2 juin. Le ballet cambodgien.
J’ai vu les Cambodgiennes, il sied que je parle d’elles — et me voilà tout penaud, pauvre que je suis, faisant sonner au fond de ma besace les quelques gros sous de mon vocabulaire d’Occidental. Nous avons été témoins, en considérant les entrées du ballet royal, d’une délicatesse dans la perfection qui dépasse nos habitudes mentales et ne se révèle à nous que d’une manière sommaire. Nous avions connu jusqu’ici deux systèmes chorégraphiques, deux langages de danse qui ont réalisé un mode d’exécution complet, définitif, absolu. C’est la grande tradition classique du ballet français ; c’est encore l’orchestique grecque dont, décidément, nous ignorons trop de choses. Eh bien, je n’hésite pas à leur associer ce ballet cambodgien qui, hier, a déconcerté maint snob parisien par la subtilité souveraine de ses procédés plastiques. C’est la floraison suprême d’une tradition millénaire et sacrée ; chaque geste est surchargé de significations fournies par la légende, par le symbolisme rituel, par les cérémonies mêmes de la vie quotidienne — significations qui nous échappent pour les trois quarts. Il faudrait une vie entière, là-bas, pour pénétrer ce grimoire de formes conventionnelles. Inutile donc pour le critique de bâcler tout boniment archéologique ! Servons-nous de nos yeux un peu éblouis et prenons, en toute humilité, notre part de joie à ce spectacle rare.
Nous verrons se manifester un style figé, impassible comme un alexandrin de Leconte de Lisle, mais infiniment complexe, divers, chatoyant. Il faudrait un volume pour consigner le jeu seul de la main, du poignet, de chaque doigt, ou bien pour déterminer le canon de la démarche théâtrale ou des « positions » de danse. Elles s’avancent, les minuscules ballerines, le jarret légèrement ployé, les pieds en dehors ; comme nos danseuses, elles recherchent dans les temps à la hauteur le centre de gravitation, mais ce n’est pas sur la jambe tendue, verticale, qu’elles pivotent ; le genou est infléchi par un demi-plié. Elles pratiquent une attitude devant où la plante est maintenue parallèle au sol, une attitude derrière : genou ployé, le bas de la jambe ramené vers la cuisse. C’est ainsi que la sirène fuit le roi des singes, dans un pas qui est la contrepartie de L’Oiseau de Feu de Fokine. Ayant dansé, elles font la révérence à la française, avec quelle grâce ! Mais vain bruit que ces brèves observations ; au fait, comment dire les ressources décoratives des poses cambodgiennes, leur symétrie rigide se modifiant en ornement asymétrique ; le serpentement des courbes, les inflexions suaves des torses ? Et puis la pantomime ! Il y a eu là une scène de séduction d’une sensualité si affinée mais si intense qu’elle dépasse les plus belles estampes érotiques d’Outamaro. Et pendant que les corps se mêlent en cette lutte passionnelle et les bras simulent les gestes de l’amour, les deux petites figures rondes des mimes vous regardent bien en face, imperturbables, pensives, sereines. Mais, encore une fois, je ressens un malaise à parler, au courant de la plume, de ces choses élaborées par les siècles et établies pour l’éternité.
Mais alors, tout cela aura été « inutile beauté » ? Que nous reste-t-il du spectacle cambodgien au Pré-Catelan, en 1906 ? Quelques dessins de Rodin et dix lignes admirables dans un roman d’Henri de Régnier. C’est là que cette grande puissance qu’est la cinégraphie devrait intervenir pour fixer sur l’écran les aspects essentiels de ce divertissement de déesses ? Y aura-t-on songé ? Est-ce là une « affaire » ? Si non, une consolation nous reste. Mlles Yth et Trasoth auront porté le coup de grâce au pastiche exotique, au dilettantisme brutal et désinvolte de tels danseurs européens, « faisant » dans le style oriental.
J’ai été un peu confondu, dans mon amour-propre de barbare occidental, par le décor hétéroclite qui, à l’Opéra, entoura les évolutions des ballerines royales. J’aurais voulu, pour ces bijoux ciselés, un écrin de velours noir — ou simplement un fond neutre.
Mais combien j’applaudis à l’initiative si heureuse de M. Jacques Rouché ; il aura voulu, par l’exemple de cet art parfait, sacerdotal, lointain, stimuler les aspirations les plus hautes du théâtre contemporain. Par l’intermédiaire de nos hôtes asiatiques, il a proclamé hautement les vertus de la discipline, de la tradition et de l’esprit, qui « souffle où il veut ».