19 juin. « Les Femmes de bonne humeur ».
Je n’avais pas encore vu Les Femmes de bonne humeur ; aussi le plaisir que j’ai goûté samedi à Mogador fut-il tellement vif et d’une qualité si rare que je répugne quelque peu à l’analyser. L’inspiration de ce ballet comique est si foncièrement heureuse, l’exécution si homogène et si désinvolte, le tout est si bien venu que je me suis abandonné sans réserves à la douceur de vivre cette heure d’oubli exquis. Voudrait-on résister, dès les premières mesures de la partition de Scarlatti, on est saisi, bousculé par les rythmes agiles et narquois qui vous entraînent dans leur ronde folâtre. On se gorge de cette musique qui est du soleil condensé. Cela mousse, cela fuse, cela grise : c’est un grand cru.
Le sujet : un imbroglio italien où des grotesques de Callot bernent des masques échappés du Ridotto vénitien, où travestissements burlesques, quiproquos bouffons, déconvenues d’amoureux transis s’enchevêtrent et se dénouent — où la mort même, matée, arbore un costume de Pietro Longhi et accompagne sur son violon macabre une danse de Mme Tchernitcheva, danse mélancolique où le divin sourire de Scarlatti se mouille et s’alanguit.
Pour fond imaginaire : ce grand coucher de soleil du xviiie siècle sur Venise qui agonise indolemment. Sans doute l’avocat Goldoni aurait contresigné les jeux de scène inventés par Massine, et Théophile Gautier aurait, en son honneur, ajouté quelques stances à ses Variations sur le Carnaval ; voilà les parrains spirituels de cette fugace vision tout trouvés !
Mais ne croyez aucunement à une reconstitution, à un pastiche du passé inimitable ; bien au contraire, c’est là une œuvre vivante et neuve où le passé n’apparaît qu’à l’état de suggestion lointaine, d’écho amorti par les siècles.
La chorégraphie mêle avec un esprit de finesse et un sens de l’à-propos qui ne se dément que rarement les procédés de la danse classique au mouvement « vulgaire », déformé et parodié, rehaussé et distribué par le rythme. Car tous les épisodes variés, précipités, de cette comédie touffue mais si légère sont réalisés en musique, sont misurati comme aurait dit ce Salvatore Vigano qu’admire tant mon ami Henri Prunières. Et l’on constate quelle source de surprises comiques peut jaillir de l’exécution en mesure des mouvements triviaux et réalistes de la vie familière. Quant à la conformation du geste, ce paradoxe des acteurs jonglant avec des accessoires imaginaires est vraiment fort réjouissant.
L’exécution est pleine d’entrain : l’on voit les artistes qui hier encore « sabotaient » inconsciemment le Sacre, heureux de danser Les Femmes de bonne humeur ; ils s’y amusent avec nous. Tous sont bons ; je citerai néanmoins Idzikovsky, petit-maître coquet, et surtout Niemtchinova, la soubrette, charmante comédienne, bonne musicienne, faite pour les variations prestes et fantasques, évidemment inapte aux grandes lignes lyriques de l’adage, mais si piquante dans les « scherzandi » de Scarlatti-Massine. Aussi la Brianza a-t-elle raison d’être venue se mêler à toute cette fougueuse jeunesse, Brianza le « diablotin brun » qui ensorcela à Petrograd « la cour et la ville », il y a de cela quelque trente ans, et qui porte ce doux prénom qui est un présage et un symbole de la gloire chorégraphique, celui de la Grisi et de Zambelli : Carlotta.
Le décor : petite « piazza » de bourgade italienne, au campanile roman et aux balcons de fonte baroques ; les costumes d’un « rococo » populaire, paniers en cotonnade à bouquets, sont une des plus heureuses boutades de Bakst, pleine d’humour et de magnificence discrète. Quel Protée que ce peintre qui échange en se jouant, le cothurne tragique de d’Annunzio contre les talons rouges de Jacomo Casanova !