14 juillet. « La Maladetta ».
Il vous fallait à tout prix un ballet classique, ricane-t-on autour de moi. Eh, bien, vous êtes servi : on nous a flanqué la Maladetta. — Ne me plaignez pas trop, mesdames, car je ne suis aucunement fâché d’avoir vu la chose. Et sur cette chose ce ne sont pas les railleurs qui auront le dernier mot. Sans doute, je constate avec vous que la conception scénique de ce ballet porte l’empreinte de la plus basse époque du siècle dit « stupide ». J’admets que le sujet est une vieille rengaine romantique usée jusqu’à la corde par soixante ans de rebâchage. Je ne nie pas avoir trouvé le panorama des montagnes grotesque, les « bandes de ciel » navrantes et les costumes d’un mauvais goût sinistre. Et je n’oserais prétendre que la partition m’eût causé des sensations inédites.
Ceci dit, et c’était mon devoir de le dire, j’avoue avoir passé une soirée heureuse et instructive. Il est si rare, aujourd’hui, de voir danser dans un ballet ! Et voilà qu’après un premier acte où les tribulations pantomimiques dominent, M. Staats nous offre au deuxième un concert de danse fort complet, où l’on voit un corps de ballet nombreux évoluer avec ampleur et précision sauf quelques ruptures de l’alignement. C’est que ces vastes et symétriques mouvements de masses asservies à une volonté unique n’admettent aucune velléité individuelle ; vue d’une avant-scène des quatrièmes loges, la disposition des danseurs doit se montrer pareille à un tracé planimétrique.
Vraiment, je dois beaucoup à ce spectacle. J’ai pu apercevoir Mlle Zambelli sous quelques aspects nouveaux où la simplicité extrême de la facture mettait en lumière la délicatesse rare de l’exécution. Tel le pas de la cruche, discrètement accompagné par l’assistance frappant du pied la mesure : ce pas figure la recherche de l’équilibrer par un mouvement ondulé des bras à la seconde ; commencé sur la plante, il continue sur les pointes. Il n’y a rien, aucun luxe de temps ardus et brillants ; magnifique dénuement, abdication volontaire ! Et ce n’est là qu’un exemple.
Je dois à la Maladetta d’avoir pu mieux connaître le grand style noble de Mlle Schwarz, sa technique puissante sans ostentation ; sérénité marmoréenne opposée à la nervosité élégante de Zambelli. S’il faut absolument que je reproche quelque chose à la Lilia de mercredi, c’est la façon quelque peu abrupte d’achever tels enchaînements de temps rapides, tels que déboulés, en s’arrêtant dans une position qui n’est pas définitive et en rétablissant l’aplomb après coup. Mais chercher querelle à une telle artiste n’est-ce pas confirmer son admiration ? Je dois encore à la Maladetta d’avoir pu apprécier dans une merveilleuse variation sautée les grandes qualités de Mlle de Craponne, l’élan et le ballon de ces bonds, les belles courbes arrondies de ses mouvements tournants. Dans les temps d’adage du grand ensemble, dont Mlle Dauwe et elles sont les protagonistes, dans les développés en arabesque, il y avait bien quelque précipitation et incertitude ; en somme M. Staats sacrifie un peu les adages ou plutôt se désintéresse des parties statiques de la danse ; il préfère ostensiblement le presto vivace.
À peine commencée la « saison française » a puissamment contribué à la réputation de M. Ricaux, bon danseur avec des éléments de virtuosité réelle et, en outre, un sentiment vif du caractère ; aussi le « jeune premier » de la pièce faisait à côté de lui assez piètre figure. Bref, Mesdames, ces impressions-là, je ne les échangerais point contre le plus savoureux décor exotique ni contre tous les délices des « hétérophonies » savantes. Car ce sont là des lois essentielles de la beauté qui se révèlent à nous par le langage des formes classiques. Que de choses dans un « menuet », s’exclamait, selon une anecdote souvent citée, le grand Dupré. Énormément de choses, me disais-je, quant à moi, en suivant du regard le Menuet de Mlle Schwarz dans la finale du ballet de M. Vidal. Et vraiment, j’en oubliais toutes les incongruités d’une action factice et désuète.