6 novembre. Classicisme et exotisme. Une étoile parnassienne : Mlle Schwarz. — Djemil. — Un maître français. — Reprise de « Roméo ».
On a beaucoup dansé à Paris depuis huit jours. Si on voulait passer sa vie, comme nous, à voir danser, on trouverait de quoi satisfaire une telle fringale. Et, comme nous, on serait trop souvent déçu. Il se peut que les quelques feuillets que je détache de mon journal de danse contribuent à guider le lecteur dans ce dédale de manifestations variées, voire contradictoires d’un art qui s’est perdu — ou peu s’en faut — et qui tend passionnément à se reconstituer.
À son tour, Mlle Schwarz a dansé Swanilda. La tête haute, le dos droit, les épaules effacées, elle traverse le rôle sans éclat mais presque sans défaillances. Elle semble répugner à l’audace des tours de force imprévus et elle évite toute surcharge technique. Ses ports de bras sont très noblement dessinés mais peu variés. Sous la mantille du boléro ou le tartan de la gigue, le tracé de son mouvement reste celui de la danse classique : pur, ample, abstrait. On l’accuse de froideur : soit. Mais nous ne saurions dédaigner cette hautaine retenue, cette douce sévérité de sœur converse qui respecte par-dessus tout la règle de l’ordre chorégraphique dont elle a pris l’habit : le blanc tutu, vêtement séraphique.
Considérez la si belle Variation sur un thème slave ; vous y verrez ceci. Sur une note stridente de l’orchestre, l’étoile projette violemment une jambe à la grande deuxième ; avant de retomber, cette jambe reste un long instant en suspens, vibrante, tandis que le corps porte sur la demi-pointe de la jambe d’appui. Je vois Mlle Zambelli enlever ce mouvement brillant ; il serait plus haut, plus soutenu que celui de Mlle Schwarz : sa pointe aurait parcouru une courbe plus vaste et, dardée victorieusement, piquerait dans l’espace. Quant à Mlle Schwarz, au grand jamais elle ne développerait une jambe au-delà de 90 degrés. L’angle obtus lui est un sacrilège. Que choisirons-nous, de l’audace ou de l’abnégation ? Quoi qu’il en soit, les pas de Mlle Schwarz sont impassibles comme les vers de Leconte de Lisle. C’est là une danseuse parnassienne. Quant à la pantomime, Mlle Schwarz s’astreint rigoureusement au vocabulaire traditionnel des gestes. Je crois qu’elle s’emploie, d’ailleurs très noblement, pour une cause jugée. Sans doute le système de danse classique exige, pour le compléter, un langage mimique conventionnel qui exclut le mouvement naturaliste. Seulement ce langage est resté en enfance. Il serait à refaire pour paraître plausible. Aujourd’hui il semble niais.
Voilà donc Swanilda-Schwarz. Y a-t-il des réserves à formuler sur son interprétation ? Oui, mes anciens griefs. Avec la dernière mesure de la musique une variation doit être finie. Point d’orgue à l’orchestre, immobilité sculpturale sur la scène. Plus rien à faire pour assurer l’aplomb. Ça y est ou ça n’y est pas. Eh bien ! ça n’y était pas toujours.
Quant au ballet de Saint-Léon, il est d’un agrément vraiment inépuisable. L’autre soir, j’ai pris un plaisir particulier à la variation de Swanilda et de ses huit compagnes. On songe à un concerto classique. L’étoile, instrument concertant, indique le mouvement, simple temps d’exercice, mais beau de sérénité, de logique constructive : grand battement, relevé sur les pointes. Le corps de ballet-orchestre reprend le thème, le varie, puis se joint à l’étoile dans un splendide élan d’ensemble. Mais me voilà à « découvrir » Coppélia à la 388e représentation ! C’est que j’affectionne particulièrement ce ballet loqueteux, poussiéreux, attifé comme un truand de la Cour des Miracles. Car sous la crasse du souillon transparaît malgré tout la princesse.
Cependant que je m’en vais en guerre contre le travesti, Mlle Soutzo joue Franz ; sa belle prestance aurait fait mettre bas les armes à quelqu’un de moins obstiné que le critique de Comœdia. M. Raymond est toujours Coppélius ce
Prométhée de la Poupée mécanique
, comme disait Théophile Gautier dans le dernier feuilleton chorégraphique qu’il a signé. Comme Prométhée au Caucase, M. Raymond est enchaîné à son rôle. Coppélius est à lui comme les allumettes sont à la régie. Il est vrai qu’il s’en tire beaucoup mieux que l’État.
De huit jours en huit jours, les Vendredis de la Danse à la Comédie Montaigne commencent à devenir une habitude assez douce. L’intention dans laquelle ces matinées semblent conçues apparaît heureuse. Des danseuses qui ne peuvent se faire connaître qu’incomplètement selon le hasard des engagements fortuits, dans une ambiance qui leur reste étrangère, viennent ici pour confesser, dans un cadre intime et dépouillé, leurs ambitions secrètes et leurs rêves familiers. Le directeur observe et laisse faire.
À son tour, Djemil Anik a dansé, nom suave et qu’on dirait parfumé au jasmin. Sa large bouche au sourire placidement féroce, ses longs yeux cernés, sa cotonneuse crinière dégagent un charme sensuel très direct. Elle fait voir son beau torse café au lait (un soupçon de café !) d’Asiatique juvénile avec cette « candeur de l’antique animal »
qui seule apaisait Baudelaire. Ses costumes sont d’un goût très discret ; Djemil s’en sert à merveille, ainsi que de quelques accessoires très rares : rose ou javelot pour amplifier ses jeux de scène. Et elle apporte à certaines de ses réalisations un humour très franc, une verve résolument plébéienne. Car c’est là une danseuse populaire, une foraine exotique. Comparez-la à Nyota-Nyoka, la petite Syriaque si finement ciselée, aux poignets si délicats ! Djemil, robuste, est taillée en pleine matière.
Elle est aussi moins précieuse que Nyota, cette Nyota qui danse Perrot et Cappart. Dans une sorte de pantomime mesurée, elle fait jouer ses bras, balance son torse ; elle marche et court ses danses sur la plante ou la demi-pointe, vire sur elle-même et, surtout, pose. Ce n’est pas que la reconstitution ne la tente. Nous avons vu d’elle un triptyque égyptien où elle remplit par n’importe quelles évolutions les intervalles entre plusieurs attitudes calquées sur des documents très authentiques. Elle astreint son corps aux déformations de perspective propres au bas-relief et à la fresque. Labeur stérile ! Elle a interprété de plus des danses javanaises, japonaises, chinoises, etc. ; pourquoi ces transpositions conventionnelles ? La Chine aux Chinois ; empruntons cette devise aux politiciens indigènes. Aussi n’avons-nous pas aimé ce Voyage autour du monde en quarante minutes. Quant aux trois dernières danses, quelle différence patente ! On voit que Djemil en a le rythme dans la peau. Et elle n’a pas exécuté la Danse d’Anitra.
Je suis allé voir Quinault exécuter à l’Apollo deux brefs intermèdes avec sa danseuse Iris Rowe. À considérer tant de splendeur physique, une telle exaltation du muscle mêlées à l’humanité diminuée et veule d’un spectacle d’opérette j’ai été vivement ému. Trop rapides, sans doute, les deux épisodes qui se précipitent sur ce plateau garni de linoléum sous la lumière brutale et errante des projecteurs, pour étudier à fond l’inspiration et les moyens du maître français. Cependant le plaisir intense que cause cette exécution ramassée, condensée, cet effort massé sur quelques instants vaut une analyse succincte. Une virtuosité très réelle subordonnée de grand cœur à une conception plastique, voilà ce qui semble être la formule de Quinault. Quand on a spontanément admiré les proportions de ce corps admirablement discipliné qui fait songer à la « forme » des grands boxeurs, à cette mâle vigueur qui exclut toute hypertrophie athlétique, toute boursouflure des muscles, on tâche de se rendre compte de l’apport de Quinault. Or celui-ci est par-dessus tout un imaginatif. Et je ne parle pas ici de cette espèce d’imagination plutôt littéraire qui consiste à créer à la danse une motivation réaliste, mais de l’imagination plastique qui tend à créer des formes ou à les combiner d’une façon inédite. J’avais constaté dans un article récent que la technique classique était susceptible de progrès. Les « grands bonshommes » du xixe siècle ont su doter le mouvement d’une amplitude de développements plus grande, d’une envergure très vaste. Quinault organise le groupe de danse en hauteur. Il le coordonne dans un sens vertical. Ses enlèvements de la danseuse sont l’élément propre, frappant, passionné de sa composition. La rose Iris se développe dans l’espace, s’épanouit en arabesques, portée par les bras tendus de son danseur, érigée en trophée, offerte en holocauste. Cette girl naïve, danseuse-enfant, est pour le danseur, constructeur de groupes, un instrument docile, ductile et au son très pur. Et c’est une joie de la voir, du ressac violent d’une danse bachique, émerger radieuse, telle une figure de proue qui sourit à la tempête. Mais, tout de suite, c’est fini.
Le ballet de Roméo et Juliette, récemment repris, constitue une partition de danse trop importante pour que je l’analyse au courant de la plume, sur une première impression. Cependant je tiens à saluer la rentrée de Mlle Camille Bos, étoile aux qualités éclatantes, mais artiste incomplète, et aussi à rendre hommage à ce vaillant M. Ricaux qui par le bel entrain de ses cabrioles, par la netteté des temps battus, sait compenser ce qui pourrait lui manquer de ressources plastiques. Sa variation sautée a été applaudie avec ferveur. Ayant ainsi débuté « sulla ciaconna », je me vois amené à finir « sul miserere », en constatant certains flottements fâcheux dans les grands ballabili. Sans la discipline et la cohésion de la figuration, l’effort des grands sujets ne donne pas. Ce sont les aiguilleurs qui font dérailler les express. Il suffit d’être du deuxième quadrille pour compromettre un ensemble.