(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 26 juin. Lettre à Mlle ***, de l’Opéra. »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 26 juin. Lettre à Mlle ***, de l’Opéra. »

26 juin. Lettre à Mlle ***, de l’Opéra.

Mademoiselle,

Vous m’avez fait le grand plaisir de me convier à une démonstration de danses dans l’intimité sévère de votre atelier, et vous m’avez aussi fait l’honneur non moindre de me demander mon opinion. Cette opinion, je tiens moi-même beaucoup à vous le dire.

Vêtue d’une tunique à la grecque, jambes et pieds nus, vous avez interprété des pages de Chopin ou de Tchaikovsky. Vous avez, par des temps de marche et de course, exprimé directement la configuration du rythme ; vous avez calqué vos pas sur le dynamisme inhérent au texte musical en vous en faisant l’écho plastique. Vous en avez, de plus, accusé les accents par des mouvements intensément marqués. Puis, recueillie, immobile, vous prêtiez l’oreille et l’âme à l’incantation musicale ; vous l’absorbiez comme un fluide, en quête d’un mobile psychologique, d’une inspiration sentimentale, d’un choc nerveux. Vous écoutiez cette musique agir en vous. C’est ainsi qu’une Polonaise de Chopin devenait une apothéose de la victoire, de l’exaltation guerrière. Un prélude — le chemin de la croix d’un être enchaîné, se raidissant dans une révolte tragique et vaine. Et déjà votre imagination, activée par la mélodie, amplifiait ce rudiment de sujet d’une affabulation plus palpable : cet être accablé c’était un peuple. Un peuple abstrait ? Que non ! Votre pensée situait l’action de ce drame plastique dans un milieu déterminé, le localisait : c’était là la Pologne qui revivait dans cette pantomime symbolique. Ainsi, vous imposiez et vous superposiez des significations au fait musical spontané et désintéressé : d’un jeu de sonorités vous tiriez un programme de danse !

C’est l’émotion qui, victorieuse de la forme, modelait vos poses, qui s’épanchait — à quelques attitudes « hellénisantes » près — en gestes naturels, voire naturalistes et non organisés. Abolie toute gymnastique abstraite ! Abolie la lucide conscience du corps comme élément tectonique ! L’expression règne en maître.

Ou bien, sur un chant du Volga, vous figuriez le geste laborieux et saccadé des hâleurs de lourdes barques en simulant le rythme de l’effort musculaire extrême. En simulant, dis-je ? En vous suggestionnant vous-même par la vision de ces loques humaines, en haletant avec elles sous le soleil de plomb, exténuée, douloureuse, l’angoisse inscrite sur votre clair visage de jeune fille. Savez-vous qu’en Russie un tableau célèbre existe traitant le même sujet : Les Hâleurs, et que ce tableau violent et humain, sans doute, a causé à notre art de peindre trente ans de stérilité en substituant la thèse littéraire aux lois régissant le tableau de chevalet — comme le dilettantisme sentimental et l’hellénisme de bachelier de Miss Isadora Duncan a désagrégé pendant quinze ans l’art de la danse.

Mes impressions, Mademoiselle ? Franchement, brutalement, les voici : je vous ai admirée, mais bien malgré vous ; j’ai apprécié la remarquable danseuse classique que vous êtes et que volontairement vous dédaignez pour les enfantillages caducs du duncanisme !

Vous m’offrez le spectacle de votre sensibilité sincère. Pardonnez-moi : je n’ai qu’en faire, de cette sensibilité. Je suis moi-même un sacré sentimental : ce fardeau d’humanité m’accable. Je demande à la danse la sensation esthétique seule, la plus haute satisfaction spirituelle. Vous avez des gestes qui sont des cris de douleur ou de joie. Mais ces cris m’ont déjà fait fuir la comédie et me réfugier au ballet. Vous incarnez, vous extériorisez avec intelligence la pensée musicale des grands maîtres. Arrêtez ! Je ne veux pas qu’on limite la résonnance de ces ondes sonores dans mon moi intérieur, qu’on interpose une vision plastique, personnelle, arbitraire, douteuse, entre ce moi et l’adorable phénomène musical.

De tout cela je me désintéresse. Mais dans ces vaines danses d’expression, dans ces vagues pantomimes mesurées, vous n’avez pas toujours su amoindrir et dissimuler votre valeur réelle. L’esprit de l’École agissait en vous inconsciemment. Je me rappelle une pose qui correspond à peu près au deuxième mouvement d’une préparation à la quatrième croisée. La jambe d’appui pliée, vous cambriez le torse, dégagiez latéralement la jambe libre et rejetiez les bras noués en arrière, encerclant la tête. Tout le corps figurait une courbe puissante et unique, tendue, vibrante comme l’arc d’Ulysse.

Ou bien — dans la polonaise, il me semble — vous parcouriez le terrain par de grands jetés. Vous étiez trop à l’étroit dans cet espace exigu, vous pour qui le plateau de l’Opéra n’est pas toujours assez vaste, pour qui il faudrait non une scène, mais un stade. Vous auriez pu, comme Achille, faire trois fois le tour des murs d’Ilion à la poursuite d’Hector — car vous dansez vingt danses sans être essoufflée le moins du monde. Eh bien, quelle délivrance, quelle robuste joie que ce franc jeté, que ce temps d’élévation exécuté dans toute sa claire logique. Tout de suite vous étiez récompensée : car la courbe altière de ce mouvement sauté enlevant le corps qui retombe verticalement comporte une notion symbolique d’héroïsme martial, d’affranchissement, plus profonde que toute simagrée mimique. Il est vrai que vous avez condamné et rejeté le maillot et les chaussons dits « conventionnels ». Vous vous enorgueillissez d’être une « va-nu-pieds », une « planipes », comme disaient dédaigneusement les Romains, à l’instar de ces mille et trois adeptes qui ont si singulièrement diminué l’apport personnel de la Duncan. Comment, d’ailleurs, vous en voudrais-je ? La critique « d’avant-garde » a-t-elle assez déblatéré contre le costume de danse traditionnel au nom du naturel, du pittoresque, de je ne sais plus quoi d’aussi étranger à l’art.

Donc, vous êtes un sujet classique, une danseuse noble, comme l’on disait jadis, faite pour les pas de parcours et d’élévation. Parmi les gracieuses Mylésiennes de Montmartre vous êtes la jeune fille Spartiate, magnifique de vigueur harmonieuse ; vous ressortez à l’ordre dorique.

Mais à tout cela, vous n’y tenez guère.

Des velléités individualistes vous travaillent. Vous êtes en révolte contre la doctrine. Vous refusez de vous astreindre à la « grandeur et servitude » classiques. Vous les croyez trop peu « artistes ».

Je ne vous le reprocherai pas ! Car pendant vingt ans ou plus l’élite des esthéticiens, des poètes, des peintres d’avant-garde a constamment battu en brèche la discipline classique calomniée, défigurée, bafouée par la conspiration de toutes les incompétences ! Vraiment, une danseuse classique en arrivait à se mépriser un peu elle-même, exilée comme elle l’était du mouvement artistique. Il existe un livre amer du grand traditionnaliste M. Charles Maurras, qui porte ce titre révélateur : Quand les Français ne s’aimaient pas. Eh bien, le temps quand « les danseurs classiques ne s’aimaient pas » est, heureusement, révolu. Car l’esprit nouveau instaure dans tous les domaines le culte de l’effort organisé, de la sérénité spirituelle, du jeu logique et divin des formes libres. Et voilà qu’en même temps la danse classique, patrimoine français, sort de l’ombre et s’épanouit dans la nouvelle lumière. Nous voyons les « ballets russes », ayant décrit une étincelante parabole venir se retremper à la source classique ; nous voyons une inquiétude omineuse s’emparer de l’Opéra. Car un labeur énorme s’impose à qui voudrait reconstituer le ballet classique sur les bases de la vision théâtrale moderne. C’est là ce qui importe aujourd’hui : « et tout le reste est littérature ». C’est par toutes ces raisons que je vous vois avec tristesse déserter la bonne cause à la veille de son triomphe : mais j’ai tout espoir en votre instinct d’artiste. Et si je vous écris avec cette franchise véhémente et si je publie cette lettre, c’est que j’ai pour votre talent la plus grande estime et pour votre sincérité la plus vive sympathie.