones. L’un des deux n’est évidemment qu’un médiocre, au sens musical douteux. Mais l’autre, celui qui arbore le large pantalon de l’« excentrique » et une énorme chevelure à la Pichel, est un danseur prodigieux, à l’humour puissant et concentré, à la technique magistrale. À le voir marquer la mesure d’un pied, en faisant glisser l’autre, inerte, paralysé, on est pris d’une gaîté irrésistible ; puis, par des écarts inattendus et des chutes feintes et évitées au dernier moment, il brise le rythme uniforme du « step » qu’il renouera l’instant après avec une parfaite désinvolture. M. Jones (si ce n’est M. Douglas) cache sous son masque couleur de cirage avec les lèvres peintes en blanc, l’un des meilleurs danseurs fantaisistes que je connaisse.