(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 4 octobre. Le ballet de « Manon ». »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 4 octobre. Le ballet de « Manon ». »

4 octobre. Le ballet de « Manon ».

On a choisi le Ballet du Roy — que les librettistes de Manon ont si témérairement fait figurer dans l’acte du Cours-la-Reine — pour les débuts de Mlle Soulé, nouvelle recrue fournie par l’Opéra. Dans ce bref intermède « rococo » elle fit, en somme, bien ; on applaudit ses entrées joliment agrémentées de tous ces petits mouvements battus, frappés, frottés — rocaille chorégraphique, fusant en étincelles autour de ses talons coquettement surélevés ; et l’on ne fut nullement insensible à sa jolie personne.

Quant au rythme, sut-elle toujours l’observer scrupuleusement sur ce plateau exigu, d’ailleurs très encombré ?

Faire danser un menuet, un passe-pied ou n’importe quel pas de l’époque des paniers et des tonnelets entre deux haies de choristes, quelle gageure ! Il faut pour ces danses bien de la marge, car elles se marchent plus en largeur qu’en profondeur. Mlle Camargo n’exécutait-elle pas ses entrées « sur le bord des lampes » encourant de gauche à droite et en revenant sur ses pas ? D’ailleurs rien de plus difficile que l’exécution de ces danses de « promenade » et de maintien. Cela n’a l’air de rien et demande cependant une science peu commune de l’attitude : genoux fléchis avec grâce, cou-de-pied bombé… « Je ne saurais vous dire avec quelle grâce il (Vestris-père) ôtait et remettait son chapeau au salut qui précédait le menuet », nous conte Mme Vigée-Lebrun. Voilà donc ce qui suffisait, sous Louis-le-Bien-Aimé, à la gloire d’un danseur. Peu de chose, n’est-ce pas ? Mais quelles exigences quant à l’exécution !

Eh bien, cependant, quelque chose de la manière juste je l’ai trouvé chez un des interprètes de Manon. Non, j’en conviens, chez ces dames du corps de ballet, mais chez l’artiste qui chantait Lescaut. C’est que M. Baugé ne se contente pas d’accompagner l’émission du son par des portements du corps à l’avenant où d’écarter ses bras comme un nageur en détresse. Preste, élégant avec un peu de cette trivialité que veut le rôle et qui tient du corps de garde ou du tripot, se mouvant toujours en musique, il a bien l’instinct du style plastique opportun : c’est là un mime.

Avec tout cela il y aurait bien des choses à faire et il paraît qu’on en a l’intention à la Salle Favart. Pourquoi la deuxième scène lyrique n’aurait-elle pas son ballet à elle, un « ballet de chambre », comme il y a des concerts de chambre ? On voit déjà figurer sur le programme de l’année deux œuvres chorégraphiques des maîtres Florent-Schmitt et Roussel. Et je suis persuadé qu’en complétant le rococo factice de Massenet par les chefs-d’œuvre souriants de Mozart, de Monsigny ou de Rameau, l’Opéra-Comique aurait pour lui une fois de plus, dans cette tentative, son admirable et unique public. Évidemment il faudrait aussi avoir un personnel. On a bien Mlle Païva, charmante vignette romantique, et dont j’ai eu l’occasion d’apprécier le labeur tenace ; on a encore la jolie débutante du Ballet du Roy. Mais que fait-on de Mlle Alice Vronska — qui, si je ne me trompe fort, a déjà paru à la Salle Favart — avec sa grande allure de sujet classique et je ne sais quel air de noblesse et d’amertume sur son beau profil ? Et puis, il faudrait un danseur ! Car figurer en travesti sans être ridicule, c’est là l’apanage de trop rares danseuses : tout le monde n’est pas fait comme l’Hermaphrodite du Vatican ! D’ailleurs les Russes ont tué ce genre hybride que la grande tradition française a toujours ignoré au temps de sa vraie splendeur.