25 septembre. Raden Mas Jodjana, danseur classique.
De ces danseuses cambodgiennes, que nous n’avions qu’entrevues, minuscules et distantes, sur le plateau de l’Opéra, il nous était resté, avec le souvenir d’une aventure prodigieuse, ce malaise salutaire que nous cause l’évidence bien nette de notre infériorité. Ce souvenir s’étiolant peu à peu, le javanais Raden Mas Jodjana, qui vient de danser pour quelques invités dans un atelier de la rive gauche, est venu renouveler, quelque chose de cette joie et raviver les mêmes préoccupations. Mas Jodjana, fils d’un haut et puissant seigneur de son pays, fut — éducation de prince — instruit, dès l’âge de douze ans, dans l’art de la danse. Ayant participé aux divertissements solennels dont la cour de l’empereur de Solo a conservé la tradition, il a passé en Europe avec l’ambition de faire connaître à l’Occident l’art de sa race, cette race si altière et si rêveuse que nous ne connaissons que par les romans d’aventures de Joseph Conrad, le grand écrivain anglo-slave.
Donc Jodjana a incarné, selon des procédés élaborés au cours des siècles, certains chapitres de la Légende Dorée de son île, certaines fictions du mythe bouddhique. Il a été le tjantrie, jeune clerc, hésitant entre la contemplation et l’appel de la vie, le dieu-berger Krishna à la flûte enchantée, Vishnou qui descend de son trône de lotus pour mater les esprits mauvais. Il a été encore ce roi de la légende dont la fatuité se complaît à toutes les coquetteries de la toilette et dont la démarche est pareille à celle du paon, symbole de l’orgueil imbécile. Or les modes de figuration que ce jeune homme utilise n’ont rien de commun avec la gesticulation désordonnée et violente d’une pantomime naturaliste. Tous les mouvements imitatifs ou révélant une sensation sont réduits à des formules plastiques fixes, à leur forme-type ; ces mouvements ne réalisent pas l’action ; ils la symbolisent. Cependant ce langage de convention — où rien de fortuit ou d’improvisé ne participe — apparaît logique et limpide. Et en même temps le vocabulaire de ce langage est si riche, les nuances si parfaitement différenciées, que la perfection de cet art, où tout est prévu, voulu, n’apparaît jamais monotone. Aussi éprouve-t-on, à considérer ces danses où tout geste est essentiel, toute pose modelée pour l’éternité, une profonde satisfaction intellectuelle.
Tous les mouvements de l’acteur étant astreints à un rythme, la pantomime devient danse. Ce rythme est accusé par la mélodie musicale, répétition continue d’un thème simple et très bref, comportant quatre ou six notes au plus. Au début d’une danse, le prince Jodjana se place bien en face, — les pieds ainsi que les genoux légèrement infléchis, — tournés en dehors, à la seconde position. La face, pareille à un masque au relief très bas, reste impassible ; le regard fermé, absent. Il commence un mouvement en s’appuyant sur la jambe▶ gauche pliée et en tendant l’autre ; il porte son torse à gauche et imprime au bras un mouvement qui, tantôt se réduit à faire jouer le poignet, très souple, tantôt se détend dans une courbe pathétique. Ceci fait, le danseur porte le centre de gravitation à droite et réitère le mouvement identique ; cette figure de danse dédoublée se répète plusieurs fois, en série. Et dans les intervalles Jodjana fait, d’un geste, flotter les bouts de l’écharpe de soie qui lui ceint les reins variant par l’envolée de l’étroit tissu l’allure monumentale de sa danse. Puis il s’avance, statue gardant son aspect frontal ; car il marche « en dehors » sur les plantes, s’appuyant surtout sur les talons, ce qui lui permet de marquer le rythme avec les doigts. Cette même disposition symétrique est maintenue dans les bonds de sa danse de dieu guerrier. Mais le jeu du bras, du poignet, des ◀jambes n’épuise point ces ressources. Il tourne et roule son cou ; il s’élève par petites secousses sur la demi-pointe. Telle se dessine, en somme, sa technique, qui détermine et limite les modes dynamiques de sa danse ; quant à la beauté décorative du geste symbolique, elle est celle des Bouddhas du temple de Borobada.
Ceci posé, j’avoue ne pas avoir eu la sensation de me trouver en présence d’un sujet hors ligne, d’une personnalité forte. Il y a même dans le « débit chorégraphique » du prince quelque chose d’un peu saccadé, d’intermittent, — tout à fait étranger à ces deux petites divinités Khmères qui s’appellent Yth et Trasoth et qui incarnent le plus pur génie de la danse asiatique…
Alors pourquoi tout ça, me direz-vous, pourquoi tout ce bruit à propos d’un « moricaud » ?
Pourquoi ? Parce que ce jeune féodal javanais est un danseur classique. Qu’est-ce à dire ? Mais cela veut dire qu’il est quelqu’un qui met une gymnastique appropriée au service d’un langage de formes plastiques fixe et complet ; qu’il est, de plus, quelqu’un qui subordonne avec décence l’expression de sa sensibilité intime à la loi d’un rythme, au lieu de le briser, ce rythme, par les effusions anarchiques d’une émotivité hypertrophiée. Oui, Raden Mas Jodjana, vous êtes un danseur classique, la terreur des dilettantes, des dalcroziens, des exotisants, des costumiers, des perruquiers, des archaïsants des préraphaélites, de tous les déracinés qui accaparent le théâtre. Cela ne vaut pas moins, croyez-le, que d’être radjah régnant.
Figurez-vous, Raden : nous possédons aussi des danseurs classiques. Il est vrai que vos confrères d’Occident ne disposent point de ce langage symbolique du geste ; ils ont bien une méthode traditionnelle de mimique mais bien pauvre, bien caduque, de plus en plus négligée — comme de raison. Mais, par contre, ils jouissent d’un système gymnastique d’une ampleur, d’une variété, d’une perfection sans pareilles ; car le génie occidental qui a élevé les cathédrales gothiques et rythmé les tragédies de Racine, a aussi inventé la danse sur la pointe, la danse d’élévation et a su par le simple linéament d’une arabesque, darder dans l’espace tout ce que l’âme humaine porte en soi de ce tourment de l’au-delà qui nous grandit. Mais ne croyez pas, prince, que ces danseurs qui, dans un espace idéal, tracent ces grandes lignes abstraites, soient honorés par les lettrés et craints par les intrus. Tu te tromperais. Le babou à bésicles leur fait la leçon et le paria du boulevard croit pouvoir les persifler. Et si l’aveugle leur préfère décidément son ami le paralytique, qui s’en étonnerait ?