18 décembre. Quinault, Rowe.
M. Robert Quinault vient d’exécuter à l’Olympia une série de danses, résumé quintessencié de sa technique et de ses idées ; il a massé sur une durée de dix-huit minutes trois poèmes de danse, trois variantes de sa conception. Il a, de plus, intercalé entre ces œuvres des fragments de films qui ajoutent encore à cet ensemble d’images mouvantes, à ce répertoire de formes ou bien, tournés au ralenti, servent de démonstration et de référence à la partie dansée. Aussi ces brefs instants nous causent une jouissance plus intense, comportent un enseignement plus serré et plus efficace que tels actes d’un ballet encombré de dialogues mimiques et du fatras des accessoires. Ce n’est pas là un « sketch », un abrégé de spectacle qu’on bâcle nonchalamment. Seulement tout ce qui n’est pas la danse est volontairement éliminé ; celle-ci se suffit à elle-même ; elle suffit à nous combler d’émotions.
Au milieu de ce triptyque de danse s’épanouit le pas de deux classique : adage, variations, coda. Pas de deux « en comprimé », dépouillé de toute transition fastidieuse ; les parties s’enchaînent sans intervalles. La composition est belle et sévère. Quinault y renonce à tous les subterfuges du comédien, au support d’un sujet, aux suggestions d’une ambiance créée, d’un décor, d’une mise en scène évocatrice. Ici l’on danse. Mais que pourrait-on comparer à cette sensation de vie accélérée, intensifiée que nous causent les triples tours de la danseuse, au lyrisme vibrant de l’arabesque à laquelle aboutit la rotation de l’hélice humaine ? Et les suprêmes élégances de l’entrechat, et le pathétique triomphe de l’homme enlevant la danseuse, érigeant de sa droite tendue le souriant trophée !
Le pas de deux, juxtaposition, opposition, synthèse de l’énergie, de la vigueur, de l’impérieuse domination de l’homme et de la ductilité, de l’abandon, de l’impondérable grâce féminine, le pas de deux est une conquête de notre civilisation. Les anciens l’ignoraient. Or je ne connais rien de plus beau, que tels mouvements identiques, simultanés, parallèles du danseur et de la danseuse. Voyez « l’analyse » au ralenti des pas de sissonne. Combien ce parallélisme, ressource suprême savamment ménagée par le maître, multiplie et exalte la beauté intrinsèque de ce saut latéral !
La suite s’ouvre par une danse dont l’intention grotesque, le parti pris de parodie et de sarcasme sont évidents mais dont la réalisation est parfois déconcertante. Quinault et sa danseuse se font un jeu de l’imitation de contorsions et gambades de ces danseurs improvisés et désinvoltes qui ne font qu’un saut du dancing au théâtre. Seulement malgré cet effort de déformation ironique, malgré leurs masques hilares la maîtrise de nos danseurs transparaît. Et quand Rowe portée en triomphe par Quinault, se dressant dans une superbe attitude fait flotter une énorme toile bariolée qui se déroule en traîne grandiose, ce n’est plus drôle du tout car c’est pathétique.
Quant à la Poupée d’Arlequin qui clôt la suite, c’est la partie la plus complète, la plus heureuse, de ce passionnant spectacle. Le motif comique de la poupée désarticulée est exploité avec le plus délicat humour. Et l’adage réunit bon nombre de groupes les plus beaux que Quinault ait construits. Un Russe auquel vous auriez confié l’exécution d’une telle donnée aurait abondé dans un sens violemment burlesque, un Américain se serait laissé emporter par l’invention acrobatique. Quinault fait triompher le goût français.
De tels hommes sont faits pour rendre à la danse classique, art français, sa suprématie de jadis. Sa technique est solide, curieusement complétée par certains temps hors d’usage et qu’il réhabilite, son élévation réelle et sans rien de forcé. Son sens plastique très vif. Ses entrechats, ses doubles tours en l’air, fixés par l’objectif, en sont la preuve documentaire et éclatante. Et il est le maître incontesté des « enlèvements » comme Auguste Vestris fut, jadis, celui de la pirouette. Le taxe-t-on à ce propos d’acrobatie ? Crie-t-on au blasphème ? Qu’importe. La danse classique n’est pas une momie. Et si elle a besoin de sa vieille garde héroïque qui défend, sans lâcher pied, les accès de l’Opéra, il lui faut aussi de ces troupes irrégulières, de ces francs-tireurs de talent qui augmentent son territoire. Je songe à cet autre Quinault, le créateur de la tragédie lyrique qui fut poignardé dans le dos par un hémistiche de Boileau. Mais le Quinault d’aujourd’hui ne se laissera pas faire.
Sa danseuse s’appelle Iris Rowe ; il y a un an ou deux c’était là le nom ignoré d’une petite dancing-girl ; dans un an ou deux ce sera celui éclatant, d’une étoile. Deux petites merveilles de pieds admirablement placés, élan magnifique dans les mouvements giratoires, muscles d’acier, grâce puérile et souple de tout l’être menu mais bien proportionné, voilà bien des choses réunies. En perfectionnant le « dehors » des positions, le « tendu » des dégagés, en développant son élévation naturelle elle aura vite distancé mainte illustration chorégraphique de nos jours.