(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 27 mai. Les Ballets russes »
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(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 27 mai. Les Ballets russes »

27 mai. Les Ballets russes

J’ai revu Le Mariage d’Aurore ; depuis la première, l’exécution s’est équilibrée ; elle est actuellement d’une homogénéité parfaite dans les ensembles. Mais en tant que conception scénique l’œuvre reste hybride : torse classique enguirlandé d’ornements exotiques. J’ai revu de même, après des années et dans un décor un peu fané ce Spectre de la Rose où Fokine avait su, avec simplicité, amalgamer au rythme dactylique de l’Invitation à la Valse, l’essence même, odorante et mélancolique du petit poème de Théophile Gautier. Mme Tréfilova est la protagoniste des deux ballets. Comment ne pas insister sur la perfection où cette danseuse atteint ? J’ai parlé dernièrement des qualités de son exécution gymnastique ; mais voyez encore ces ports de bras qui paraissent, telle est la précision élégante des contours, circonscrits par le crayon d’Ingres, les renversements du torse, l’unité, le lié du mouvement depuis le regard jusqu’aux pointes. Et elle les a eus, cette fois-ci, ses trente-deux fouettés ! Avec ingénuité, — un peu pensive, — elle trace les hiéroglyphes de la danse. Les déchiffrer, comme on raconterait une pantomime ? Non, puisque la danse classique n’exprime point ce qui pourrait être dit ; elle réalise l’indicible.

La compagnie de Diaghilev comporte trois premiers danseurs. Mais seul, Idzikovsky trouve l’occasion — Arlequin, Oiseau bleu, puis Spectre — de donner toute sa mesure.

Idzikovsky est un sauteur prodigieux ; tout en lui converge vers le bond, le prépare, le seconde. En faisant ployer ses jarrets formidables, il enlève, en se jouant, un torse fluet, tourne en sautant, et, en deux jetés, s’incurvant en volute d’acanthe, traverse le théâtre. Il paraît qu’il a pratiqué la danse acrobatique ; c’est bien possible. Jules Perrot, Perrot-l’aérien, le plus grand sauteur de France, n’avait-il pas, avant d’aborder l’Opéra, été trois ans Polichinelle et deux ans Singe ?

Avec cela (je parle d’Idzikovsky) peu ou point de qualités plastiques. Voyez le Spectre de la Rose : le sous-titre de cette reprise ne devrait-il pas être : Hommage à Nijinsky ? Auriez-vous oublié, lecteur ingrat, sa grâce de fauve câlin, le jeu tant harmonieux des muscles ? Nijinsky était une personnalité hors ligne. Idzikovsky, lui, est un exécutant de première force.

M. Vladimiroff n’a pas grand’chose à faire ; la distribution ne le favorise guère. Assez pourtant pour un premier jugement. Après ldzikovsky, danseur poids-plume, Vladimiroff est le champion des poids mi-lourds. C’est là l’éphèbe athlétique, à la somptueuse prestance : et quand il cabriole ce n’est pas l’envolée d’un corps impondérable que nous admirons, c’est la haute discipline du muscle narguant les lois de la gravitation. Mais sa variation de La Belle est peu révélatrice quoique ornée de batteries et entrechats rococo, que Vladimiroff exécute avec une élégance sûre. Mais sa vraie puissance reste latente. Il y a encore Vilzac ; on lui fait exécuter des ruades dans une danse russe grotesque. Eh bien, c’est encore un premier danseur classique remarquable : bien fait, très d’aplomb dans les séries de pirouettes, mime expressif et noble. On n’en voit rien, direz-vous. Tant pis, il faudra, cette fois-ci, me croire sur parole. Mais il me faut quitter ce beau domaine si longtemps négligé de la danse masculine ; peut-être, un jour, reprendrai-je le sujet avec plus d’ampleur.

Et maintenant, allons revoir ce soir Pétrouchka et le Faune, qui, issus de conceptions chorégraphiques nouvelles, donnent lieu à la discussion âpre et féconde.