(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 17 avril. « En bateau ». — Le préjugé du rythme. »
/ 158
(1924) La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées « 17 avril. « En bateau ». — Le préjugé du rythme. »

17 avril. « En bateau ». — Le préjugé du rythme.

L’Opéra vient d’offrir au public plusieurs soirées composées intégralement de danses, comme cela s’était fait de tout temps à Moscou ou à Petrograd. D’ailleurs le renouveau du spectacle de danse français se produit sous l’influence évidente des ballets russes. Qu’il les imite ou qu’il réagisse avec véhémence contre leur enseignement, il ne les perd pas de vue. Voilà plus de dix ans que M. Jacques Rouché, outré par le marasme de la grande scène subventionnée, osa, tel un torpilleur affrontant un dreadnought, assaillir avec une ardeur intrépide les Saisons Russes au comble de leur triomphe. Il annonça dès lors une « grande saison française », monta sur la scène exiguë de son petit Théâtre des Arts des œuvres de Lulli et de Rameau, fit appel à la plus pure tradition française. Ce n’était là qu’une généreuse boutade, un geste démonstratif. Aujourd’hui, M. Rouché et son vaillant état-major des premières heures s’appliquent à réaliser ce qu’ils avaient suggéré. Des expériences sont tentées et le public s’y passionne. Les jours sont loin de la fuite éperdue des abonnés au second acte de Coppelia. La reprise de Sylvia, dans les décors de M. Dethomas, ou bien celle de Daphnis par Fokine, ce sont là les étapes d’une renaissance — qui du reste, est retardée par deux faits graves : l’absence d’une conception élaborée et stable de ce que doit être, à l’Opéra, le spectacle de danse ; l’absence d’un maître de ballet qui aurait l’autorité nécessaire pour faire aboutir une telle conception.

À défaut d’une volonté créatrice unique et convaincue, l’effort se disperse sur une périphérie trop vaste.

Je me fais un devoir et une joie d’examiner minutieusement toutes les œuvres qui constituent, à l’Opéra, le répertoire de danse ; aujourd’hui, c’est l’ouvrage inédit qui me préoccupe avant toute chose. Il s’agit de la Petite Suite de Debussy, orchestrée par M. Busser et réglée par Mlles Pasmanik et Howart.

Dans la première de ces quatre pièces, une impression poétique est réalisée par les moyens les plus sommaires. Sur un fond de draperies neutres, quatre danseuses sont disposées par terre. C’est une promenade en bateau. L’une d’elles, sur la proue, regarde en avant, fascinée ; deux autres, pensives, observent le sillage, les yeux baissés, tandis qu’au milieu, une quatrième, Mlle Bourgat, se penche d’un mouvement lent et incurvé avec ampleur sur la rame invisible ; et le balancement de la nacelle fait onduler le corps souple dans sa tunique. Cette traversée imaginaire dure quelques instants ; sous la baguette du maître Chevillard, la vision du paysage semble monter de l’orchestre, fluide comme une toile de Corot. Aucun accessoire ; il n’y a là que quatre jeunes femmes en tuniques lamées, qui, assises sur des planches nues, écoutent la musique vibrer en elles. Tout est suggéré, rien n’est réalisé, C’est l’imagination du spectateur qui crée, stimulée par la magie de l’archet.

À la bonne heure. Pour ce bref passage, j’applaudis l’adversaire. Mais, cela fait, « ajustez vos chapeaux, Messieurs les maîtres, car nous aurons l’honneur de charger l’ennemi », comme l’on dit dans les romans de M. d’Esparbès.

* * *

Le reste de la Suite n’est plus qu’un trottinement de pieds nus tout autour de la musique ; on respire un instant quand deux toutes petites danseuses esquissent un pas de menuet ; la grâce maniérée et précieuse de cette démarche sur les doigts tendus, la courbe du cou-de-pied saillant, tout ce mouvement délicatement articulé, évoque le charme suranné des fêtes galantes. Et c’est tout. Car le système Jaques‑Dalcroze, tout valable qu’il soit dans l’interprétation du rythme musical, est vide de signification plastique, ignore les ressources du mouvement organisé. Et ce n’est pas de Hellerau que viendra la renaissance du ballet parisien ! Cependant l’autocratie du rythme musical, du rythme Messie, usurpe les fonctions de la danse proprement dite. Le rythme doit vaquer à la distribution du mouvement dans le temps ; il prétend en dicter la configuration dans l’espace.

Abus intolérable ! La danse n’est pas faite pour interpréter inutilement, pour reproduire servilement la structure rythmique d’un morceau de musique. Autonome, elle se suffit à elle-même ; pour exprimer avec plus de plénitude son rythme propre, rythme corporel, elle demande sa collaboration à la musique. Mais en toute indépendance, elle détermine elle-même sa forme, élément primordial.

Ce qui en est de M. Jaques‑Dalcroze, apôtre du rythme, je ne me vois pas qualifié à évaluer son apport dans le domaine musical et pédagogique. Mais l’annexion à sa doctrine du domaine théâtral n’était pas prévue d’avance. J’ai vu des photos d’il y a vingt ans, où M. Dalcroze fait mimer aux gosses de la classe de solfège la scène de la visite du docteur. On avait confectionné pour le docteur un fort joli petit gibus. Que ne s’en est-il tenu là ? Depuis on a monté un mystère de Claudel. Aujourd’hui, on escalade la scène de l’Opéra.

Mais, oh ! la laideur des dos voûtés et des genoux en dedans que nous montrent les émules de l’évangile rythmique ! Qu’un joueur de rugby ou de tennis est mieux en forme, sans parler du danseur classique, traqué par la critique, dénoncé comme un poncif. Ah ! l’on se moque du jeté-battu ! Mais comparez donc le mouvement du danseur, dit moderne ou prétendu « antique » : genoux projetés verticalement, ruades variées, — s’il ne s’enhardit pas à sautiller, — à celui du danseur classique, à son amplitude, son aplomb, son élasticité prodigieuse, son articulation parfaite… Pour un œil qui sait voir, pour un œil contemporain, épris de « constructivité », de discipline, de beauté intellectuelle, il y a plus de beauté dans un simple développé à la seconde de Mlle Zambelli que dans maint bacchanal pseudo-grec escamoté à Fokine. Et en entreprenant décidément la « défense et l’illustration » de la danse classique je ne me crois pas faire le champion d’une cause perdue.