13 novembre. Échos du temps passé. Éloge de Rameau.
D’être de cette génération qui rétablit la royauté de Rameau, j’avoue éprouver une joie orgueilleuse. Car cet effort classe notre époque. L’Opéra vient de nous faire l’insigne honneur de reprendre pour nous autres Castor et Pollux ; mais nous n’aurons pas, hélas ! justifié cette confiance en notre entendement musical et notre sensibilité spontanée. Solidement retranché derrière Faust, l’abonné, sournois, se dérobe ; et rien en cette œuvre équilibrée et sereine ne saurait solliciter le snob en quête de stupéfiants sonores. Pour présenter Castor à une minorité avertie de Ramoneurs, comme gouaillaient les « soiristes » du xviiie siècle, l’Opéra doit consentir des sacrifices. Tenons compte de tant de générosité. Et constatons avec amertume qu’un tel spectacle aurait sans doute fait la fortune d’un théâtre de Saint-Pétersbourg ou de Berlin. L’Hercule dijonnais se serait taillé sa part de gloire à côté de Mozart et du chevalier Gluck, seuls survivants au théâtre d’une grande époque méconnue.
À Paris, la campagne « ramiste » dure depuis bientôt quinze ans. Une élite s’y dévoue. Dès 1908, M. Messager reprend Hippolyte et Aricie. Louis Laloy fait paraître son livre sur Rameau, fier bouquin, subtil et combattif comme le fut le maître lui-même ; l’ouvrage de Laurencie suit de près. Landovska arrache aux virtuoses du piano les suites pour clavecin et ressuscite leur charme intime en leur restituant leur timbre. Enfin Jacques Rouché monte au Théâtre des Arts le fameux ballet des Talents Lyriques, geste audacieux et qui voulait dire : nous avons en Rameau un maître insoupçonné de la danse théâtrale. Je m’associe passionnément à cette belle « fièvre française ».
Car la danse est l’essence même du génie de Rameau. « Ses airs de danses dureront éternellement », admet Diderot, un ennemi. Et « l’on danse partout dans les opéras de Rameau, même autour des tombeaux, »
comme insinuait perfidement Voltaire. « Il a tout mis en ballets, en danses et en airs de violons »
, et le poète Collé, qui collabora incidemment avec Rameau, s’en console mal. C’est ainsi ! Quels que soient l’émotion sobre des récitatifs, l’éclat de quelques grands cris pathétiques, un ample mouvement chorégraphique travaille, nourrit, emporte l’action. Et si notre sensibilité est quelquefois délicieusement affectée par des formules expressives, tout, dans cette musique, sollicite nos sensations motrices. On peut dire de Castor et Pollux ce qui a été dit de Carmen : cette œuvre est issue de l’esprit de la danse.
D’ailleurs, d’innombrables entrées de danse sont distribuées dans tous les actes. À chacune de ces entrées s’attache quelque tradition glorieuse ; chacune évoque quelque grand nom quasi légendaire. Quel parti pouvait tirer un maître de ballet de tous ces souvenirs grandioses mais confus ? S’astreindre à une reconstitution laborieuse et décevante, imiter la technique des danseurs d’antan à l’aide de quelque grimoire chorégraphique dont il s’appliquerait à déchiffrer les tracés ? Ou bien utiliser toutes les ressources modernes pour suggérer une atmosphère ? Que nous devait-il : le musée ou le rêve ? La copie ou la transposition ? M. Guerra renonça délibérément au pastiche et ne s’inspira que de la musique. Je crois qu’il faut lui donner raison et nous consoler de voir Planètes et Spartiates faire des pointes et porter le chausson à semelle flexible au lieu du soulier à talon. Au temps de Rameau, les entrées se suivaient, chaque danseur ou groupe remplaçant à son tour un autre. M. Guerra accompagne les soli par d’amples mouvements d’ensemble ; et encore une fois il n’a pas tort. Au xviiie siècle, enfin, l’élément masculin primait à tel point la danse féminine que même les furies, dans Hippolyte et Aricie, étaient interprétées par des hommes. Mais voilà qu’on ne voit qu’un seul danseur dans tout Castor ! Et dire que l’entrée des gladiateurs avait fait fureur à la Salle des Machines, que le grand Dupré avait brillé dans celle de Mars ! Le travesti a tout envahi ! Naguère, les tonnelets, espèces de paniers raccourcis, donnaient aux danseurs une allure singulièrement féminine qui exaspérait Noverre. Portés par des danseuses, ils perdent ce charme équivoque ; d’ailleurs, ils sont insuffisants pour délimiter les rôles. Est-ce là un reproche ? À peine. Car on n’improvise ni un Dupré ni un Lany. On a dû faire de nécessité vertu. Castor a été préparé pendant la guerre.
D’ailleurs, l’entrée d’Apollon, échue à M. Aveline en survivance des sieurs Vestris père et Gardel aîné, est la plus étoffée de toutes. Cambrures et ports de bras, le jeu serré et rapide de temps battus, l’emploi sobre de la pirouette comme ressource suprême et qu’Auguste Vestris fut le premier à prodiguer, le fléchissement du genou et la démarche élastique, tout cela tient du style rocaille magistralement rendu par Aveline, sauf peut-être pour certains temps d’élévation. La chaconne des planètes évolue autour de lui, en rayonnant par groupes de quatre, tels les cavaliers d’un carrousel royal. Apollon s’arrête brusquement dans un grand mouvement décoratif, et immédiatement la musique des sphères se tait : effet saisissant.
Mlle Zambelli est l’Ombre Heureuse que fut jadis Mlle Guimard et, hier encore, Mlle Aida Boni, dont il sied d’évoquer ici le souvenir charmant. J’aime▶ particulièrement le quatrième acte ; ce séjour élyséen où se prélassent les ombres en perruques et paniers blancs fut, pour les sujets de Louis le Bien-aimé, ce que le paradis de Chariot avec les hobbies ailés est aujourd’hui pour les voyous de San-Francisco. L’interprétation de Mlle Zambelli ? Parfaite. Le rôle malencontreux de l’Ombre Affligée demande plus que du talent : du dévouement ; Mlle Schwarz a bien voulu se sacrifier ; nous demandons néanmoins que M. Aveline lui refasse un enchaînement plus digne d’elle que celui de Guerra. Mlle Johnsson prend, après cent quarante ans, la suite de cette Mlle Heinel qui s’appelait comme elle Anna et qui épousa Gaétan Vestris. Or, l’acte d’Hébé — sarabande et gavotte — alerte, papillotant, taquin, sied à merveille à la personnalité scénique de l’étoile. Ses pointes aiguës trottent menu, piquent et mordillent les planches avec prestesse. Boucher, qui fit le dernier décor de Pollux, aurait, il me semble, ◀aimé une telle Hébé. Au troisième acte enfin, une danse dite « rythmique » nous donne l’avant-goût de l’enfer. Contempler la rythmique pendant l’éternité : châtiment diabolique ! Mais, au fait, pourquoi, dans un ballet homogène, veut-on introduire ces expédients puérils ? Mystère !
Par contre, on est frappé par le tact plastique des chanteurs, MM. Rouard et Rambaud, qui s’incorporent admirablement à l’ensemble dansé. D’ordinaire, le chant et la danse apparaissent représentés par deux races différentes et hostiles. Dans Castor, ce sont les éléments d’un tout homogène. Et M. Philippe Gaubert, à son pupitre, semble, par son profil de mousquetaire, contribuer à l’unité optique de ce beau spectacle qu’on voudrait revoir infiniment et qu’on ose à peine redemander vu le peu d’empressement d’un public égaré. J’apprends d’ailleurs que Castor est annoncé pour vendredi : tâchons de mériter cette aubaine.