8 janvier. Esquisse pour un portrait de Mlle Camille Bos. — les Ballets Léonidoff. — « l’automne » et les « chansons arabes ».
Pour étudier à fond l’exécution si subtile et la technique méticuleuse de Mlle Camille Bos, les occasions sont réellement trop rares. Coppélia en mai, deux ou trois fois Roméo, et Thaïs plus récemment, voilà tout ce qu’a distribué à l’étoile une direction bien parcimonieuse. Aussi avons-nous dû, pour donner une base d’observation serrée à notre jugement, la voir travailler à la leçon — quitte à projeter mentalement notre vision dans l’espace grandiose de la scène. Si cette transposition facilement fallacieuse demande une expérience assez longue des choses de la danse, j’avoue que le plaisir d’étudier cette sublime gymnastique dans un cadre dépouillé et même un peu maussade, en dehors des enchantements illusoires et tant soit peu barbares de la mise en scène, est l’un des plus vifs qu’on puisse imaginer. Sur le plateau de l’Opéra, l’abstraite et hautaine beauté de la danse classique se mêle trop souvent, quoique sans se confondre avec elles, aux lourdes et grotesques évolutions du chant, aux ineffables poncifs du spectacle lyrique. Le « texte chorégraphique » des ballets mêmes y est de nos jours réduit à son expression la plus simple ; les difficultés qui sont aussi des beautés sont soigneusement élaguées ; de cette façon, la plupart des rôles peuvent de confiance être mis entre toutes les mains. Aussi les heures passées à la rotonde de l’Opéra éclairée par des œils-de-bœuf aux vitres cassées ou dans le petit studio de Mme d’Alessandri comptent-elles parmi les plus heureuses d’une existence de critique.
Mlle Camille Bos porte très noblement sa petite tête aux yeux sans sourire, au front intelligent découvert par la coiffure lisse ; son cou assez long se rattache avec aisance à des épaules un peu tombantes pareilles à celles qui faisaient l’un des charmes singuliers des soirées de Compiègne sous l’Impératrice Eugénie et que Carpeaux affectionnait. Beaucoup de jeunesse — mais rien d’expansif, d’exubérant. Plutôt une tension de tout l’être, une préoccupation dans le regard : celle de l’élève modèle qui ambitionne la maîtrise ; au lieu de sourire aux applaudissements toujours très vifs, elle reste absente, fascinée par le désir de perfection. Elle ne vit pas encore en scène, désinvolte, oublieuse de l’effort ; encore elle exécute.
Or, pour beaucoup de choses, son exécution est celle d’une prima ballerina assoluta. J’ai vu d’elle un enchaînement, d’ailleurs simple, auquel je rêve encore. L’entrechat-cinq de volée y alterne avec l’entrechat-six ; un plié très rapide relie les deux temps battus. Après le premier mouvement où les jambes croisent devant et dont la trajectoire brisée, au nombre de segments impairs, rappelle le zig-zag saccadé de la foudre, l’envolée verticale de l’entrechat-six et sa descente planée nous charment plus que jamais.
Chez Mlle Bos, le brio du premier temps vaut l’ampleur, la netteté parfaite du second. Et les enchaînements de pirouettes : celles à la grande seconde alternant avec celles sur la pointe et le cou-de-pied ! Dire qu’il y a un siècle à peine Carlo Blasis — qui pendant cinquante ans devait dominer l’enseignement de la danse — considérait le changement de position en tournant comme une difficulté suprême ! Ayant pirouetté quatre fois à la seconde, il passait en attitude sur la demi-pointe, celle du Mercure de Jean de Bologne, et cette trouvaille le rendait ivre d’orgueil.
Décidément la danse classique n’est pas stationnaire ; elle est susceptible d’évolution. Il faudra absolument parler un jour de cette modification et de cette amplification de la technique qui ne cessent de se produire. Car aujourd’hui notre sujet immédiat a vraiment de quoi nous passionner par lui-même. Mais pour ne pas effaroucher le lecteur par des termes techniques ponctués d’exclamations, nous résumons en affirmant que tout ce qui est chez Mlle Bos batterie, temps sur les pointes, temps giratoires, apparaît admirable de vigueur discrète et d’élégance. Et ce n’est pas peu dire !
Reste l’élévation et l’adage. Ici j’avoue avoir vu des temps sautés en tournant enlevés avec beaucoup plus d’ampleur que ne le fait Mlle Bos. Et elle ne possède pas l’arabesque. Son torse très droit, voire un peu rigide, répugne à continuer, en se portant en avant, la ligne grandiose, vibrante comme une corde de harpe, qui va de la pointe tendue en arrière jusqu’au bout des doigts de la main tendue en avant ; comme chez Mlle Zambelli, l’attitude est chez elle infiniment plus complète, plus aiguë que l’arabesque. Et c’est le fait de la plupart des danseuses françaises, ou plutôt latines, l’attitude où la verticale de l’aplomb, passant par la jambe d’appui, est barrée par l’horizontale du bas de la jambe croisée, doit sa beauté tectonique au jeu des angles et des lignes brisées. Quant à l’arabesque, elle se ramasse en une ligne unique, flèche qui vire sur un pivot très court. Pour goûter pleinement l’attitude, il faut qu’elle se présente de face ; pour qu’une arabesque porte vraiment, il faut la voir de profil.
Cette constatation, que nous croyons inédite, peut être amplifiée. Tout ce qui est « terre à terre » et batterie, temps sur les pointes et entrechats, doit être observé de face. Les grands temps d’élévation, surtout les jetés, nous laissent mesurer leur ampleur uniquement vus de profil et de biais.
S’il en est ainsi, nous tendrons à croire que les étoiles du firmament latin doivent être le plus souvent envisagées de face, tandis que les danseuses slaves gagnent infiniment, vues de profil. C’est là une question de conformation ou, si l’on veut, de déformation anatomique.
Mlle Bos, puisque nous parlons d’elle, est parfaitement proportionnée. Mais pour qu’elle atteigne dans l’arabesque et l’élévation aux mêmes résultats prodigieux que nous avons constatés pour le reste, les rapports entre la longueur du torse et celle des jambes auraient du être modifiés. Or ce torse écourté et ses jambes allongées qu’il faut avoir pour être libellule, cygne ou sauterelle, nous les avons observés chez de nombreuses Russes — et chez une seule Italienne, la légendaire Taglioni. En France, il faudrait citer, en s’en rapportant aux gravures du temps, la malheureuse et séraphique Emma Livry.
Non, la danseuse française n’est pas faite pour escalader des cieux imaginaires ; il lui est donné surtout de fouler allègrement les fleurs du paradis terrestre.
Encore une fois, après ce long détour, revenons à Mlle Bos. C’est donc là une très belle artiste qui sera une grande artiste le jour où elle saura astreindre les divers éléments de son exécution à une unité plastique plus complète et où ce qu’il y a encore dans sa personnalité d’hésitant, de fermé s’épanouira en plein soleil.
De nombreux communiqués ont affirmé avec insistance que les critiques parisiens — sauf celui de Comœdia — ont été unanimes à louer les « ballets Leonidoff ». En proclamant ainsi que je suis seul à avoir raison, l’habile auteur dudit communiqué aura sans doute voulu me flatter. Malgré un tel excès d’honneur, nous ne nous sommes pas confinés dans cet isolement splendide ; nous sommes, au contraire, revenu aux « Champs-Élysées » pour voir le deuxième programme, étant respectueux de tout effort assidu. Or, si de nouveau on est unanime à louer, nous risquons encore une fois de rester isolés. Deux choses auraient pu nous gagner à cette tentative de nos hôtes italo-russes. On bien une exécution magistrale qui nous eût prouvé que les grandes traditions de la Scala et de San Carlo ne se sont pas évanouies — et je ne cite pas la scène romaine dont se réclame Mme Leonidoff, car je crois savoir que cette scène n’a jamais eu de tradition chorégraphique. À ce prix nous aurions toléré même un programme sans vie ni fraîcheur. Ou bien encore il nous fallait un effort audacieux, la recherche de formes d’expression inédites ; nous en aurions apprécié les intentions fécondes malgré toutes les défaillances probables d’une technique en gestation. Or, les ballets Leonidoff restent en dehors de cette alternative. Ils ont le tort de s’attaquer avec des moyens de fortune à des tâches que nous avons vu exécuter par des géants. Après la Bacchanale que lança il y a déjà quinze ans Fokine, on ne saurait s’accommoder de l’Automne qu’on vient de nous donner et nous nous rebiffons contre le pastiche de Cléopâtre dans les Chansons arabes ; car, depuis des années, cette même Cléopâtre nous poursuit, arrangée et déformée, de music-hall en music-hall.
De tous les ballets cités et de plusieurs autres, Mme Leonidoff est la protagoniste. C’est une personne assez belle mais ne disposant que d’une technique de dilettante et qui se trompe évidemment sur ses ressources. Est-ce à dire que nous voulons avec préméditation exclure du théâtre de danse tous les artistes de talent qui n’ont pas dès leur enfance profité des bienfaits d’une culture classique et complète ? Nous n’y songeons pas. Mais Mme Leonidoff ne nous paraît pas une nature. En faisant de la danse d’expression, elle mime l’émotion à froid. On résisterait difficilement au déchaînement d’un tempérament impulsif qui, brisant la loi théâtrale, irait par-dessus la rampe secouer les spectateurs dans leurs fauteuils. Mais l’agitation factice de la danseuse ne porte pas. Elle fait de la souplesse — et elle en manque ostensiblement. Elle imite une danse orientale — mais son torse apparaît lourd, ses bras durs. Seraient-ce là des défaillances fortuites ? Nullement. Car nous avons pu, pendant les entr’actes, admirer de fort belles photographies qui enregistrent des attitudes défectueuses et illogiques à souhait. Les décors de M. Aldo Molinari sont des toiles de fond traitées par à plats. Ces panneaux continués par des draperies faisant coulisses simplifient, sans doute, le montage d’une pièce, mais ne répondent à aucune formule plausible de mise en scène. Quelquefois les motifs sont heureux ; quelquefois aussi, comme dans le porche de Salomé, ils frisent le ridicule — et de près. Le choix des matières musicales est fort honorable — si toutefois il est honorable d’utiliser l’ascendant de grands musiciens défunts pour corser l’intérêt de cette chorégraphie « second hand », comme dit l’Anglais.
Ainsi les ballets Léonidoff ne sont aucunement un spectacle parisien. C’est une tournée provinciale assez médiocre, mais Brichanteau a été de tout temps fasciné par Paris, la ville tentaculaire, dispensatrice de gloire. Pourquoi faut-il qu’il soit si facile de se produire à Paris quand on vient de n’importe où ? Cependant un artiste, un chercheur, voire un maître parisien, n’a presque aucune chance de secouer l’indifférence de ses concitoyens.