(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 31 juillet. Notes de vacances sur quelques souvenirs de la saison. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 31 juillet. Notes de vacances sur quelques souvenirs de la saison. »

31 juillet. Notes de vacances sur quelques souvenirs de la saison.

Me voilà à quinze cents kilomètres du Foyer de la Danse, au bord d’une mer crépusculaire couleur de pêche, face à un promontoire violet, le tout figurant assez bien une idylle marine de Maurice Denis. Comœdia même ne m’atteint plus dans ma lointaine Thébaïde. Cependant, tout en cheminant le long de l’étroite plage beige, parmi l’ennui pesant des après-midis d’été, je me prends à songer aux choses vues et à imaginer des choses à faire. Et comme le ciel sombrement se couvre, je revois parmi les nuages fuyants comme un coin du décor de Maxime Dethomas, les premiers coups de vent me ramènent en pleine « chasse royale » ; et je ne sais plus si c’est la brise fraîche ou le rythme violent de Berlioz qui me pousse rudement et arrache mon chapeau.

C’est que le fameux intermède musical des Troyens, je l’avais entendu à l’Opéra la veille de mon départ. Entendu et vu, quoique cette constatation sonne étrangement à l’oreille.

Maurice Ravel intitula une de ses œuvres récentes : Valse chorégraphique. Un tel titre autorise et appelle l’interprétation plastique, l’incarnation par le danseur. Au concert, l’œuvre, avec toutes ses beautés, reste, du moins selon son créateur, incomplète.

Berlioz, théoricien très conscient, appela son interlude : Symphonie descriptive. Il entendait donc que sa musique se suffise à elle-même. Que dis-je ? Son ambition dépassait le domaine musical. Il voulait peindre, suggérer des illusions optiques, évoquer une vision. Aussi la symphonie s’intercale-t-elle dans l’action chantée comme un épisode autonome et fermé ; c’est là un entr’acte pendant lequel l’orchestre lutte à lui seul avec tous les enchantements du théâtre. Raisonnablement, on devrait l’exécuter dans l’obscurité qui concentre l’attention et stimule la faculté imaginative.

Écouter devant un rideau baissé cause un certain malaise. Au besoin, on pourrait remplacer ce rideau par un grand panneau décoratif. Diaghilev a pratiqué cette méthode pour certains fragments de Rimski-Korsakoff. La composition du beau décor de M. Dethomas, concentrée, simplifiée, synthétisée, pourrait en fournir les motifs. Mais, évidemment, cela ne serait qu’un pis-aller plausible. Le maître des Troyens avait voulu que l’orchestre assumât la totalité de la tâche. À l’Opéra, on en a jugé autrement ; on a voulu étayer cette musique par les réalités palpables du spectacle ; on n’a pas eu confiance et on a voulu renchérir. Donc on a dansé la chasse, ou plutôt marché, couru et posé en musique. Et voilà qu’en considérant toute cette vaine et prétentieuse agitation, je me suis persuadé une fois de plus qu’en ajoutant quelque chose à une œuvre complète on l’amoindrit.

D’ailleurs, je l’ai toujours cru. Ainsi, même le charmant ballet de Fokine, élégant et narquois, amoindrit le Carnaval de Schumann, masque de dentelles devant une face tourmentée de rêveur inassouvi et tragique. Chez Fokine, on n’entrevoit rien derrière le masque ; mais au moins, le point de la dentelle est-il d’une finesse rare.

Par contre, l’insuffisance chorégraphique de tout ce qu’ont pu imaginer Mlles Pasmanik et Howart est patente. Il y a bien quelques groupes assez joliment équilibrés ; il faut d’ailleurs attendre patiemment qu’ils prennent position. Quant aux mouvements qui relient ces repos, ils sont par trop rudimentaires et monotones ; le fait de leur parallélisme rigoureux avec le rythme musical ne suffit pas à les saturer de significations plastiques, d’une dynamique puissante.

Le fait est que, dans une œuvre de danse, la conception plastique et mécanique devrait précéder et déterminer les formes de l’accompagnement musical. Elle devrait être de même secondée par une technique adéquate, un langage de formes aux ressources vastes et éprouvées par l’expérience.

La rythmique, discipline auxiliaire de l’enseignement de la danse, voudrait en vain suppléer à ce langage par quelques idiomes empruntés au faux hellénisme de Duncan, par la blancheur plâtreuse des tuniques à l’antique. Si cette usurpation ne sombre pas lamentablement, c’est qu’elle dispose d’un personnel dont une partie a dix ou quinze ans d’éducation classique dans les os. Car une danseuse classique, monstre charmant, modelé par l’exercice, placé en dehors, aux muscles disciplinés, au sens de l’équilibre aigu et sûr, peut tout subir et tout oser sans déchoir. Ainsi Mlle Daunt, protagoniste de la Chasse, peut-elle s’offrir le luxe de faire de la rythmique. Quoi qu’elle fasse, la danseuse transparaît.

Cependant, ce vide apparent, ce néant plastique semble préoccuper les auteurs ; ils y cherchent des remèdes en affectant une certaine symétrie de mouvements simultanés et uniformes. Et qui sait si, en multipliant ces recherches d’unité, en amplifiant leurs procédés techniques, en codifiant leur expérience, les rythmiciens n’aboutiront point un jour, dans une vingtaine d’années, à la danse classique. On serait bien content de leur épargner le chemin. S’ils peuvent faire de nos danseuses des musiciennes, je les en félicite. Mais l’idée de se substituer aux danseurs n’est pas heureuse.

Tout ceci à propos de la Chasse. Celles qui ont cru devoir la régler me font songer à ces gosses qui mettent des moustaches aux bonnes femmes de Capiello dans les passages du métro. Seulement, je passe cela à Gavroche, parce qu’il blague. À l’Opéra, quand on arrange Berlioz, c’est sérieux.