13 janvier. « Cydalise et le Chèvre-pied ».
Il est bien rare que l’auteur d’un ballet fasse œuvre de poète. Si, par hasard, un livret n’est pas l’adaptation arbitraire et mesquine du bien d’autrui, c’est donc l’élucubration incohérente d’un maître de ballet à court de sujets empruntés. Seul un Théophile Gautier a su, dans Gisèle et La Péri, élever la fiction chorégraphique à la dignité d’un genre littéraire. Or, le « programme » de Cydalise et le Chèvre-pied, dont l’écriture élégante se laisse — chose peu commune — aisément déchiffrer par le spectateur, est un poème badin et lyrique d’une capiteuse, d’une fruiteuse saveur. Dans ce gobelin à sujet galant et champêtre, l’humour vient à tout instant mêler ses fils d’or à la trame colorée de l’action. Elle est, cette action, vivace et contrastée, établie sur un « dualisme » aussi simple que fécond en jeux scéniques. C’est la folle équipée du jeune faune Styrax qui s’éprend de la danseuse Cydalise mais que les voix de la forêt rappellent à son existence de génie élémentaire. Ainsi, le Jardin et la Prairie, Le Nôtre et la nature, le rythme de la civilisation la plus factice qui fût et la pulsation véhémente d’une vie primitive sont juxtaposés dans le conte dansé de M. Robert de Fiers et du regretté G.-A. de Caillavet, conte où la mythologie galante et pomponnée d’Isaac de Benserade s’allie audacieusement à l’énorme verve bouffonne du Malade imaginaire.
Serait-ce donc là un tableau des mœurs du Grand Siècle, l’évocation d’un milieu précis ? Ou bien la reconstitution laborieuse d’un spectacle sous Louis XIV ? Que non ! On ne nous a offert ni le commentaire savant d’un archiviste-paléographe sur les mémoires du duc de Saint-Simon ni un manuel pour reconnaître le style Mansart.
Les auteurs de ce ballet éperdument fantaisiste, rêveurs rétrospectifs, amoureux fervents mais frivoles d’un passé violent, jonglent avec l’anachronisme et se délectent au paradoxe historique. Ce qui, pour eux, importe, c’est la grâce des choses fanées, leur malicieux et mélancolique sourire ; ce n’est pas le vase, mais le parfum ; ce n’est pas la vérité austère, mais la splendeur imaginaire ; ce n’est pas la statue étiquetée du musée, mais le torse charmant qui s’effrite sous le lierre. Si l’aventure apocryphe de Styrax ne pouvait figurer décemment dans un volume de M. de Nolhac sur le château de Versailles, M. Bréot, homme curieux et oisif, l’aurait consignée dans ses Rencontres, avec l’assentiment de M. Henri de Régnier, son précepteur en « libertinage ».
On ne saurait, sans la fausser, appuyer lourdement sur cette chose légère, facile, fragile, qu’est le ballet de Cydalise. J’ai cependant une observation à formuler sur l’agencement de l’action — ou plutôt une variante à suggérer. Si l’élément spontané, naturel, candide, incarné dans le personnage de Styrax, s’épanouit avec plénitude, l’allure guindée et cérémonieuse des courtisans ne donne lieu à aucune tentative d’interprétation chorégraphique. Cependant, on aurait pu opposer à « l’impromptu dansé » de Styrax, décousu, nonchalant, impulsif, la préciosité et la régularité d’un menuet de cour. Il fallait, peut-être, susciter à Styrax quelque rival, ce qui aurait amené un duel de danse entre chèvre-pied et talon-rouge. N’y a-t-il pas là le fond d’un pas de trois fait pour corser l’action ?
Mais nous voilà en pleine chorégraphie. La plupart des danses réglées par M. Staats avec cette inspiration souvent heureuse mais intermittente et fragmentaire qui lui est propre appartiennent au genre du « pas d’action » — qui est une pantomime mesurée à base d’exécution classique. Les épisodes proprement chorégraphiques sont rares et brefs. Au début, les évolutions rythmées des dryades et de la Source éveillent quelques appréhensions, mais leur ennui stylisé se dissipe à la marche des Aegypans. L’entrée de cette phalange de danseurs, au pas cocassement scandé, aux bras repliés et aux pouces détachés de la paume posée de profil à l’instar de Nijinsky dans L’Après-Midi, produit la plus vive sensation. Car cette parade délicieusement burlesque prouve qu’il nous est né un corps de ballet masculin jeune, discipliné, vaillant. La leçon de flûte interrompue par les frasques de Styrax est encore très heureusement conduite ; c’est désinvolte, pétulant, nouveau, en musique. J’aime un peu moins la leçon de danse — dont l’agencement est trop savant, trop symétrique — et cela malgré l’élégance fluette de Mlle Yvonne Franck, gouvernante des Nymphes. Une variation très bien dansée par Mlle de Craponne et qui comporte de forts jolis temps piqués et relevés sur la pointe, nous prive cependant de ce qu’il y a chez cette danseuse de plus personnel : son superbe bondissement. Puis, toute cette joyeuse cohue évacue la scène conduite par le vieux Faune qu’incarne ce bon M. Férouelle, dont l’inaltérable verdeur et la fougue comique s’affirmeront à nouveau dans le rôle du sultan des Indes. Styrax-Aveline reste seul, et alors un monologue dansé et mimé se déroule dont le langage chorégraphique s’apparente à la déclamation lyrique d’un Debussy et a été inauguré par Fokine dans Daphnis. Effronté, espiègle, naïf, insinuant et farouche, le chèvre-pied est joué par M. Aveline en parfait comédien. Mais ce maître danseur est obligé à lutter contre des difficultés irréductibles : torse trapu, parcours limité ; son pied, qui arbore le chausson fourchu, ne peut point fournir l’élan vertigineux du capricant Styrax. Cela fait que l’action paraît, par moments, languir. Le deuxième tableau — un spectacle dans le parc de Versailles — apparaît comme un amalgame savoureux de divers souvenirs « moliéresques ». L’Impromptu de Versailles et Le Malade imaginaire sont mis à contribution. Charmante, la répétition de danse où quelques jeunes gens s’entraînent en cabriolant et en pirouettant. Rien de plus spirituel que ces entrechats-six exécutés en souliers Richelieu à talons et à boucles, accompagnés par l’envolée des perruques, des manchettes de dentelles, des pans d’habits de cérémonie : voilà encore un anachronisme voulu et heureux.
Suit la représentation de la Sultane des Indes. Le pas des apothicaires armés de l’instrument de Molière a soulevé des observations. Je m’en console en songeant que Jean-Baptiste Lulli l’aurait dansé avec délices : seulement, il y aurait montré un sens du rythme bien supérieur à celui des interprètes de notre temps. MM. Marionneau, Péricat, Baron campent quelques figures de comédiens et de spectateurs bien dessinées. Mais l’entrée de Mlle Zambelli efface tout par ce rayonnement qui est l’apanage de la royauté chorégraphique et qui fait qu’on reconnaîtrait l’Étoile parmi mille danseuses de valeur. Ces pointes aiguës et fermes qui sortent du long pantalon transparent et bouffant de la Sultane, emprunté à Shéhérazade, font merveille. Un divertissement très bref nous permet à peine de reconnaître sous de superbes accoutrements de férie foraine Mlle Lorcia et Roselly, si diversement et si victorieusement souriantes ; d’applaudir, comme tout le monde l’a fait, la petite « turquerie » de Mlle S. Dauwe, et de découvrir, parmi l’essaim bariolé des suivantes de Cydalise, la pure et juvénile figure de Mlle Bourgat. Le dernier tableau nous apporte — avec l’intermède charmant du négrillon — un soliloque de Mlle Zambelli, la lecture des billets doux — où l’on voit que la ballerine a de l’esprit jusque dans les orteils ; songez à ces éclats de rire, répercutés par l’orchestre, mimés par les bras, marqués par les pointes agiles ! Suit un dialogue délicatement sensuel, où la rouée se pâme aux bras de l’ingénu, dialogue dont la contexture évoque Le Spectre de la Rose — et c’est fini.
Le succès s’annonce très vif ; et il n’a rien de forcé, de guindé, de démonstratif. Ce qu’on a vu n’est pas, sans doute, un chef-d’œuvre monumental et pathétique comme le sont une composition de Poussin, un groupe de Rude ou bien une tragédie cornélienne. Mais le ballet de Caillavet et de Fiers est une charmante chose française à la manière d’un biscuit de Sèvres, d’un tapis de la Savonnerie ou des Trois Sultanes jouées par Mme Favart.