(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 29 juin. Le gala Karsavina. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 29 juin. Le gala Karsavina. »

29 juin. Le gala Karsavina.

Que de fois, Karsavina, au cours de ces grandes soirées des ballets russes, votre souvenir nous avait-il hanté et votre chère image s’était-elle interposée entre notre vision intérieure et les réalités du spectacle ! Et maintenant que vous êtes là, j’hésite à reprendre ce jeu — qui est notre métier à nous autres — de mêler avec à-propos des épithètes. Aussi que pourrais-je bien dire de vous qui avez toujours été la danseuse des poètes, vous dont le nom suave s’est fondu dans le rythme de tant de poèmes souverains et de proses somptueuses ? J’aurais surtout voulu rester indéfiniment dans la salle obscure à m’abreuver de cette délicieuse et déchirante tristesse que nous cause malgré nous le spectacle d’un être de grâce mêlé aux décevantes et amères choses de la vie. Et, triste, vous l’êtes aussi, Karsavina. Vous portez la virginale tunique de mousseline comme une robe de deuil, de deuil blanc. Car vous ne sauriez oublier la Russie.

Vous avez dansé au profit des intellectuels russes réfugiés en France. À cette tâche généreuse vous étiez appelée. Vous saviez à quel point nous tous vous portons dans nos cœurs. Vous rappelez-vous ce soir de novembre à Saint-Pétersbourg, où, dans ce sous-sol enfumé, qui était alors la résidence royale des Muses russes, l’élite de nos poètes et de nos peintres vous apporta son hommage ? De ces nobles jeunes hommes combien ne sont plus, fusillés par les infâmes, morts de faim et de désespérance : Alexandre Block, grand entre tous, Goumilev, qui ne cessait de vous louer dans ses vers tout en chevauchant par la Prusse orientale à la tête de ses hussards. Combien sont restés là-bas, parmi d’affreuses misères, cette Achmadova qui est la Karsavina de la poésie, le charmant Kouzmine vieilli, austère, absorbé par la Bible. D’autres encore sont dispersés à tous les mauvais vents de l’exil. Quelques-uns de ces écrivains exilés qui ont quitté la Russie pour mieux lui rester fidèles, mais qui s’étiolent, mais qui se meurent loin d’elle étaient venus vous voir mardi. — Quelle heure de joie, de consolation, d’orgueil leur avez-vous donnée, Karsavina vous qui apportez sur la scène quelque chose de notre âme à tous…

Je sais fort bien que je dois, à mes lecteurs, un compte-rendu et que, ces lecteurs, je ne les ai guère habitués aux effusions. Mais ils pardonneront (n’est-il pas vrai ?) au Russe que je suis, avec quelle douleur et avec quelle fierté, de remettre à plus tard l’analyse de cette « multiple splendeur » qu’est l’art de Karsavina. Comment m’y prendrais-je aujourd’hui, quand même les petits défauts familiers de cet art m’attendrissent comme une fleur sèche que j’aurais trouvée dans une lettre de là-bas ?