(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 4 décembre. Grands mots, petites danses. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 4 décembre. Grands mots, petites danses. »

4 décembre. Grands mots, petites danses.

Je suis en retard pour les comptes rendus de plusieurs spectacles de danse ; il sied donc que je liquide cette obligation sans délai.

Au Salon d’Automne M. Malkovsky a donné un spectacle auquel il applique la définition tant soit peu paradoxale de « récital de danse ». Or nous trouvâmes dans le programme des indications comme celle-ci : Polonaise de Chopin, Chant homérique (inspiré par le Michel Angello). À elle seule, une telle macédoine de styles, inconcevable élucubration d’un primaire mégalomane, aurait pu suffire pour classer l’artiste. Nous n’avons pas voulu tenir compte de ce fastidieux verbiage qui pouvait en somme n’être qu’une maladresse. Nous sommes allé voir l’homme. Hélas ! Une pénurie extrême de ressources correspond à ces excès verbaux, une sensibilité blafarde à de si pathétiques promesses. Ce fut une pantomime incolore corsée par des effets d’éclairage d’un agencement bien primitif. Une scène mimée dans le silence à grand renfort de gestes imitatifs put être comprise par le public grâce à un argument détaillé, précaution qui est une belle preuve d’impuissance. Le public est admirable au Salon d’Automne, très nombreux, attentif. Mais aussi quel péril que de se présenter devant des gens qui viennent de se remplir la vue et l’âme des gris-perle de Braque et des savantes rondeurs des Maillol !

Dans la même salle, Mlle Isabel d’Etchessary a présenté la Danse polyrythmique qui est aussi une « danse sans musique » et qui s’énonce sous les espèces de « chœurs du silence » autrement dit de « poèmes chorégraphiques ». Voilà encore une terminologie de grand luxe.

J’avoue en vouloir à Mlle d’Etchessary, voilà déjà un mois : depuis la générale de Peer Gynt, dont elle régla les danses. Je ne savais pas l’artiste si prétentieuse ; je me suis donc tu. D’ailleurs, il y avait dans ce travail une inconscience du problème qui désarmait la critique. Mais je n’ai oublié ni cet exotisme imité des Folies-Bergère, dont s’inspiraient les danses d’ensemble, d’ailleurs inutiles à l’action, ni cette danse d’Anitra que Mlle d’Etchessary a voulue séduisante, lascive et souple et qui aurait dû être une parodie d’un orientalisme narquois, voire bouffon.

Mlle d’Etchessary a exécuté avec plusieurs élèves (pourquoi une éducatrice fait-elle parader les noms de ses élèves sur un programme ?) plusieurs pantomimes dans le silence, où la musique est remplacée par un tapage terrible de pieds sur les planches disjointes du plateau. On mima, on sautilla, ou « fit des pointes ». C’est que Mlle d’Etchessary a certaines notions de la gymnastique classique ; elle semble éprouver une volupté à déformer ces vestiges rudimentaires d’une danse de grand style. Puis Mlle d’Etchessary a parlé de ses intentions qui sont plausibles ; celles avant tout d’exprimer sa sensibilité au moyen de la danse sans recourir à l’intermédiaire de la musique. Mais cependant, à quoi bon minauder et faire ces grands gestes, censés être d’une spontanéité naïve, avec le bras gauche ? Ah ! que tout cela frise le cabotinage !

Au vendredi de Mlle Jeanne Ronsay, à la Comédie-Montaigne, l’atmosphère intellectuelle est bien plus pure. Une telle tension intérieure, une volonté si concentrée pénètre toute la personne de la danseuse qu’on en est attendri. Mais tout est refusé à Mlle Ronsay qui aurait pu faire aboutir cette ferveur. Ce n’est pas seulement la pauvreté de sa technique qui fait que rien ne porte ; c’est aussi l’absence de prestige plastique, de ce rayonnement du corps qui fait qu’une grande danseuse tient la salle avant d’avoir esquissé le moindre pas. Une Pawlova, une Zambelli peuvent rester immobiles ; ce qu’il y a en elles de mouvement latent suffit pour nous ravir. « La vocation sans talent », dit Théophile Gautier dans un feuilleton de 1837, « chose plus commune que l’on ne pense, l’amour insensé pour une muse qui ne vous le rend pas… quoi de plus triste, de plus humain » ! Aussi nous ne pouvons offrir à Mlle Ronsay que peu de chose : notre estime pour sa sincérité… Nous constaterons également qu’elle a un public nombreux et fidèle.

Et pour nous soustraire aux tuniques grecques et aux péplums duncaniens, mentionnons Vicente Escudero, qui a dansé à la Salle Gaveau des danses de son pays. Très belle, la danse masculine espagnole : torse cambré, tension nerveuse de tout l’être, variété inouïe de rythmes et de timbres que le danseur tire de ses talons et de ses semelles. Le plateau en vibre comme la peau d’un tambour. Escudero est un danseur de terroir ; il ne transpose ni ne stylise ; il parle son langage naturel. J’ignore s’il a du talent. Mais pourrait-on dire d’un oiseau qui chante sur la branche s’il a du talent ou non ? C’est aussi là ma sensation quand je vois Escudero virer lentement, les coudes écartés, en trépignant avec une frénésie admirablement mesurée.

Voilà bien des choses rattrapées. Aussi puis-je remettre à un jour très proche la critique des soirées des filleules de Duncan, celle de Matray que je n’ai pas encore pu voir, celle aussi d’un audacieux et attrayant spectacle de danse qu’on vient d’inaugurer au dancing du Moulin-Rouge.