(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 18 septembre. Je fais l’école buissonnière. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 18 septembre. Je fais l’école buissonnière. »

18 septembre. Je fais l’école buissonnière.

Si j’affronte un ballet d’opéra avec ce sang-froid que nous donne une longue expérience, j’avoue approcher les jeux frivoles du music-hall avec une déférence qui va jusqu’à la timidité. C’est que, du haut de ce tréteau, qu’il s’appelle « Olympia » ou « Gaîté-Montparnasse », quarante siècles, et plus, nous regardent. Et ce n’est pas là une image purement hyperbolique et burlesque. Nulle part la tradition séculaire, millénaire, insondable, ne persiste avec une évidence pareille. Considérez n’importe quelle diseuse ; la manière dont elle s’avance vers la rampe, puis oblique à reculons et revient vers le premier plan à quelques pas de là ; cette manière pourrait être réduite à une formule géométrique rigide, invariable de pays à pays, d’époque à époque ; le saut périlleux de l’acrobate fantaisiste de nos jours est exactement préfiguré dans les manuels de gymnastique des voltigeurs italiens de la Renaissance. Quant à ce pas de chahut, ce mouvement de la jambe tendue, violemment projetée en avant à la hauteur des yeux, mouvement que les dancing-girls anglaises, bataillons d’anges pervers, ont emprunté aux quadrilles français, aux Grille d’Égout et aux Nini Patte-en-l’air, ne se retrouve-t-il pas identique, mais transfiguré par je ne sais quelle hiératique grandeur dans les bas-reliefs mortuaires des tombeaux royaux de Sakkarah ? À juxtaposer ces faits plastiques que plus de quatre mille ans et l’écroulement de plusieurs civilisations séparent, on ne pourrait évidemment conclure à une continuité ininterrompue. On se prend plutôt à conjecturer l’existence d’un fonds impérissable de formes chorégraphiques, formes dont la configuration est essentielle, immanente à la danse, tandis que leur signification se modifie à l’instar des changements de sens que subissent les mots d’un langage. Un « baron » avait suivi les aigles romaines en qualité de soldat du train ; sur cela, trois siècles ou quatre passent, et nous le retrouvons, grand chef de guerre, chevauchant à la tête des preux de Charlemagne. C’est ainsi que l’ample mouvement des pleureuses de Pharaon apparaît, provocant et impudique sur les planches du music-hall. Le geste reste le même ; seul son symbolisme s’est singulièrement transformé.

Donc, le café-concert apparaît comme la citadelle d’une tradition complexe et durable ; ces effets reposent sur des procédés ratifiés par une foule cent fois renouvelée de spectateurs, sur l’atavisme du muscle et de l’esprit nourris par une séculaire expérience. Aussi la routine le guette. Mais peut-on parler de routine dans un domaine qui admet toutes les audaces, toutes les recherches auxquelles la morgue ou la moralité des théâtres littéraires ou lyriques se refuserait ; dans un domaine où la plus haute conscience apportée à l’exécution d’un « truc » est souvent, comme dans le cas de l’acrobate, question de vie et de mort ?

Le music-hall est donc un laboratoire, en permanence de recherches théâtrales dont les grandes scènes, voire surtout le cinéma, finissent par profiter. C’est à l’humble acrobate excentrique que l’ineffable Chariot emprunte sa technique, sinon son génie. Et les gants noirs d’Yvette Guilbert ne datent pas moins dans les fastes de l’art dramatique que le manteau d’Hamlet ou le cothurne de Roscius.

Mais les grandes scènes payent, fait aussi regrettable que paradoxal, leur dette en leur monnaie courante. Le music-hall, quelquefois, glane où le théâtre a passé. Ainsi cette scène de la Conquérante que j’ai vue aux Folies-Bergère — car ce sont deux visites successives à ce séjour champêtre qui m’ont fait m’écarter du droit chemin qui mène à l’Opéra — n’est autre chose que la Cléopâtre des ballets russes de 1909, Cléopâtre déchue, s’entourant d’un luxe plutôt compromettant. C’est là, me semble-t-il, la déchéance du music-hall. Car, pour se mesurer au théâtre, le music-hall dispose d’une arme bien plus puissante que l’imitation : celle de la parodie.

Cependant, je ne me donnerai pas le ridicule de faire une apologie du music-hall. D’ailleurs, il ne saurait qu’en faire. Les sympathies et les curiosités des hommes de lettres ne vont que trop à lui ; même j’en pâlis. Charles Nodier et Jules Janin avaient naguère découvert la pantomime aux Funambules, Théophile Gautier fit les honneurs du feuilleton aux chiens savants, et les Goncourt exaltèrent les clowns anglais ; Huysmans inaugura l’ère du music-hall. Un jour, on a vu Stéphane Mallarmé, esthéticien de l’absolu, crayonner, dans un fauteuil des mêmes Folies-Bergère, ses aperçus lumineux sur les danses dites serpentines de la Fuller. Depuis, tout le monde a suivi. Or, je frémis en constatant le fait. Car dès que le music-hall se laissera contaminer par des velléités littéraires et « artistes », dès que le jongleur permettra des vues étrangères à son antique métier obscurcissant sa candeur professionnelle, c’en sera fait de ce genre jusqu’ici inusable. Je ne crois pas que nous autres, littérateurs, musiciens ou peintres, ayons grand’chose à enseigner à un maître du trapèze ou bien à ce modeste mime que j’ai vu, l’autre soir, figurer un pochard avec une « maestria » à toute épreuve. Le devoir qui incomberait plutôt au critique c’est de signaler à ces simples le danger et de les ramener vers leur domaine traditionnel. La littérature a, ou je me trompe fort, déjà ravagé le film en prétendant le relever. Que le music-hall au moins soit épargné !

Mais j’aperçois que je tourne autour de mon sujet, qui est, comme l’on s’en doute bien, une danseuse. Quoique fameuse, je n’avais jamais vu Mlle Nina Payne ; maintenant, je l’ai vue et revue. Il est vrai qu’à considérer le programme on est prêt à croire que c’est là une danseuse littéraire, matière à copie plutôt que « performance » remarquable. Mlle Payne prétend être la girl de demain. Justes dieux ! Elle aura lu l’Ève Future : elle paraphrase Villiers de L’Isle-Adam… De plus, elle prétend présenter, en juxtaposant avec désinvolture deux méthodes contradictoires, des danses cubistes et dadaïstes. Mais laissons cette fumisterie — ou bien cette boutade ironique — et voyons Nina Payne à l’œuvre.

Grande, aux épaules larges, aux hanches étroites, au sourire éclatant, l’Américaine apparaît une splendide créature, issue d’une race sportive et virile. Ayant rejeté un étrange couvre-chef de forme cylindrique (cela doit être ça son « cubisme ») elle secoue une brève et blonde crinière de jeune mustang. Puis, elle danse. Sa technique, assez restreinte, mais très sûre, est plutôt celle de l’acrobate que de la danseuse. Avec aisance, elle fait le « grand écart », projette sa jambe à décrocher les étoiles, en fait virevolter le bas autour d’un genou qui semble désarticulé. De ses talons sonores elle marque avec dextérité la cadence « entravée » du jazz. Ayant épuisé ces moyens, elle esquisse un pas « à quatre pattes » ; et même dans ce réjouissant galop de singe, la femme reste belle.

C’est là le prologue. Elle revient suivie de son jazz-band, de blanc vêtu et constellé de rouge ; les musiciens escaladent le plateau. Et voilà qu’un jeu ou bien une lutte se déroule entre la danseuse et l’orchestre. Chaque musicien s’identifie, pour ainsi dire, à son instrument ; chaque instrument révèle un tempérament individuel : c’est lui qui semble entraîner l’homme.

Devant le trombone agressif et lubrique, la Nina se reprie gouailleuse et alerte ; suffoqué, il abandonne la poursuite. Déjà elle s’alanguit aux insinuations du violon. Et elle écoute, ébahie, la querelle de la clarinette et de l’inlassable trombone. Enfin, quatre hommes-instruments l’emportent, triomphante, juchée sur une chaise à porteurs dont les brancards sont formés par ses jambes écartées, tandis que le trombone fait une dernière fois paraître de derrière le rideau son insolent nez d’argent et pousse un dernier hoquet.

Ce débat de la femme avec les voix, ce dialogue des mouvements avec les sons m’ont procuré le plus franc plaisir. Dans l’exécution, habile sans dénoter chez la danseuse un « training » de virtuose, rien de guindé, de forcé. Tout se produit avec une aisance discrète. Même en faisant la roue, Miss Payne reste « ladylique ».

Or, je ne sais pas, n’ayant pas vu le reste de son répertoire, si c’est là le fond de son sac. Je ne sais de quelle manière elle échappe à une certaine pénurie de ressources gymnastiques. Mais sa conception est juste : mouvement exagéré et fantaisiste, corsé par l’humour d’une action bouffonne. Car l’hyperbole du geste appelle naturellement le rire.

Une acrobatie à intentions sentimentales, voire tragiques, me paraît par contre erronée, détestable. J’ai vu, cet été, danser à l’Olympia un couple français, Mitty et Tillio. Leur réputation est considérable et, ma foi, méritée. L’homme, grand, beau assoupli par l’exercice classique, très maître d’une force musculaire peu commune, au souffle remarquablement réglé. La femme, fine, le corps comme forgé à l’enclume, sait se faire impondérable au bras de son danseur qui la manie comme une poupée de liège. Mais voilà : ces bons acrobates sont affligés de la manie théâtrale. À l’aide d’un comparse arborant un turban oriental, ils transforment leur « entrée » en un sketch de Schéhérazade, exotique et sanguinaire. Et quand l’homme fait le moulinet avec le corps de la danseuse, c’est un accès de jalousie furieuse qui est censé déterminer ce jeu de scène exhilarant. C’est ainsi que l’épanouissement libre du muscle, le jeu harmonieux de la force disciplinée sombre dans le ridicule prétentieux du mélodrame acrobatique et d’un exotisme de rebut. Décidément, seule l’invention comique s’adapte heureusement au génie acrobatique — que ce soit l’humour anglo-saxon ou la verve gauloise du forain français.

Mais en voilà assez de braconner sur le terrain de mon excellent collègue M. Fréjaville, qui sait soumettre les futilités présumées du music-hall à une analyse sagace n’excluant point l’enthousiasme. Et si j’ai pataugé quelque peu, il me tirera d’affaire.