30 octobre. Le danseur et le préjugé au travesti.
« On demande des danseurs… »
Très judicieusement, pour avoir un jour des danseurs, on s’adresse à l’enseignement, car on ne saurait en improviser. L’essentiel est qu’on veut en avoir. Or il y a à peine dix ans, à Paris, on ne s’en souciait guère.
À la veille de quitter la Russie, j’ai encore pu voir, dans l’acte final du ballet de Raimonde, ce grand pas hongrois qui est une des plus magnifiques et complexes créations décoratives et rythmiques du septuagénaire Petipa. Ce poème chorégraphique d’une très vaste envergure comporte une « variation pour quatre cavaliers », unique en son genre, variation dont le dénouement est disposé de la façon la plus frappante. Après un repos complet, les quatre interprètes font leur entrée dans la danse un à un par un double tour en l’air, à l’instar des voix dans une fugue — si toutefois cette comparaison peut s’appliquer à une figure chorégraphique. Mais voici l’observation qui faisait ce beau record doublement significatif : en dehors de la Russie et depuis un demi-siècle — ou peu s’en faut — aucun ballet du monde n’apparaissait capable de le réaliser.
C’est que ce demi-siècle a été, dans l’Occident entier, le crépuscule du danseur. Les amateurs ou critiques, voire les historiens d’hier et même d’aujourd’hui, font en somme peu de cas de la danse masculine.
La danse théâtrale apparaît au plus grand nombre comme l’émanation plastique du principe féminin, l’épanouissement de son essence intime, comme un art dont les couleurs et les formes sont saturées d’un attrait sexuel affiné, transposé, dématérialisé, mais d’autant plus intense.
Pour d’autres encore — et ce sont les séraphiques révélations de Marie Taglioni qui en furent la première cause — la danse est une des incarnations de « l’éternel féminin » et de son exaltation idéale, un langage symbolique, une suite d’hiéroglyphes. « On dirait parfois une âme qui danse sous une forme sensible »
, écrivait, de la danseuse, Jules Lemaître.
Quoi qu’il en soit, ange ou démon, Béatrice ou Salomé, la danseuse triomphait du danseur. L’époque romantique, qui inaugura la suprématie de la virtuose sur l’ensemble, réduisit l’homme à des fonctions purement auxiliaires. Ils n’étaient plus les temps où la rivalité d’Auguste Vestris et de Duport divisait Paris et suscitait des poèmes épiques en six chants. La danse féminine, enrichie et transformée par l’introduction des temps sur les pointes, se différencia nettement de la danse masculine sur la plante et la demi-pointe.
Puis des causes d’ordre social s’en mêlèrent. Pour les participants de la nouvelle civilisation bourgeoise, mercantile, utilitaire, hypocrite quant aux masses, purement intellectuelle dans son élite, de cette civilisation qui amena l’atrophie du geste spontané et du régime cérémonieux du mouvement, la situation de l’homme-danseur se présentait comme indigne, frivole, voire perverse. Elle ne s’accordait point avec la notion même de « masculinité » telle que les mœurs modifiées la concevaient. Ces préjugés sont loin d’être totalement abolis de nos jours. Même les succès sans précédent de Nijinsky n’apportèrent qu’une amélioration partielle à cet état de choses. Le danseur restait socialement disqualifié ; il n’était qu’un collaborateur de second plan au spectacle où l’étoile primait tout. Pour le remettre en valeur, il fallait un grand mouvement d’opinion dont nous commençons à ressentir la répercussion au théâtre.
Le fait est que la tradition de la danse masculine, après un monopole de plusieurs années, suivi d’une suprématie décisive qui se maintint deux siècles, s’était étiolée, rompue, perdue dans tout l’Occident. Théophile Gautier considérait Perrot-l’aérien comme le dernier représentant en France de cette tradition. Un Lucien Petipa n’était plus qu’un mime et le « second » chorégraphique d’une Carlotta Grisi comme Saint-Léon fut celui de la Cerrito. Carlo Blasis, le grand chorégraphe classique de Milan, dont l’enseignement rayonna sur le monde, l’éducateur de la fameuse Pléiade, abandonna la danse à l’âge de vingt-quatre ans à la suite d’un accident. Nous nous réservons la tâche agréable de faire un jour les portraits de ces « as » de la danse, de Beauchamp à Perrot.
Quant à ce dernier (qui fut, et cela vaut d’être mentionné, le prédécesseur, à Saint-Pétersbourg, de Marius Petipa en qualité de maître de ballet), maître des « vols planés », il doit sa technique miraculeuse non point à l’école de danse où il n’a jamais été, mais à son entraînement professionnel d’acrobate. Cet entraînement il l’avait acquis au cirque, car il avait pendant six ans détenu l’emploi de Polichinelle.
Et il y a plus d’un demi-siècle, Bournonville, missionnaire de la danse française, in partibus infidelium ou, sans métaphores, maître de ballet à Copenhague, recommande aux danseurs dans la préface de ses Exercices chorégraphiques de ne point se laisser rebuter par l’injustice de certains critiques qui, ne tenant aucun compte des qualités et du talent des danseurs, s’attaquent à la danse masculine en bloc. La danse théâtrale qui constitue le ballet ne saurait — opine-t-il — se passer de la participation des hommes et n’admet pas les femmes travesties. Cependant l’abus du travesti — dont l’usage en Russie apparaît comme une rare exception — est une des tares du ballet d’opéra français et j’espère être soutenu dans la petite guerre d’usure que j’ai entreprise contre ce poncif inepte.
L’extraordinaire floraison de la danse masculine sur la scène russe a été pour elle une puissante source de vitalité, un philtre de miraculeuse jeunesse. Il y a quelque quinze ans Nijinski brillait seul. Mais tout de suite il a été suivi de près par les Mordkine, les Valinine, les Joukoff, les Novikoff, les Smolzoff à Moscou, par les Vladimiroff, les Romanoff, les Vilzak à Pétrograd — et j’en passe pour éviter au lecteur une nomenclature fastidieuse et peu intelligible de noms en « off ».
Que s’était-il passé ? Nijinsky avait été un génie spontané et fantasque, une force élémentaire. Comment a-t-il pu être, sinon distancé, du moins suivi ? C’est qu’il y avait en Russie une atmosphère créatrice, une collectivité homogène, l’école. Il y avait, entre tous ces jeunes gens, identité de culture physique et rythmique, solidarité de camarades ; il y avait la discipline qui préserve la tradition mais sans l’amplifier. Il faut une personnalité hors ligne pour tenter d’augmenter les ressources d’un genre séculaire. Nijinsky avait cet élan personnel. Et son audace déclencha tout un mouvement.
Voyez les sports. Tel record est établi qui bouleverse toutes les prévisions. Il semble dépasser les forces humaines, apparaît fortuit, surnaturel. Un an plus tard, il est une moyenne. L’accommodation du muscle et des nerfs s’est produite.
Il en est de même dans l’art de la danse. Il est susceptible de progrès. Ce qui était une prodigieuse réussite de Vestris ou de Didelot et qui semblait narguer les lois de la mécanique et de la physiologie, on l’exige aujourd’hui d’un élève. Mais ce progrès ne peut s’accomplir qu’au sein d’une tradition ininterrompue, sans saccades et, pour l’individu, d’une éducation complète.
M. Ricaux est un homme de talent.
Mais s’il réussit la tâche de former ses petites recrues, ce bon danseur ne sera, dans dix ans, qu’un petit garçon à côté de ses élèves d’hier. Quelle orgueilleuse satisfaction pour un artiste véritable ! Car son apport durera autant que la grande tradition dont il tente de restaurer les fondements. Qui sait si l’information que je citais au début de ces lignes ne s’inscrira pas à la première page d’une Renaissance de la danse française ?
J’abandonne à regret ce sujet. Mais je le reprendrai sous peu afin d’exposer sommairement les bases techniques de ce genre ressuscité : l’art du danseur.