5 juin. Les deux Sacres.
Le Sacre du Printemps fut naguère la « bataille d’Hernani » des Ballets Russes. Pour la première fois, ils rencontrèrent la résistance acharnée d’un public de fidèles. Défaite glorieuse ou triomphe douteux ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, Stravinsky sorti de ce Waterloo grandi, illustre. Mais la chorégraphie de Nijinski ne put s’imposer. Depuis, Massine a imaginé une interprétation différente du poète cyclopéen de Stravinsky : aujourd’hui nous assistons à la reprise de sa variante, en son absence. Je n’ai pas vu le Sacre de l’année passée. Mais combien je préfère le pandæmonium de jadis, le corps à corps furieux des deux publics de 1913 à l’approbation bénigne et blasée des spectateurs actuels !
La conception de Nicolas Rœrich, auteur du livret et du décor, faisait transparaître à travers le masque historique de la Russie païenne le visage bouleversé, étrange, d’une humanité primitive, visage contracté par l’indicible épouvante devant le mystère des choses. Ces « tableaux » n’ont pas de sujet au sens d’un développement psychologique ; la sensibilité de l’homme primitif est par trop confuse et rudimentaire ; aussi l’action n’est-elle pas construite ; les épisodes sont simplement alignés.
Dans le premier tableau, Rœrich avait restitué ou plutôt imaginé les gestes consacrés d’un culte antique ; ceux des sorciers adorant la terre et le miracle printanier ; ceux du peuple s’adonnant aux jeux rituels. Les jeunes hommes et les vierges exécutent des danses mystiques.
Or on n’avait jamais vu rien de pareil à ces danses.
Hypnotisés par une force occulte, les danseurs répètent à l’infini les mêmes mouvements, à peine équarris, compacts, obstinés, sinistres, jusqu’à l’instant où un soubresaut spasmodique vient modifier cet accord plastique, monotone, buté. Dépouillés de toute personnalité, de toute velléité individuelle, ces danseurs liturgiques se déplacent par groupes pressés, coude à coude. Une contrainte toute puissante, irrésistible, les domine, désarticule leurs membres, s’appesantit sur leurs nuques ployées. Et l’on se dit que d’autres mouvements plus harmonieux, plus libres leur sont interdits car ils auraient été blasphématoires !
D’où provient-il, ce charme cruel, qui plie les artistes modernes les plus raffinés, les danseurs russes, à ces accents impératifs, qui greffe sur leur sensibilité slave l’âme pathétique et asservie de l’homme primitif ? Mais uniquement de la partition de Stravinsky ; c’est le démon de cette musique — aux « hétérophonies » déchirant l’oreille, aux rythmes lourds et implacables — qui agite sur le théâtre cette multitude éperdue, subjuguée, terrorisée. Quelle suprême tension de la volonté dans cette mélopée barbare ! Si flûtes et hautbois, quelquefois, suggèrent la candeur rustique du chalumeau des premiers nomades, les bassons résonnent ainsi que des crânes perforés maniés par les doigts agiles et cruels d’un improvisateur-cannibale.
Qu’en a-t-il fait, Nijinsky, de cette musique défiant toute transposition plastique ? L’unique résultat des mouvements, par lui imaginés, fut la réalisation du rythme. Le rythme, telle apparaît pour lui la force unique, monstrueuse, apte à dompter l’âme primitive.
Les danseurs incarnent la durée et la force respective du son, l’« accelerando » et le « ralentendo » de l’allure par une gymnastique simplifiée ; ils font ployer les genoux et les redressent, soulèvent les talons et les laissent retomber, piétinent sur place, marquant avec insistance les notes accentuées. Eh bien c’étaient là les procédés les plus sommaires de l’enseignement dalcrozien, des exercices de rythmique élémentaire selon la méthode du pédagogue suisse.
Aussi, dès que la frénésie extatique des sauvages, exaspérés par le printemps, enivrés par la présence divine, se muait en une démonstration de gymnastique rythmique, dès que les sorciers et les possédés se mettaient à « marcher des notes » ou à « exécuter des syncopes » — c’en était fait de l’enchantement douloureux, et tout sombrait dans un lourd ennui. Le formalisme rythmique dont Nijinski usa d’une manière directe et agressive, avec une foi absolue de primaire, fit avorter l’œuvre.
Pourtant celle-ci se relevait au second tableau. Dès le début, ce tableau est fleuri d’un épisode parfumé de lyrisme : des jeunes filles mènent un branle, épaule à épaule, avec toute la préciosité angélique des saintes byzantines. Puis elles désignent et saluent la vierge élue, la victime du sacre. Les anciens l’entourent, la cernent. Dans ce cercle magique, la victime jusqu’alors immobile, blême sous son bandeau blanc, exécute sa danse macabre.
Et je revois Marie Piltz, affrontant avec sérénité une salle houleuse dont le tapage hostile couvre complètement l’orchestre. Elle songe, les genoux tournés en dedans, les talons en dehors, inerte. Une convulsion subite lance latéralement dans l’espace le corps engourdi comme par le tétanos, rigide comme un cadavre.
Sous la poussée féroce du rythme, elle s’agite et se crispe dans une danse extatique et saccadée. Et cette hystérie primitive, terriblement grotesque, captive et accable le spectateur désemparé…
Tels, les souvenirs ineffaçables de la bataille du Sacre. Mais nous voilà en 1922 et nous sommes tout étonnés de considérer cette œuvre de combat, outrancière, intransigeante avec une curiosité apaisée qui, parfois, frise l’indifférence.
Entendons-nous : le prestige du musicien, le sortilège des sonorités intenses reste intact. Mais la musique n’arrive pas jusqu’aux danseurs et les danses n’agissent pas, au-delà de la rampe, sur la salle. Il y a double solution de contact. Massine a simplifié et déblayé l’action en éliminant toutes les réminiscences historiques, toute prétention d’archéologue. Je n’en suis pas fâché, le théâtre n’étant pas un musée. Mais ce vide il l’a rempli par une succession de mouvements sans logique, sans raison d’être, par des exercices collectifs dénués d’expression. Les danseurs de Nijinsky étaient harcelés par le rythme. Ceux-ci se délassent en marquant la mesure et, trop souvent, elle leur échappe. Aucune conviction n’anime les exécutants qui ne cachent nullement au public leur désillusion ironique. Aujourd’hui comme jadis le deuxième tableau renfloue la pièce. Mlle Nijinska est dramatique dès le premier moment : immobile, le coude gauche appuyé sur la paume droite, la joue penchée sur l’autre paume dans un mouvement familier à la femme slave, elle est l’image même de l’angoisse. Puis, elle danse. Or cette danse véhémente, mais souple, mais déliée, avec de grands jetés en tournant qui se déchaînent comme une trombe, n’atteint pas aux secousses terribles qui faisaient du corps gracieux de Marie Piltz cette chose lamentable, déjà ossifiée par la mort qui la guette.
Tel que se présente le Sacre aujourd’hui, il me paraît inutile d’être les Russes pour arriver à cela ! Il aurait suffi d’être les Suédois.