10 juillet. Le répertoire : « Sylvia »
L’on sait que la donnée de Sylvia date de plus de trois siècles ; ce grand vent d’Italie qui, chaud et parfumé, souffla sur la France au temps de Ronsard, l’apporta comme une graine de fleur. Et jamais, depuis que cette graine germa, le mélodieux balbutiement de la première « fable bocagère » ne se tut complètement. L’Aminta du Tasse, suave berger à houlette fleurie qui modula sa tendre et extravagante complainte d’amour devant les « femmes savantes » de la cour de Ferrare — ce petit Trianon avant la lettre — suscita tout un monde de fiction dont le maniérisme baroque et la rusticité de convention se montrèrent plus durables que mainte réalité solide. Aussi dès le xviiie siècle le ballet s’était emparé de ce sujet et l’on vit, vers 1768, à Fontainebleau, Sylvia, affublée de lourds paniers que le fameux Louis Boquet imagina pour elle, menacer de sa flèche dorée Aminta au masque rosé sous la perruque bouclée. Qui s’étonnerait dès lors que le Second Empire, ressuscitant à sa manière le rococo, eût repris également ce sujet inusable où la préciosité, voire l’afféterie du style pastoral, la mythologie minaudière et enrubannée s’allie à un souffle de lyrisme passionné, à une langueur sensuelle pleine de charme. Et cette Artémis troublée qui vient d’être créée à l’Opéra n’est-elle pas une transposition du premier acte de Sylvia dans un esprit d’ironie et de rêverie rétrospective ?
Or l’histoire de la nymphe farouche qui aima le berger Aminta pour avoir essayé de le tuer eut la chance de tenter Delibes et lui inspira cette partition qui, aujourd’hui, affronte avec aisance le voisinage d’une œuvre de Mozart. « Inspira », c’est bien le mot, car la vivacité de l’invention mélodique, jaillissante, facile, infiniment aimable, nous captive encore un demi-siècle après la création de Sylvia.
C’est M. Staats qui, en 1920, régla ces « jeux rustiques et divins » ; ils l’avaient été naguère par le célèbre Mérante. Il a réalisé là une « partition de danse » qui compte. Constatons sans aigreur que dans cette œuvre de longue haleine, très abondante, se trouvent des choses anodines, sans grande originalité ; certains ensembles, des danses de satyres qui font rêver avec mélancolie, au premier acte du Narcisse de Fokine, un pas d’Éthiopiennes d’un exotisme pauvret ; constatons encore une certaine indécision dans le choix d’un style défini, l’usage trop prudent des ressources de la danse classique dans les « ballabili » ; ceci posé, admirons sans restrictions les trouvailles heureuses, la bonne et honnête besogne accomplie par le maître de ballet.
Il y a là, avant toutes choses, ce pas fringant, piaffant des nymphes chasseresses qui est une Chevauchée des Valkyries, courue à la française. Ce n’est pas là l’allure pathétique, saccadée et lourde du noir coursier Grane, escaladant les cieux, c’est un galop court, nerveux, sautillant, que Staats conduit sans lâcher les rênes. Et le mouvement d’ensemble culmine dans cette étourdissante entrée de Sylvia : ah ! ces caracoles, ces petits sauts latéraux de la nymphe sont bien jolis, pétillants d’esprit, de grâce mutine. Aussi, c’est Carlotta Zambelli qui est en scène, amazone et monture à la fois.
Qu’y a-t-il encore à dire sur Mlle Zambelli après vingt ans de succès, me demandera-t-on ? Mais on n’a jamais fini de parler d’elle, comme on n’aura jamais fini de l’admirer.
Cette netteté, cette acuité élégante avec lesquelles elle trace dans l’espace le réseau enchevêtré des lignes idéales ne sauraient lasser le spectateur. La beauté tectonique de ses poses, leur agencement plastique est de même très aigu et très pur ; elles valent, ces poses, non par les grandes lignes droites qui font du corps, une flèche dardée dans l’infini ou par les courbes puissantes, mais par le jeu des angles aigus et des mouvements parallèles et opposés. L’aspect suprême de la Pavlova serait l’arabesque, vue de profil ou de trois quarts. Celui de Zambelli l’attitude, vue de face. Et cela me fait songer à ces attitudes sur la pointe alternant avec des entrechats, qu’on voit dans Sylvia, avec quel plaisir ! Les temps sur la pointe — le fameux pizzicato en est exclusivement composé — sont d’une précision infaillible. L’accompagnement des bras juste et sobre. Que j’aime cette retenue, cette pureté adamantine ; cette conscience claire qui fait le corps se mouvoir comme un instrument de précision, avec une perspicacité et un esprit de finesse à toute épreuve. Le poignet est soutenu, la main étant un élément fixe d’un ensemble cohérent.
Quand Isadora Duncan « affranchit » la main, on cria au prodige ! C’est que la majorité du public hait inconsciemment les exigences impérieuses de l’art. Et récemment nous avons vu Mlle Nijinska, qui fait grand, même quand elle se trompe, laisser, dans une variation de Petipa, complètement aller le poignet qui se démène comme une chose désarticulée ; quelle erreur !
On reproche couramment à la danse classique d’être une danse des jambes. Le besoin d’anarchie est, chez certains, tel qu’ils voudraient voir les bras danser de leur côté ! Évidemment il existe des temps de vigueur où toute l’attention est attachée aux jambes, au jeu du coup de pied, au taqueté des pointes, qui s’assemblent et se décroisent ; le torse rigide, à peine épaulé, les bras tombants, restent au repos. Je me rappelle d’ailleurs un pas sauté, avec les bras croisés, dans l’Esméralda, de Jules Perrot, telle qu’on l’a donné à Pétersbourg, et où cette « abstention » est du plus grand effet.
Chez Zambelli, la maîtrise du port de bras est complète. Elle lui permet, dans un geste beau entre tous, de tendre, agenouillée en face du public, un vase d’argile à Orion debout derrière elle. Mais je m’aperçois que j’ai « lâché » M. Staats pour Mlle Zambelli ! Cependant il a arrangé au dernier acte, quand tout le monde est ressuscité, un adage fort beau où Zambelli exécute des triples tours étincelants, mais surtout cette variation de Sylvia et Aminta qui me ravit. Les mouvements simultanés et identiques du danseur (M. Ricaux) et de la danseuse, action parallèle de deux forces, gagnent infiniment en portée. Et quand le couple se désenlace et chacun tourne à l’extrémité opposée d’une diagonale départageant le plateau, ces deux tourbillons isolés remplissent la scène d’un beau vertige dionysiaque.
Dans le ballet de Sylvia, les protagonistes absorbent presque tout l’intérêt ; Mlle Daunt (Diane), Mlle de Craponne (Amour) en sont réduites à des figurations peu importantes ; la promenade rythmée de Mlles Delsaux et Franck, Thalie et Terpsichore, qui traversent ensemble le proscénium, est bien harmonieuse, mais ce n’est qu’un instant.
Le décor de M. Dethomas, dont la noblesse sévère ne va pas sans une certaine morosité, affecte un caractère éminemment linéaire, volontairement graphique. Le temple et le portique du dernier acte ne sont point conçus en trompe-l’œil ; ils sont franchement découpés à plat. Serait-ce là un symptôme de la répugnance croissante des peintres d’aujourd’hui pour les subterfuges de l’illusionnisme pictural ; un acheminement vers le décor architectural qui hante et féconde de nos jours tant d’imaginations ?