25 novembre. L’école du critique. Une leçon de Zambelli. — Divagation sur quelques monstres.
Le directeur de l’Opéra m’a autorisé à visiter les classes de danse. Je suis très sensible à cette marque de confiance. Aussi n’est-ce aucunement en intrus encombrant et loquace que j’ai voulu assister aux leçons. On ne saurait faire du bruit dans un laboratoire. Dans cette atmosphère de travail la critique volontiers abdique. D’ailleurs, on est complètement absorbé par la préoccupation de voir juste et par la volupté de mieux comprendre. Même quand le professeur indique du bout de son jonc une attitude défectueuse — et qui vous échappe pourtant — d’un sujet, vous avez, tout critique que vous êtes, la sensation d’un écolier pris en faute. Et si les observations directes effectuées pendant les leçons ont pu m’inspirer quelques jugements nouveaux, eh bien, ils resteront des jugements à huis clos.
J’ai donc commencé mon voyage d’études par l’ascension des sommets hiérarchiques de l’enseignement : la classe des grands sujets dirigée par Mlle Zambelli, celle des petits sujets que régit M. Aveline. Les méthodes des deux professeurs sont d’ailleurs à tel point homogènes, leurs efforts si exactement coordonnés que la petite classe apparaît comme un entraînement pour la grande. C’est quand une élève le quitte pour Mlle Zambelli qu’Aveline triomphe. Son cours est un purgatoire qui donne sur l’empyrée.
La première chose qui vous impressionne, c’est le lieu ; la rotonde sous la coupole, avec sa lumière blafarde, si chère à Degas, qui durcit les linéaments et fait saillir les reliefs, la nudité, l’extrême dépouillement de cet atelier de danse. Rien ne subsiste des sortilèges et des escamotages de la rampe. Rejetés comme un masque les petits sourires dont se délecte, au Foyer de la Danse, le désœuvrement des abonnés mûrs. Aucun accessoire, aucun colifichet oiseux. Le costume est le « tutu » réglementaire, uniforme de danse… Il va être midi ; on travaille depuis dix heures et demie. Puis on s’en ira : les professeurs resteront à travailler pour eux-mêmes ; on répétera pendant l’après-midi et le soir on dansera : voilà cette existence qu’on aime croire frivole et évaporée. À considérer ce labeur, cette continuelle tension de l’être vers la perfection, on ne peut être qu’ému. Si réellement le travail ennoblit, c’est là le plus noble des métiers.
Mais à quoi bon, direz-vous, cet effort continu, implacable cette emprise de la discipline qui depuis l’âge de huit ans et jusqu’au moment du plus douloureux des renoncements s’appesantit sur un être de grâce et de faiblesse ? Quelle décevante vocation que celle-ci, où l’on n’a jamais fini d’apprendre et où, tous les jours, on peut déchoir.
Voyez la leçon de Mlle Zambelli. Toutes ces jeunes personnes qui exécutent à la barre la série habituelle des exercices, battements, ronds de jambe▶, pliés, pratiquent depuis dix ou douze ans le langage classique. Son vocabulaire leur est familier. Toutes ont déjà obtenu des succès personnels. Et pourtant nous les voyons réciter l’alphabet. Viennent les enchaînements. Le professeur commence par marquer les pas en les énumérant ; les élèves se rendent compte qu’elles ont compris en marquant les pas avec les mains. Et telle est la force de l’expérience, l’automatisme acquis, que l’enchaînement est exécuté sans défaillances, tel qu’il a été pensé par la maîtresse. À peine son jonc frappe-t-il le plancher pour donner plus de netteté au rythme. Les observations sont rares, laconiques, purement techniques et portent sur le détail. Ne laissez pas tomber le genou ! Ou bien : « que faites-vous de votre bras gauche ? Ramenez-le donc en arrière ; vous êtes en arabesque ouverte. »
C’est bien peu de chose, n’est-ce pas ? Une leçon de maintien donnée par une institutrice pédantesque ? « Tiens-toi droit, ou je te mettrai une règle dans le dos »
comme nous disait jadis le maître d’études. Chinoiserie périmée qui s’attache, se cramponne aux petitesses d’une tradition figée ? Et laisserons-nous échapper l’occasion de faire sur le « jeté-battu » un de ces bons mots qui sont la revanche de l’ignorance béate.
Eh bien, non ! Cette petite défaillance, cette déviation du mouvement qu’avait perçue l’œil infaillible, sombre et lumineux de l’Italienne que son verbe bref et incisif va relever — mais c’est un effondrement, une catastrophe ! Car elle compromet, cette faute d’exécution, l’ensemble tectonique de l’attitude, sa logique constructive et, par ce fait même, son prestige plastique. Elle introduit un facteur fortuit dans une formule ratifiée par un siècle d’expérience. Elle fait grimacer la perfection. Ne laissez pas tomber le genou, mesdames ! Car cela serait un vandalisme inouï ! Vous briseriez cette ligne de l’arabesque, la plus émouvante qu’ait réalisée la pensée classique, cette ligne qui va de la pointe de la ◀jambe▶ ramenée en arrière jusqu’à la pointe des doigts de votre main à plat, portée en avant. Cette ligne droite grandiose autour de laquelle jouent des courbes charmantes et qui coupe sous un angle variable le plan vertical de l’aplomb, respectons-la, car elle est un triomphe aussi grand de l’esprit humain que les contreforts d’une cathédrale gothique ou la colonnade du Parthénon. C’est la fonction traduite en beauté.
Et ramenez donc votre bras, vous, Mademoiselle, puisque Zambelli l’ordonne. Car vous sapez votre équilibre et Zambelli prévoit le dénouement. Vous n’avez pas de contre-poids et votre pirouette va chavirer. Il y aura un arrêt. Le dynamisme du pas va être brisé ; l’ensemble en pâtira. Vous sacrifiez à une pose qui vous plaît le mouvement et ses lois inexorables. Mais le professeur intervient et redresse l’erreur.
C’est pourquoi vous, qui avez du talent, du succès, de la beauté, qui serez demain étoile comme Zambelli, vous dites humblement :
— Oui, mademoiselle ! Merci, mademoiselle !
Et docilement, vous reprenez le pas que vous avez manqué.
Voilà ce qui se passe à la leçon des grands sujets où nous avons pu croire un instant qu’il ne se passait rien.
Mais à quoi bon ! Que fait, en usant d’un tel despotisme, le professeur de ses élèves ? Mais il en fait des monstres, comme il en est un lui-même. Car vous êtes un monstre sublime,
Carlotta Zambelli ! Et vous l’êtes presque, Lorcia, Craponne, Roselly, monstre blond et rose. Et vous le serez demain, Bourgat !
Pour faire une danseuse d’une enfant gracieuse il faut commençer par la déshumaniser. Ses muscles se plient aux nécessités du mouvement voulu. Ses ◀jambes se tournent en dehors pour amplifier les ressources de l’aplomb. Son torse devient un volume plastique. Ses membres n’agissent plus qu’en fonction d’un mouvement d’ensemble. Ses linéaments affectent des tracés abstraits et symétriques. La danseuse formée reste un être artificiel, factice, un instrument de précision et il lui faut un labeur quotidien pour échapper à la récidive de son humanité première, non transposée. Son être s’empreint de cette même unité, de cette même conformité à sa destination qui fait la beauté saisissante d’une Citroën, d’un avion perfectionné où tout, détails, aspect d’ensemble expriment une suprême fonction : celle de la vitesse. Seulement, l’avion est conçu dans un sens utilitaire ; la notion de beauté s’y superpose. Quant à la danseuse classique, sa transfiguration incessante est le résultat d’une volonté désintéressée de perfection, d’une soif inextinguible de se dépasser. Et c’est ainsi que la fonction mécanique se transforme en phénomène esthétique. La danseuse serait donc une machine ? Eh oui ! Une machine à fabriquer de la beauté.
J’ai vu récemment au Salon d’Automne, un portrait de danseuse, celui de la Pavlova, par Sorine. Eh bien, abstraction faite du « tutu », et en supposant le modèle inconnu, — ce portrait ne peut être que celui d’une danseuse. Tout dans cette figure aiguë, amenuisée, dans ces épaules basses, d’un galbe si délicat, dans ce cou robuste comme une colonne, dans ces avant-bras aux veines saillantes, tout dans cet être est formé, pétri, ciselé, spiritualisé par la danse classique, gymnastique du corps et exaltation de l’esprit. Ah ! que ce n’est pas là une jolie femme !
C’est bien un monstre ! Une étoile qui danse.
P.-S. — Je me rends compte que je suis en retard avec les comptes rendus de nombreuses manifestations de danse, « récitals », interprétations de musique dont je me suis rendu complice en y assistant. Je m’engage donc à combler cette lacune dès que j’en aurai le courage. Comme c’est toujours la même chose ou peu s’en faut, j’ai l’intention de préparer un article définitif et ne varietur qu’on fera passer tous les huit jours ou plutôt une seule fois et que le public, ayant noté la date, relira tous les lundis.