(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 11 décembre. La querelle des Anciens et des Modernes. Le procès de Miss Duncan. — Les têtes de l’hydre. — Chopin chez la Goulue. — Mon courrier. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 11 décembre. La querelle des Anciens et des Modernes. Le procès de Miss Duncan. — Les têtes de l’hydre. — Chopin chez la Goulue. — Mon courrier. »

11 décembre. La querelle des Anciens et des Modernes. Le procès de Miss Duncan. — Les têtes de l’hydre. — Chopin chez la Goulue. — Mon courrier.

Certes, Miss Isadora Duncan est une grande coupable. Elle a été l’aiguilleur qui lança la danse dans une voie sans issue et la fit dérailler. Son hellénisme de maîtresse d’école enthousiaste produisit des ravages inouïs. Son dilettantisme musical sévit comme une épidémie. Lève-toi, Lazare, et danse ! clama la démagogue américaine. Et mille jeunes filles se reconnurent subitement danseuses. Une armée surgit autour d’Isadora, une internationale de déchaussées. À grands coups de ses larges pieds nus elle fit sauter Beethoven, courir Chopin, trotter Gluck. Proclamée la rédemptrice du corps qu’elle affranchissait de toute entrave conventionnelle, elle entra dans la gloire. Elle amenait, affirmait-on, une renaissance.

J’ai, en Russie, un ami très cher : un de nos plus subtils critiques. Une intelligence que je nommerai gourmontienne et une sensibilité très pure habitent un corps malingre et difforme. Infirme, il se traîne péniblement à l’aide d’une béquille et d’une canne. Et bien cet homme fut à tel point transporté par le « miracle » duncanien qu’il déclara son art être « le moyen pour nous tous de devenir beaux ».

Sans doute la personnalité de la danseuse était-elle pour beaucoup dans cet engouement, ou plutôt dans cette idolâtrie. Sans beauté, avec sa figure d’institutrice sympathique, son torse sans souplesse, ses pieds comme aplatis et élargis par vingt ans de piétinement sur les plantes nues, Isadora conserve je ne sais quel prestige plastique. Son geste est sobre, parfois évocateur. Et si sa musicalité apparaît douteuse, approximative, le don de l’émotion féconde lui appartient. Sa technique à peu près nulle, se laisse assimiler en vingt-quatre heures par n’importe quelle danseuse. Son audace, par contre, est incommensurable, géniale. Ses élèves et imitatrices, sont innombrables ; pour la suivre on n’a même pas besoin d’audace !

Cependant Isadora aura été utile à la danse. Utile comme l’est un bon petit incendie pour l’embellissement d’un quartier.

Quand Isadora parut, la danse languissait depuis une vingtaine d’années. Les danseuses classiques continuaient leur tâche ardue dans un isolement moral complet ; artistes et poètes se désintéressaient de cette grande tradition. Et la royauté naguère incomparable de l’étoile ne conservait de cette cour, dont Théophile Gautier, Jules Janin, Théodore de Banville, Stéphane Mallarmé, Gavarni et Lamy avaient été les hauts dignitaires, que le dernier carré des abonnés décrépits. Admirable, le « quand même » de ces quelques femmes à l’esprit simple et droit, à l’instinct juste, qui surent maintenir, malgré et contre tous, leur conviction inébranlée et leur métier intact. Car être étoile, il y a encore quelques années, c’était un honneur périlleux.

Eh bien, c’est Isadora qui ramena les foules vers la danse, qui lui créa un nouveau public. Elle sut déterminer un mouvement d’opinion. Cela reste acquis, bien qu’elle usât de sa puissance très réelle pour instaurer des conceptions déplorables et mesquines, qu’elle faussât la sensibilité de ce public. Grâce à elle, ceux qui viennent déblayer le terrain pour reconstruire, ne s’agitent pas dans le vide. Et c’est ainsi que la portée de son effort, quoique négative, apparaît considérable et propice.

* * *

Nous avons dit que les enfants spirituels de cette prodigieuse mère Gigogne étaient innombrables. Anna, Lisa et Margot, que j’ai vues danser les deux « Iphigénies » du chevalier Gluck au théâtre des Champs-Élysées, ont pris, par pitié filiale, le nom de leur éducatrice, Duncan : voilà donc trois têtes bien charmantes qui poussent à l’hydre du duncanisme. Celle, petite, d’Anna, aux traits qui, volontiers, s’empreignent d’une douloureuse extase, admirablement placée sur un cou élégant ; celle de Lisa, beauté vénitienne, blonde aux sourcils noirs qui semble avoir échangé le domino et la botte d’un personnage de Gozzi contre la tunique grecque ; celle de Margot, écolière sage. Ce qu’elles font ? Elles imitent la « maman », trottinent tout autour de la musique et dans les mouvements simultanés n’arrivent pas à s’entendre. Dans les jeux des suivantes d’Iphigénie, les gestes imitatifs sont très gracieux. Il est vrai qu’Isadora exécutait à elle seule cette danse ; elle suffisait, seule, à évoquer tout le chœur. C’est ainsi que, dans sa danse d’après Botticelli, elle était le vent, les nymphes, Vénus, — tout le Printemps. Aussi les trois jeunes filles n’arrivent-elles pas à effacer ce qu’elle avait réalisé seule. Et puis ? Anna est très pathétique dans une marche entravée par un long himation. Mais l’impression de monotonie domine tout. Combien le système a vieilli ; tout y est poncif ; la configuration du pas de course et de marche, le jeu des poignets ; à vingt ans le duncanisme radote déjà.

Tout cela n’empêche pas que je trouve les trois enfants charmantes ; un lyrisme très pur émane de leur attitude ; rien de trivial n’entache leur tenue d’apprenties prêtresses. Quel dommage qu’on ne leur ait pas appris à danser !

* * *

Il allait être minuit quand nous pénétrâmes l’autre soir dans ce fourré touffu de la jungle parisienne qui a nom « le Moulin Rouge ». Aveuglés par les projecteurs, engloutis par un immense vacarme, nous nous frayâmes un chemin à travers une foule compacte d’indigènes montmartrois. Avec une obstination et une monotonie de derviches fanatisés, ceux-ci piétinaient religieusement l’immense tremplin, le regard fixe et un peu fou. Car, dans les danses entravées, l’homme et la femme ne se regardent jamais. Puis une sonnette retentit, la cohue s’écarte, un chasseur nègre balaye le plancher et voilà qu’un blanc essaim de tutus romantiques envahit la place. Il n’y a pas de scène ; le spectateur est à niveau des danseurs ou bien son regard plonge des estrades élevées dans l’écume fraîche du corps de ballet. À peine les féroces stridences du jazz se sont-elles tues et déjà l’âme de Chopin plane, suave et désolée, sur le silence haletant de la multitude. Les blanches ombres glissent sur la mélodie, qui s’égrène, en l’effleurant à peine de leurs pointes chaussées de satin rose ; elles ne s’interposent point, agressives, entre nous et la musique. Elles en montent, telle une vapeur, et retombent en flocons de neige. Alors, dans la solitude et dans la nuit qu’évoque la plainte modulée du violon, se déroule le duo muet des amants. Dans la plénitude même de leurs cœurs, il y a un tourment, un bonheur déchirant qu’ils ne sauraient dire. Aussi ils dansent l’ineffable, absorbés dans l’adage comme dans un rêve jusqu’à ce que l’homme enlève la jeune fille en triomphant, jubilant, enivré de sa force, la tende vers le ciel imaginaire, aux invisibles étoiles. Mais voilà que l’aube point dans l’orchestre et une valse rapide enveloppe tous les danseurs dans un allègre tourbillon.

C’est M. Sandrini qui a réglé les évolutions d’un corps de ballet jeune et actif que certains théâtres subventionnés ou municipaux ont tout lieu de lui envier. Robert Quinault et Iris Rowe sont les protagonistes ; je ne fais que les citer, car un spectacle très prochain doit me fournir l’occasion de parler longuement d’un danseur que j’admire et de sa digne élève.

Mais je tiens à enregistrer l’expérience. Celle d’un ballet classique qui s’épanouit dans cette salle de bal houleuse, dans cette atmosphère fauve de poussière et de sueur. Et je ne saurais oublier cette foule montmartroise, sensuelle et gouailleuse, qui se courbe et se tait devant ce grand souffle qui passe.

D’ailleurs, cette emprise de la danse sur un public à peu près aussi candide et par conséquent aussi exigeant, je la constate régulièrement à « l’Olympia », surtout à ces terribles matinées où il n’y a pas de désœuvrés, mais uniquement des amateurs sérieux, des connaisseurs, des sportifs. J’y ai vu les ballets fantastiques de Matray qui supplée par l’invention grotesque, par le bon goût des décors (amalgame de procédés cubistes avec la saveur des images populaires) à ce qui pourrait lui manquer d’autorité comme danseur. C’est un succédané, si l’on veut ; mais ce n’est pas déplaisant. Une jeune Russe. Génia Nicolaeva, qui double Matray dans la parade d’Arlequin, semble avoir l’étoffe d’un sujet classique. J’ai vu aussi Mme Argentina, l’Espagnole. J’ai aimé son profil aigu, sa cambrure naturelle, la sobriété des moyens employés, la prestigieuse vie rythmique qui anime l’alerte babillage de ses castagnettes et le jeu serré de ses talons. Ses robes sont discrètes et charmantes, surtout celles en batiste blanche à falbalas et à traîne. Ses « zingara » et « allegria » sont d’une danseuse et non d’un de ces beaux modèles ou mannequins de luxe qui commencent à nous arriver d’Espagne.

* * *

Sur ce, il me parvient une lettre fort courtoise et dont le signataire porte un nom à moi inconnu. Ce lecteur m’écrit pour me reprocher mon parti pris en faveur de la danse classique. Celle-ci a, selon lui, une valeur indiscutable : mais c’est du déjà vu. Or le public français serait routinier et conservateur par lui-même. Et mon correspondant m’accuse d’user et d’abuser de l’influence, qu’il veut bien m’attribuer, pour entretenir cet esprit de routine.

Rien de plus aisé que de remettre les choses au point. Sans doute la danse classique dure en évoluant depuis deux siècles, ou peu s’en faut. Elle n’en reste pas moins une chose à peu près inédite. Car notre génération, ou plutôt la précédente, n’a pas su la voir. Ce genre de cécité intellectuelle, de daltonisme esthétique n’est pas chose rare. J’œuvre humblement à rééduquer cette faculté de percevoir la beauté chorégraphique. Je m’enorgueillis déjà de maintes cures heureuses, de mainte conversion éclatante. Car tous mes lecteurs ne m’en veulent pas et j’en ai des preuves. Pourquoi ai-je pu réussir si vite ? Mais parce que l’élite moderne aspire à un art désintéressé, constructif, fidèle à sa loi intérieure, à ses caractères spécifiques. C’est pourquoi, une fois ses yeux dessillés, elle est irrésistiblement attirée vers la danse classique, abstraite, s’énonçant en symboles linéaires, organisant le mouvement comme l’architecture organise l’espace et la sculpture les volumes plastiques.

J’ai toujours été profondément indifférent à la question de savoir si je suis ou non « à la page ». Mais pour le coup, je le suis plus que vous, mon aimable correspondant. Vous prétendez avoir trop vu la danse classique. Il se peut que vous ne l’ayez, au fond, jamais vue.

D’ailleurs, cette accusation de parti pris ne tient pas debout. On m’a vu perdu d’admiration devant le ballet cambodgien ; les danseuses populaires, espagnoles ou bamboulas, m’empoignent — et je ne suis aucunement insensible à cette maxixe qu’exécute le poney noir du clown Pepino. C’est que ce poney possède une technique. Et tout genre, quel qu’il soit, basé sur une technique réelle, a toujours été apprécié par moi avec une déférence facilement enthousiaste.

Vous m’écrivez que vous voulez être éclectique, Monsieur (ou Madame). Si vous êtes, comme moi, amateur, théoricien, critique, je vous en félicite. Nous sommes d’accord. Si vous êtes un danseur, je vous recommande autre chose : une conviction. Ou vous n’aboutirez jamais.