24 mai. « Pétrouchka » et « Lâcheté » ou l’histoire vue par le ballet1.
Cependant que l’on joue, au Théâtre Femina, Lâcheté, mimodrame de Bakst, on reprend à l’Opéra Pétrouchka, scènes burlesques. Il y a, entre ces deux étonnantes fictions, rien moins qu’un demi-siècle d’histoire russe : la chute d’un monde.
Pétrouchka nous apparaît — sous les espèces d’un guignol grandeur nature — comme l’épanouissement suprême de l’ancien Saint-Pétersbourg, comme une vision nostalgique de la cité impériale, évoquée par Alexandre Benois, amoureux fervent d’un passé aboli.
C’est la cohue populaire, truculente, goguenarde, assourdissante qui d’un exubérant mouvement d’allégresse accapare la scène ; c’est le rythme puissant, multiple, singulièrement vivant de la foule qui, à proprement dire, constitue l’action.
Dans le décor rigide et hautain de la ville fatale, la verve populaire s’est bâti en plein air son paradis artificiel, un Sésame de baraques foraines, les « Balagani » bleus et rouges. Et voilà que revivent, se multiplient, grouillent les personnages des estampes et des images d’Épinal, les lithos des Gavarni du terroir : les plantureuses « nounous » se pavanent provocantes ; dans un énorme tapage de bottes, les postillons barbus précipitent les pas de leur danse accroupie. L’immense Russie rustique, la Russie du moujik — le même sous Nicolas Ier qu’il fut sous le Tsar terrible — s’épanche une dernière fois dans ces saturnales slaves.
Et les poupées mêmes qui sont les protagonistes du drame grotesque s’évertuent à secouer leur torpeur mécanique : elles voudraient s’incarner, elles ont faim de vivre ! Et, par instants, elles vivent réellement…
C’est encore à Saint-Pétersbourg, mais qui est devenu Petrograd, que se déroule, brève et sinistre, l’action de Lâcheté. Non plus au clair soleil d’hiver, mais dans les murs en béton armé de la « Maison du peuple » que le dernier des tsars éleva à la gloire de la capitale moderne. Ici les chevaux de bois sont mus par de puissantes dynamos sous la lumière crue des lampadaires électriques. Mais qu’est-elle devenue cette foule de Pétrouchka, diverse, bariolée, enivrée de mouvement ?
La poupée, le pantin artificiel, mécanique, automatique a évincé l’homme ; elle prime l’acteur désemparé. Il reste juste assez d’âme en ce monde changé pour en meubler les corps de cinq êtres humains ; et quelle âme, juste Dieu ! Rien ne rappelle dans ces fantoches l’insouciance riante de Pétrouchka : nous sommes — et on le sent douloureusement — à la veille d’une chose terrible ; un morne ennui pèse sur nous comme un ciel bas d’orage. Ah ! nous sommes bien à Petrograd, en 1916.
Aussi, comment dire tout ce qu’il y a de sournois dans l’apathique inertie de ces couples à peine articulés, uniformément vêtus, qui sautillent ou s’affaissent au bout de leurs fils de fer ? Devant cette veulerie, cette passivité mauvaise des poupées sans figure, devant ce dandinement cynique des pantins, cette danse macabre de l’indifférence, l’action mimée s’étiole, les hommes vivants se dérobent. Le drame passionnel, la mort qui passe, hideuse et ricanante, blêmissent sous le regard sans yeux des masques hostiles.
Comme l’inévitable nous cerne ! Tout dans cette atmosphère d’angoisse et d’hallucination devient menace latente. Et le jour est proche — on le sent de toute son âme crispée par l’appréhension — où cette masse inerte, aveugle, écrasante, se ruera sur la Russie pantelante.
Heureux le blond étudiant en vareuse verte qui trouve la mort en poursuivant un rêve d’amour : il ne verra pas. Il ne connaîtra ni la honte, ni la faim, ni l’exil. Qui de nous ne l’envierait ?
Tels apparaissent les deux visages de la Russie, évoqués par deux peintres, qui sont plus que des peintres : Benois qui a la divination rétrospective, Bakst qui possède l’intuition lucide de la vie moderne et de ses forces tumultueuses.