(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 18 novembre. Le débat de la musique et du silence. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 18 novembre. Le débat de la musique et du silence. »

18 novembre. Le débat de la musique et du silence.

Les Vendredis de Danse à la Comédie des Champs-Élysées viennent de présenter au public deux spectacles nettement antithétiques : les danses dans le silence de Mlle Yvonne Sérac et un essai de traduction intégrale de la musique par la danse tenté par Mme Odic-Kinzel et ses élèves.

Je n’ai pu assister à la première de ces matinées. J’ignore donc les arguments palpables dont l’expérience a pu appuyer la thèse de Mlle Sérac ; et je ne m’en rapporte point à autrui quant aux choses de la danse. Cependant la conception en elle-même, toute paradoxale qu’elle soit, a de quoi me tenter. Je me propose d’y revenir dans un prochain article.

J’ai vu, par contre, Mme Odic-Kinzel. C’est là une théoricienne. Son ambition est de donner à la musique une interprétation intégrale selon une méthode objective. Je crains fort que la tendance à extérioriser la musique par la danse ne soit en elle-même abusive. Mais je ne tiens pas, pour le moment, à élucider ce problème qui me mettrait aux prises avec la gent dalcrozienne et les épigones du duncanisme expirant. Je m’en tiendrai donc à mes impressions immédiates. Le programme — J.-S. Bach, Rameau, Beethoven, Albert Roussel, Chopin — séduit du premier abord ; il est d’une musicienne. Quant à la traduction, elle se réduit essentiellement à indiquer par le mouvement des bras la durée des sons, les accents et la courbe mélodique de la pièce. Ainsi la participation de Mme Odic dans l’ensemble du menuet de Bach consiste en somme, à développer jusqu’à la seconde position, deux bras harmonieux aux linéaments lourds en faisant saillir un torse dont la beauté massive vaut par ses proportions heureuses. Cependant les jambes ne suivent qu’à grand’peine l’appel des bras qui les invitent à la course au bond, au tourbillonnement des mouvements giratoires. C’est là un chef d’orchestre dirigeant « à vide », les musiciens étant restés chez eux. Ce que Mme Odic appelle danser, une danseuse classique l’appellerait marquer un pas. C’est fort bien, et Mme Odic le fait avec un sens très réel dynamisme latent que comporte le morceau de musique. Mais il importe, après avoir trouvé, d’exécuter.

Mme Odic ne dispose pas des ressources gymnastiques nécessaires pour en faire tant. C’est une planipes, comme l’on disait naguère à Rome, une danseuse pédestre. Ces jambes nues ne savent que marcher, tandis que la danseuse classique glisse et jette et tourne, en parcourant le plateau, en organisant l’espace. Ainsi le Chopin de Mme Odic n’est-il qu’un aperçu timide, qu’un canevas des impulsions dynamiques jaillissantes de la 15e valse.

Les pupilles de Mme Odic se sont astreintes, comme il sied à des élèves, à l’anonymat. Cependant l’une de ces jeunes filles, dont la belle tenue, discrète et grave, a conféré une noblesse réelle à un spectacle fort mince quant au fond, l’une de ces jeunes filles, dis-je, aura dû attirer l’attention du spectateur clairvoyant. C’est une blonde au visage charmant et qui a quelque chose de la plénitude plastique, des proportions arrondies et pour ainsi dire tassées des figurines d’Aristide Maillol. C’est plutôt une académie de Pomone ou de Cariatide que je semble évoquer, non celle d’une danseuse. Et il y a quand même de l’élan dans ses sauts en longueur, du ressort dans ceux en hauteur, simulacres primitifs de la cabriole. Mais elle a assez de ballon pour pouvoir battre et croiser, et je vois fort bien l’entrechat-six compléter le mouvement, et les pointes basses piquer les planches. Chose curieuse ! Tout ce qu’il vous arrive d’observer de résultats heureux dans les nombreuses hérésies chorégraphiques qui affligent le théâtre, comporte un acheminement inconscient vers la danse classique. On est prêt à conclure que s’il existe d’innombrables manières de ne pas savoir danser, il n’y en a qu’une seule de savoir le faire.

* * *

J’avais demandé récemment, en m’apitoyant sur la léthargie chorégraphique (et qui tous les jours s’aggrave) de l’Opéra-Comique, ce qu’on faisait de Mlle Vronska. Je l’ai revue depuis, au cours d’un charmant spectacle donné au Cercle Interallié.

Sur le plateau exigu d’un petit théâtre de fortune, elle a esquissé un air de Grieg, une valse de Drigo, le vieux maestro italien transplanté à l’Opéra de Saint-Pétersbourg. Or, pour la danseuse slave qu’est Mlle Vronska, faite de lyrisme et d’élévation, s’énonçant en grands jetés, en arabesques vastes, ponctuant de temps levés la diagonale du plateau, il faut, avant tout, de la marge. À voir ce grand oiseau de mer se heurter aux barreaux d’une cage rococo, on éprouve une sympathie douloureuse. Car comme l’Albatros du poète, ses ailes trop longues l’empêchent de marcher.

Et cependant Mlle Vronska est un premier sujet qui ferait honneur à n’importe quelle Académie de danse nationale, royale ou soviétique. Mais nous semblons traverser un moment où les qualités de style, la haute tenue traditionnelle, le respect du métier ne paraissent pas être le moyen de parvenir. Si l’on ne sait rien faire, on a la ressource d’« innover ». Mais si l’on fait bien, rien à faire.