(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 2 juillet. Les adieux des Ballets russes. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 2 juillet. Les adieux des Ballets russes. »

2 juillet. Les adieux des Ballets russes.

Les Russes ont fait leurs adieux ; Karsavina les précédait ; vendredi, nous l’avons revue pour la dernière fois. Après Mme Tréfilova, « prima ballerina assoluta », après Mlle Niemtchinova, « étoile intérimaire », elle a dansé le pas de deux de La Belle au Bois dormant. On connaît cette faculté de Karsavina de créer autour d’elle une ambiance de rêve. Au point de vue métier pur, je n’ai pas beaucoup aimé l’« adage ». L’allure véloce qu’imprimait à l’orchestre le pétulant M. Ansermet (ah ! si ce diable d’homme avait inauguré la partition de Tchaikowsky à l’Opéra, cela aurait pu être une victoire !) déconcertait quelque peu la ballerine, la faisait précipiter les développés et les relevés sur la pointe en nous frustrant de ces adorables sensations que produisent tels « ralentis » et tel repos qui sont la poésie de l’adage. Car, dans un développé, c’est en suivant la pointe qui lentement trace, ayant touché la cheville, le segment de cercle qui l’amène à la grande seconde, que nous éprouvons la satisfaction esthétique inhérente à ce temps. Pourquoi, je ne le sais pas encore. Mais ce qui distingue Karsavina, c’est la grâce suprême de ces ports de bras qui font d’une préparation à la pirouette, qui est une nécessité mécanique, une chose de beauté.

Elle a aussi dansé les Sylphides en restituant à cet ouvrage son souffle lyrique. Qui oserait après elle redanser la Mazurka : ces merveilleux jetés si amples et si vaporeux parmi l’envolée des mousselines et s’achevant en arabesques vibrantes. Seule, Pavlova. Et comme les bras accompagnent harmonieusement les temps sautés en tournant !

Vladimiroff a fait dans les Sylphides, le jeune homme. Il a maîtrisé sa fougue de cosaque pour danser avec une souplesse, avec une délicatesse charmantes, en dessinant avec aisance les entrechats, en retombant sans bruit après de formidables cabrioles, en achevant avec un aplomb stupéfiant des séries de pirouettes. Ces poses sur les demi-pointes sont fort belles par le jeu harmonieux des muscles et le sentiment de l’ensemble plastique. Ceux qui n’ont vu qu’à l’Opéra ce danseur inégal, mais capable des plus grandes choses, le connaissent à peine. J’évite les nomenclatures fastidieuses, mais il serait injuste de ne pas mentionner le succès éclatant de Mlle Niemtchinova (pointes fort remarquables, beaucoup de verve) ; celui non moindre de M. Idzikovsky, le bon métier « académique » de Mmes Egorova et Chollar, le parti que sait tirer Mme Tchernitcheva de sa belle personnalité scénique, et certains « anonymes » du corps de ballet qui font très bien. En somme, le cadre grandiose de l’Opéra, témoin des plus grands jours des Ballets russes, dépassait quelque peu les besoins véritables de cette compagnie célèbre, mais très réduite aujourd’hui (ce qui ne veut pas dire diminuée). Et c’est dans l’intimité du théâtre Mogador, moins solennel, que nous pûmes goûter véritablement cette « chorégraphie de chambre » dont Les Femmes de Bonne Humeur et Le Spectre sont de bien attrayants exemples.