(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 12 juin. « Shéhérazade ». — Le pas de deux de la « Belle ». »
/ 88
(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 12 juin. « Shéhérazade ». — Le pas de deux de la « Belle ». »

12 juin. « Shéhérazade ». — Le pas de deux de la « Belle ».

J’ai voulu revoir cette Shéhérazade de Bakst et de Fokine qui est devenue une page d’histoire. C’est là une œuvre-type dont le rayonnement fut immense et qui modifia totalement notre conception du décor. Pour une première fois Bakst y fit triompher l’unité optique du spectacle, méconnue, perdue pendant un siècle ou presque ; Shéhérazade, instaura de même cet exotisme pittoresque, intense et sensuel, qui fit surgir de par le monde une foule d’œuvres théâtrales, qui subordonna pendant plus d’une saison à la peinture la Mode jusqu’alors incoercible, cependant que l’imagination du peintre-auteur s’évadait vers d’autres horizons.

Aujourd’hui comme jadis la conception picturale s’adapte étroitement à la partition de Rimsky, décorative, somptueusement ornée, aux mélodies décrivant des arabesques contournées. Avec quelle magnificence se groupent ou s’égrènent sur ce fond d’émeraude et de saphir les eunuques orangés, les aimées roses, les nègres patinés ! Et comme j’aime ce trio des odalisques qui, assises au premier plan, dansent avec leurs bras et leurs torses souples selon le rythme d’un air charmant entonné par les bassons, soutenu par les contrebasses. Par ailleurs l’intérêt chorégraphique demeure secondaire, sacrifié à la préoccupation décorative. Les figurants sont surtout des éléments de composition interchangeables, des touches de couleur dans un tableau mouvant.

L’exécution est honorable mais sans grand éclat ; M. Vladimiroff est un nègre athlétique, d’une grâce farouche ; il a le tort de souligner un peu trop son jeu. Mlle Nijinska, infatigable, est le boute-en-train du corps de ballet qu’elle stimule par sa fougue.

Voilà donc cette Shéhérazade qu’on dénomme improprement ballet et qui est un merveilleux décor animé. Si peu à peu son essence orientale s’évapore, le flacon conserve ce parfum de myrrhe et de roses de Shiraz, reconnaissable entre tous. J’ai revu également, pour la quatrième fois, la Belle et si je dis la Belle je veux dire « le pas de deux ». Car dans son ensemble cet « hommage à Petipa » me cause un certain malaise. Si peu de chose subsiste de l’œuvre originale ! Et ce désir louable de toujours faire mieux, qui anime les Russes, contamine et déforme ces beaux restes. Des épisodes charmants, tel le Chaperon rouge, confié à des exécutants de deuxième plan, agrémenté de nouveaux jeux de scène « amusants », tombent à plat. J’imagine la fureur du vieux Petipa, autoritaire et susceptible, s’il avait vécu pour apprécier cet hommage ! Résigné, consolé quelque peu par les bonds d’Idzikowsky, une variation de Niemtchinova toujours en progrès, amusé par les grands jetés de Mlle Damaskina qui « danse faux » avec conviction, mais qui semble bien douée, j’attends le pas de deux qui finit par venir.

Mais voilà que je ne reconnais plus le public ! Car ce public, soi-disant revenu de tout, sait par cœur l’adage de Tréfilova, comme l’on sait une stance de Musset ou bien une fable de La Fontaine. Autour de moi l’on s’émeut pour une pirouette et l’on applaudit une attitude. Aussi nous assistons à des choses prodigieuses. Ainsi je n’avais jamais vu une étoile exécuter, soutenue par son danseur, cinq tours sur la pointe tendue, d’une seule impulsion. Et l’on ne voit pas souvent une danseuse agenouillée se relever sur la pointe, la main dans la main du danseur. Puis, quand Vladimiroff enlève la ballerine dans les airs ce n’est pas un poids mort qu’il porte : car nous voyons Tréfilova plier avec cette grâce parfaite et un peu absente qui lui est propre et croiser les chevilles.

Ou bien encore elle achève un enchaînement, en se présentant sur la pointe, en arabesque, de profil, s’appuyant légèrement à son danseur.

Celui-ci recule et, pendant un long instant, elle se maintient dans cette position, défiant l’équilibre banal. Je ne fais ici que décrire sommairement, sans les analyser, des mouvements qui agissent directement, par eux-mêmes, sur tout spectateur clairvoyant.

Les deux variations suivent, et voilà qu’une tension nerveuse se manifeste de plus en plus dans la salle : on attend les « fouettés ». C’est là un mouvement giratoire et concentrique sur le cou-de-pied avec la jambe libre en qualité de fouet, qui fait tourner la toupie. J’ai promis un jour de conter l’histoire des 32 fouettés de Tréfilova. La voilà :

Pendant un demi-siècle les grandes virtuoses italiennes avaient tenu la première place sur la scène impériale ; San Carlo et la Scala prêtaient leurs étoiles au Théâtre Marie. La dernière fut Pierina Legnani qui transporta les « ballettomanes » de la capitale en exécutant dans cette « coda » de Tchaïkowsky, vingt-quatre fouettés qu’elle faisait suivre de quelques temps sautés. Des années avaient passé sur ce grand souvenir quand Tréfilova, jeune grand sujet, dansant la même finale en fit trente-deux avec la même simplicité, la même grâce réservée que nous admirons aujourd’hui en elle. Par ce geste symbolique, le ballet russe était définitivement affranchi ; sa suprématie devenait indiscutable et bientôt indiscutée.

On voit par là combien le public a raison de se passionner pour ces hauts faits de la gymnastique classique. Il commence à la déchiffrer ; déjà il épèle, bientôt il lira couramment. Déjà il applaudit ; bientôt il exigera. Et nous assisterons peut-être à une renaissance de la danse classique, art français entre tous.